LXII

César Blaisot s’était arrêté stupéfait au seuil de sa chambre.

Que signifiaient cette plaque de cheminée arrachée de son alvéole et gisant sur le parquet, et cette porte de fer qu’elle avait si bien dissimulée, qu’il en avait toujours ignoré l’existence, et ce cri de désespoir et de rage que venait de pousser M. de Maurelière ?

Enfin, sur la table, au milieu de la chambre, se trouvait une lettre qui portait cette suscription :

« À Monsieur Antonius-Apollon Blaisot de la Blaisotière. »

M. de Maurelière prit cette lettre et la tendit à César.

Celui-ci se mordit les lèvres de colère.

Cette adresse grotesque lui prédisait ce que pouvait contenir ce message.

– Lisez ! dit impérieusement M. de Maurelière.

En même temps il s’approcha de la fenêtre et plongea un regard ardent de l’autre côté de la rue, dans le jardin du vieil hôtel.

Il y avait des lumières aux fenêtres, ce qui était une preuve que la comtesse n’était point partie encore et que, probablement, derrière les murs de son hôtel, elle se souciait peu de la fureur du jeune Blaisot. Celui-ci avait ouvert la lettre et lisait :

« Cher Adonis de mon cœur.

« Vous êtes le plus adorable imbécile que je connaisse, et vous avez passé vingt-quatre heures dans la douce persuasion que j’étais une femme capricieuse éprise de tous vos charmes.

« Il m’en coûte de vous désillusionner et de vous avouer la vérité.

« J’ai aimé, – jadis, – mais celui que j’aimais était un homme de qualité, et croyez bien que je suis trop délicate et trop spirituelle pour me frotter à un goujat.

« Quand on aime, on est imprudente, et j’ai eu le tort, à cette époque, d’écrire une vingtaine de lettres que j’eusse payées depuis au prix de mon sang.

« Ces lettres, je ne le sais que depuis huit jours, étaient contenues dans un coffret, lequel coffret était enfermé dans une armoire de fer dissimulée par la plaque de cheminée que vous trouverez déplacée.

« Comment étaient-elles là ? Je vais vous le dire encore.

« L’homme que j’ai aimé et qui est mort, du reste, a été le locataire de Mme votre mère, au temps où elle était une brave loueuse de chambres garnies et n’aspirait point aux grandeurs comme aujourd’hui.

« Maintenant, mon cher amour, vous devinez, n’est-ce pas ?

« Hier soir, on vous a administré un joli narcotique, et pendant que vous rêviez être dans mes bras, ma femme de chambre et moi nous avons travaillé à la conquête de ma correspondance.

« Adieu, donc, cher ami, et laissez-moi vous donner un bon conseil : je suis trop haut placée pour que votre colère ou votre dépit me puissent atteindre.

« Gardez donc le secret de cette aventure et cherchez-vous des distractions appropriées à votre état.

« Que si, par impossible, vous ébruitiez cette histoire, ou veniez, dans un premier moment de dépit, toucher à ma porte, vous pourriez vous en repentir cruellement.

« Si, au contraire, vous vous tenez tranquille, si vous êtes bien sage, je vous promets ma protection pour obtenir le nom de Vaucresson que vous convoitez ; et, en attendant, je me dis

« Votre servante,

« L’inconnue. »

– Oh ! la misérable ! l’infâme ! s’écria César Blaisot en terminant la lecture de cette lettre.

M. de Maurelière, tandis qu’il lisait, avait reconquis toute sa présence d’esprit.

Il prit le bras de César et lui dit :

– Écoutez bien, écoutez-moi bien.

– Parlez…

– Cette femme, qui vous a parlé d’amour, a menti.

– Oh ! fit César, je le vois bien !

– Elle vous parle de correspondance amoureuse, et ment encore…

– Hein ? fit Blaisot.

– Dans cette armoire, poursuivit M. de Maurelière, il y avait en effet un coffret.

– Ah !

– Et ce coffret contenait non point des lettres, mais des valeurs et des billets de caisse pour une somme énorme, quelque chose comme deux millions de livres.

– Est-ce possible ? s’écria César ahuri par un tel chiffre.

– Cet argent, poursuivit M. de Maurelière, je l’avais caché ici en quittant la France, et c’est pour le retrouver que j’ai écrit à votre mère…

– Ah ! je comprends, dit César.

– Non, pas encore, reprit M. de Maurelière. Cet argent n’est pas à moi. C’est la dot d’une orpheline, d’une pauvre enfant, dont cette créature a empoisonné la mère.

