II

À la voir galoper sous bois, franchir les fossés, sauter hardiment les jeunes taillis et se rire des obstacles qu’elle rencontrait à chaque pas, on eût dit Diane chasseresse elle-même.

Lucien et les autres veneurs la suivaient.

Mais elle avait la tête, et son ardent petit cheval irlandais buvait l’air à pleins naseaux, hennissait et semblait vouloir arriver à l’hallali avant les chiens.

Le cerf était sur ses fins ; il commençait à ruser et à se faire battre ; les chiens devenaient plus furieux ; et Mlle Aurore galopait toujours et gagnait à chaque minute du terrain sur la chasse.

Entre la route de la « Femme-morte » qu’elle venait de traverser et l’étang, se trouvait une large clairière pleine de jeunes bourgeons, au milieu de laquelle le cerf se mit à croiser ses pieds et à ruser comme un lièvre.

Puis, par une brusque manœuvre qui n’était pas dans les habitudes de ses pareils, lesquels avaient coutume, la clairière franchie, d’aller prendre l’eau aux étangs, en traversant les terres du couvent, le noble animal, comme s’il eût compris que l’eau serait sa dernière étape, revint tout à coup sur ses pas, passa la tête haute au milieu des piqueurs et des veneurs et remonta au petit galop vers la futaie.

Cela fut si inattendu que chiens et veneurs se trouvèrent un moment abasourdis.

Puis tous firent volte-face, Mlle Aurore en tête, qui se mit à fouetter son cheval.

Lucien avait suivi par la rampe côte à côte de sa belle cousine.

– Ah çà ! dit un des deux autres veneurs, est-ce qu’il va nous ramener à Trainou, par hasard ?

– C’est un cerf enchanté, dit l’autre en riant.

– Un cerf hydrophobe, dit Lucien à son tour.

– Pardieu ! fit un des gentilhommes, par le temps de philosophes et de beaux esprits qui court, voilà-t-il pas que les cerfs se mettent à raisonner ?

– Philosophe ou non, dit la belle amazone, messieurs, c’est moi qui le porterai bas.

Et elle passa sa main gantée sur le pommeau d’une petite carabine damasquinée qu’elle portait à l’arçon de sa selle.

Le cerf parut un moment revenir sur ses voies, mais tout à coup on vit apparaître Benoît, qui criait en bondissant au milieu des taillis :

– Il s’en va du côté des ruines ; il va prendre les traces de Bilby.

En effet, le dix cors, appuyant brusquement à gauche, avait sauté la route des Trois-Thomas et piquait en droite ligne sur les champs.

À la musique infernale des chiens, on comprenait que la meute était sur ses derrières.

Bientôt le piqueur sonna la « vue », et l’amazone et ses trois compagnons, revenant sur leurs pas, se lancèrent au triple galop dans la route de la « Femme-morte ».

Tout cela fut l’affaire de quelques minutes.

En moins de temps qu’il n’eût fallu pour le raconter, le piqueur cessa brusquement de sonner, les chiens mirent bas tout à coup ; on entendit des voix humaines qui juraient et s’injuriaient ; et lorsque Mlle Aurore et ses compagnons arrivèrent à la lisière de la forêt, ils furent témoins d’un étrange et odieux spectacle.

Le cerf était tombé sur les genoux au milieu d’un trèfle incarnat laissé pour graine ; les chiens haletants formaient un carré autour de lui. Une demi-douzaine de paysans furieux brandissaient des serpes, des bêches et des socs de charrue, et le piqueur, intimidé, se tenait à distance.

Que s’était-il passé ?

Une chose qui paraîtrait bien simple aujourd’hui.

Une chose qui était inouïe alors.

Le cerf avait débuché dans les champs. Les chiens, qui le serraient de près, l’avaient suivi, et derrière les chiens, le piqueur. Et piqueur, chiens et cerf étaient entrés dans le trèfle à graine, piétinant et fourrageant la récolte.

Alors un paysan qui coupait ses fagots auprès et d’autres qui se trouvaient dans les champs voisins étaient accourus.

Avec une adresse de jongleur, le paysan, courant au-devant du cerf, lui avait lancé sa serpe dans les jambes, et l’animal, atteint mortellement, était tombé sur les genoux.

Cet acte d’audace, à une époque encore féodale, avait électrisé les autres paysans, qui étaient accourus pour prêter main-forte au premier.

Le piqueur, qui levait son fouet pour frapper l’insolent, avait reculé tremblant devant ces hommes résolus à lui faire un mauvais parti.

Les chiens eux-mêmes n’osaient approcher du cerf qui pleurait silencieusement.

– Ah ! manants ! ah ! misérables ! disait le piqueur, vous serez châtiés de la belle manière.

– Valet, répondait le paysan à la serpe, si tu fais un pas, je te tue.

Le piqueur avait bien une carabine à deux coups à l’arçon de sa selle, mais il n’osait en faire usage.

Ce fut en ce moment que Mlle Aurore, l’œil en feu, les narines frémissantes, arriva au triple galop de son cheval.

Alors, la voyant escortée par trois cavaliers, les autres paysans, effrayés, lâchèrent pied et prirent la fuite.

Seul l’homme à la serpe demeura debout, la tête haute, bravant l’orage qui allait fondre sur lui.

C’était un jeune homme de vingt-cinq ans, chétif de taille, maigre et fluet, mais dont l’œil brillait d’une sombre énergie.

Mlle Aurore leva son fouet sur lui.

– Ah ! misérable ! dit-elle, c’est toi qui as osé porter bas mon animal de chasse ?

Le jeune homme à la serpe croisa ses bras sur sa poitrine, osa soutenir le regard en courroux de la belle amazone et lui dit :

– Frappez, si vous voulez, puisque c’est vous qui êtes les plus forts, mais nous aurons notre tour tôt ou tard.

– Comtesse, s’écria l’un des deux gentilhommes qui l’accompagnaient et qui arrivèrent avant Lucien, un moment arrêté par un fossé que son cheval avait refusé de franchir, comtesse, cinglez-moi donc ce drôle au visage.

Mais le regard du paysan, un regard plein de défi, lui avait servi de cuirasse. Le bras levé de Mlle Aurore ne retomba point.

– Comtesse, dit l’autre cavalier, voulez-vous que je mette pied à terre et que je fustige ce manant ?

– Non, dit Mlle Aurore, pas encore ; je veux auparavant savoir pourquoi il a osé nous braver ainsi.

– Je ne vous ai point bravés, madame, répondit le paysan, et je jure devant Dieu que je ne savais pas à qui étaient ces chiens. Mais ce champ est à moi ; j’attends de ma récolte le pain de mes enfants, et j’ai cru avoir le droit d’arrêter vos chiens.

– Tu te trompes, misérable ! s’écria le piqueur, à qui le renfort qui lui arrivait rendait de l’audace.

Et le piqueur allait à son tour, avec son fouet, sur le paysan, quand Mlle Aurore l’arrêta.

– Sais-tu qui je suis ? dit-elle.

– Vous êtes Mlle Aurore des Mazures, répondit le paysan.

– Ignores-tu donc que je puis te faire emprisonner ?

– Vous le ferez si tel est votre bon plaisir, dit le paysan. Ce sera une goutte de fiel que vous ajouterez à la coupe d’amertume déjà pleine que nous portons chaque jour à nos lèvres et qui débordera bientôt.

L’altière jeune fille eut une exclamation de colère.

– Vous l’entendez, messieurs, dit-elle, il raisonne… il fait le bel esprit… C’est un paysan philosophe !

– Et qui mérite une correction sévère, aussi vrai que je me nomme Nestor de Beaulieu ! dit un des deux cavaliers ; n’est-ce pas, Michel ?

L’autre cavalier, à cette interpellation directe, répondit avec un grand flegme :

– En d’autres temps, comtesse, je vous aurais priée de faire grâce à cet homme ; mais aujourd’hui que le peuple relève partout la tête, que ces gens-là osent nous insulter à chaque instant, j’estime qu’il faut faire un exemple sévère.

– Eh ! fit l’amazone en regardant le chevalier Michel de Valognes, c’est votre avis, chevalier ?

– Oui, comtesse.

Et le chevalier dit au piqueur :

– Çà, La Branche, déshabille-moi ce drôle et inflige-lui une douzaine de coups de fouet pour commencer. Ensuite, tu l’attacheras à la queue de ton cheval, et nous le conduirons ainsi jusqu’à Sully, où nous le remettrons dans les mains du bailli.

Mais le paysan n’eut le temps ni de se mettre sur la défensive, ni de demander grâce, ni de chercher à prendre la fuite, car un auxiliaire lui arriva tout à coup, sur lequel il ne comptait, guère.

Cet auxiliaire, c’était Lucien, le cousin de la belle Aurore, celui que Benoît le bossu appelait « monsieur le comte ».

Le jeune homme, qui arrivait sur le théâtre de cette scène singulière, au moment même où le chevalier Michel de Valognes s’exprimait ainsi, poussa son cheval au milieu du cercle, et dit d’une voix claire et impérieuse :

– La Branche, tu es à mon service et dois m’obéir. Je te défends de toucher à un cheveu de cet homme.