– Horreur ! exclama l’honnête César Blaisot.

– Eh bien ! continua le vieux gentilhomme, puisque vous êtes l’auteur involontaire du mal, il faut que vous m’aidiez à le réparer.

– Oh ! je le veux bien, dit Blaisot ; que faut-il faire ?

– N’y a-t-il pas une échelle quelque part ?

– Si, dit Blaisot, il y a une longue échelle dont on se sert pour arriver au colombier.

– Venez donc alors, dit M. de Maurelière, et marchons sans bruit pour n’éveiller personne.

Quelques minutes après, tous deux cheminaient dans cette rue de l’Abbaye qui est aussi déserte le jour que la nuit, et dans laquelle les patrouilles ne songent même pas à passer, tant les habitants ont la réputation de gens paisibles qui se couchent de bonne heure.

Ils arrivèrent dans la petite rue de l’Échaudé sans avoir rencontré âme qui vive. D’ailleurs, la nuit était noire et le temps couvert.

M. de Maurelière appliqua l’échelle contre le mur du jardin et monta le premier.

Puis César Blaisot le suivit.

Alors, s’établissant tous deux à califourchon sur le mur, ils retirèrent l’échelle et la passèrent de l’autre côté du mur.

Le jardin était plongé dans l’obscurité et le silence.

– Maintenant, dit M. de Maurelière, allons écraser les deux vipères.

Et il descendit encore le premier.

Maintenant, faisons un pas en arrière, en nous reportant au moment où la comtesse des Mazures était allée ouvrir à Toinon.

Après s’être emparé du coffret, les deux femmes se sauvèrent, laissant la porte de fer ouverte, la plaque de cheminée sur le sol, les portes de la chambre et du petit salon, entrebâillées et les flambeaux allumés.

Elles ne songèrent même pas à tirer après elles la porte de la rue, qu’elles traversèrent en courant, et deux minutes après, elles étaient dans l’hôtel.

Le vieux suisse avait allongé la tête hors de son judas.

– C’est nous, dit Toinon.

La comtesse s’était retournée en même temps, disant :

– Si on vient sonner cette nuit, vous n’ouvrirez pas.

Mais comme le bonhomme s’inclinait, Toinon dit vivement :

– À moins que ce ne soit M. le comte des Mazures.

– Que veux-tu dire ? exclama la comtesse étonnée.

– Madame, dit Toinon, il pourrait se faire que M. Lucien vînt cette nuit.

Et comme elles traversaient la cour d’honneur, se dirigeant en toute hâte vers le perron :

– Je ne vous en ai point parlé tout à l’heure, dit la bohémienne, parce que nous étions trop occupées du coffret et que d’ailleurs, je n’y pensais plus ; mais j’ai vu M. Lucien, vers cinq heures, en revenant de chez le serrurier qui a fabriqué la fausse clé.

– Mon fils est à Paris ! exclama la comtesse avec émotion ; il est donc revenu de Versailles ?

– Oui, madame, et il meurt du désir de se jeter à vos pieds et de vous demander pardon.

– Se pourrait-il ?

– Et cela est mon œuvre, ajouta Toinon.

Elles remontèrent dans l’appartement de la comtesse et s’y enfermèrent.

– Je lui ai dit que vous étiez innocente de la mort de Gretchen, et que c’était le chevalier, son oncle, qui était le seul coupable.

Je lui ai raconté, avec des sanglots et une éloquence mouillée de larmes, une histoire si touchante qu’il s’est mis à pleurer, lui aussi, et qu’il voulait partir sur-le-champ pour Beaurepaire, afin de s’aller jeter à vos genoux.

– Mais votre mère est ici ! me suis-je écriée.

J’ai cru qu’il allait mourir de joie. Alors je lui ai dit que vous aviez appris qu’il était à Versailles et que vous étiez partie pour l’y chercher, que très certainement vous ne reviendriez que fort avant dans la nuit, et que je l’engageais à rentrer à son auberge et à y attendre le jour. Peut-être n’arrivera-t-il que demain matin, mais peut-être aussi viendra-t-il au premier moment, surtout s’il aperçoit de la lumière aux fenêtres.

– Alors, dit la comtesse en embrassant Toinon, hâtons-nous d’ouvrir le coffret.

Il n’y avait personne dans l’hôtel que la comtesse et la bohémienne, et elles pouvaient faire du bruit à leur aise.

Le pavillon du suisse était trop loin pour qu’il pût rien entendre.

Toinon prit le coffret et l’examina en tous sens.