Mlle Aurore et les deux gentilshommes jetèrent un cri.

– Mille pardons, ma belle cousine, dit froidement Lucien, sans daigner regarder les deux gentilshommes ; mais je vous ferai humblement observer trois choses :

La première, c’est que c’est mon piqueur à qui l’on donne un ordre que je trouve par trop froidement barbare en l’an de grâce mil sept cent quatre-vingt-sept.

La seconde, c’est que les chiens que voilà sont miens, que le cerf qu’ils chassaient est par conséquent mon animal de chasse, et que si quelqu’un a été outragé, c’est moi.

Les yeux de Mlle Aurore flamboyaient de courroux, tandis qu’un sourire ironique crispait ses lèvres :

– En vérité, mon beau cousin, dit-elle, les deux raisons que vous venez de me donner sont si bonnes qu’elles me mettent en goût de vous demander la troisième.

– Celle-là vaut encore mieux que les deux premières, ma chère cousine, dit Lucien avec calme.

– Ah ! vraiment ?

– Sans doute, reprit Lucien, et vous serez de mon avis.

– Voyons.

Et Mlle Aurore déchirait du bout des dents l’extrémité de ses gants de daim.

– Cet homme est chez lui, puisque ce champ lui appartient, dit Lucien.

– Qu’importe !

– Charbonnier est maître en sa maison, ma cousine.

– Palsambleu, ma chère comtesse, s’écria Hector de Beaulieu, muet jusque-là, vous ne connaissez donc pas votre beau cousin ?

– Je croyais le connaître, ricana Mlle Aurore.

– C’est un philosophe, un ami du peuple, un disciple fervent de Jean-Jacques et de Voltaire.

Lucien se tourna vers le gentilhomme :

– Mon cher baron, dit-il, je n’ai pas l’humeur assez chagrine pour me fâcher de vos railleries ; cependant laissez-moi vous dire que je les trouve pour le moins inopportunes, surtout en me souvenant que vous êtes mon hôte et celui de ma mère.

Cet homme a peut-être eu tort, mais nous aurions mille fois plus tort que lui si nous suivions les conseils de notre ami le chevalier.

Depuis que Lucien était intervenu, le paysan avait perdu son attitude insolente et son air de résignation audacieux.

Il avait maintenant la tête basse, et de grosses larmes roulaient dans ses yeux baissés.

– Ah ! monsieur Lucien, murmura-t-il, pardonnez-moi ce coup de promptitude. Si j’avais su que c’était votre chasse, jamais je n’aurais fait cela.

– Va donc, lui dit Lucien, et si une autre fois mes chiens te causent quelque dommage, souviens-toi que je suis homme à t’indemniser.

Mlle Aurore était pâle de colère.

Elle se tourna enfin, tandis que le paysan s’en allait, vers M. de Beaulieu et le chevalier de Valognes :

– Messieurs, dit-elle, ne trouvez-vous pas que c’est un véritable affront que vous fait là mon cousin Lucien ?

– C’est tellement ma pensée, répondit le flegmatique chevalier, que je pars dès ce soir.

– Et moi aussi, dit M. de Beaulieu.

– À votre aise, messieurs, dit froidement Lucien.

– Et moi, dit Mlle Aurore, je vais retourner à la Billardière et prier mon père de s’excuser auprès de ma tante. Venez-vous, messieurs ?

Et Mlle Aurore ne daigna même pas saluer son cousin.

– Comme il vous plaira, ma cousine, dit Lucien.

Puis s’adressant au piqueur :

– Toi, dit-il, couple tes chiens et rentre à Beaurepaire.

Sur ces derniers mots, le jeune gentilhomme salua, donna un coup d’éperon et s’éloigna au petit trot de son cheval, remontant vers la forêt et l’allée de la Femme-morte.

Mlle Aurore le suivit des yeux.

– Quand on pense, dit-elle avec un accent de haine dédaigneuse, que c’est là le mari qu’on rêve pour moi… Jamais !

– Il n’y pense pas plus que vous, chère comtesse, ricana le chevalier.

Aurore tressaillit.

– Il a d’autres amours, ajouta Michel de Valognes avec un sourire ironique.

Aurore pâlit, mais elle ne répondit pas.

M. de Valognes se pencha alors à l’oreille de son compagnon.

– Le comte nous a traités du haut en bas, pardieu ! dit-il, mais je vous jure que cela lui coûtera cher.

Et tous trois se remirent en route, non pour regagner la forêt, mais pour aller prendre la route de Sully-la-Chapelle.

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