Puis elle le posa sur le sol, s’arma du marteau et frappa un coup violent sur le couvercle. Le coffret rendit un bruit sec et le marteau rebondit.

Toinon secoua la tête.

– C’est de l’acier trempé, dit-elle, et il faut renoncer à le briser. Mais on peut limer les ferrures qui servent d’attache au couvercle.

– Sera-ce long ? demanda la comtesse, qui attachait sur le coffret des yeux avides.

– Non, une heure à peu près.

Toinon s’approcha de la fenêtre et regarda de l’autre côté de la rue. Elle vit une ombre derrière les rideaux de César Blaisot.

– Madame, dit-elle, je crois que le bélître est rentré.

– Bien ! tant mieux, et il faut espérer qu’il n’aura pas la tentation, ma lettre lue, de venir nous relancer ici.

Toinon s’empara de la lime, mit le coffret entre ses genoux et attaqua les attaches de cuivre du couvercle.

– On monte l’escalier, dit Toinon.

– C’est Lucien, peut-être…

– Non, j’entends les pas de plusieurs personnes.

Et tandis que Toinon disait cela d’une voix étranglée, les pas retentirent dans le corridor, s’arrêtèrent tout à coup, puis, la porte enfoncée d’un coup de pied, vola en éclats et les deux femmes jetèrent un cri.

M. de Maurelière, l’épée à la main, et César Blaisot étaient sur le seuil.

Il y avait vingt ans que la comtesse n’avait vu M. de Maurelière, mais elle le reconnut.

Et elle se jeta sur le coffret qu’elle couvrit pour ainsi dire de son corps.

 

Il s’écoula dix secondes, qui eurent la longueur d’un siècle.

Pendant ces dix secondes, Mme des Mazures couvrit le coffret de son corps ; Toinon, qui s’était levée précipitamment, demeurait maintenant immobile et attachait un œil hébété sur ces deux hommes.

Quant à ceux-ci, ils étaient restés sur le seuil, n’avaient pas fait un pas, n’avaient pas prononcé un mot.

Ce fut la comtesse qui, la première, rompit ce silence effrayant.

– Les morts reviennent donc ! dit-elle.

– Oui, madame, dit-il, les morts reviennent, ou plutôt les vivants repassent les mers pour surprendre et châtier les voleurs et les assassins !

La comtesse était pâle et frémissante.

– Monsieur, répondit-elle, je suis en votre pouvoir, et vous pourrez user de violence quand bon vous semblera. Cependant j’espère encore que vous vous conduirez en gentilhomme et que vous daignerez discuter avec moi cette question de propriété.

– Soit, dit M. de Maurelière, qui ne surprit pas le regard que la comtesse échangea avec Toinon, muette et impassible comme la statue du Destin, et jetant de temps à autre un regard sur la pendule de la cheminée comme si elle eût attendu quelque important événement.

– J’admets la sincérité de vos paroles, poursuivit Mme des Mazures ; ce coffret vous a été confié ?

– Oui.

– Par mon beau-frère, le comte des Mazures, la veille de sa mort.

M. de Maurelière s’inclina.

– Que renferme-t-il, le savez-vous ?

– Oui, mais c’est mon secret.

– Monsieur, dit la comtesse, puisque vous êtes le dépositaire de ce coffret, vous devez en avoir la clé ?

À cette question, M. de Maurelière tressaillit.

– Non, dit-il, je n’ai pas cette clé ; elle n’est pas ici, elle est dans la chambre de M. Blaisot, cachée dans la corniche du plafond.

– Je veux bien vous croire encore, poursuivit la comtesse ; permettez-moi seulement une objection.

– Parlez.

– Vous n’ignorez pas que j’ai été l’héritière par moitié de M. des Mazures, mon beau-frère.

– En effet.

– Si ce coffret vient de lui, à moins qu’il ne renferme ou que vous ne possédiez, ou que vous n’ayez un document quelconque, il doit me revenir.

– En effet, dit M. de Maurelière, et le document dont vous parlez existe.

– Où est-il ?

– Dans le coffret.

– Alors, voulez-vous permettre que nous achevions de briser cette ferrure ?

Et elle regarda encore Toinon.

– Maîtresse, dit alors la bohémienne, il y a quelque chose de plus simple et de moins long.

– Quoi donc ? demanda la comtesse avec une naïveté à laquelle, malgré sa vieille expérience, M. de Maurelière se laissa prendre.

– Monsieur n’a-t-il pas dit que la clé était cachée dans la chambre de M. César ?

– Oui, dit M. de Maurelière.

– Eh bien ! qu’il lui indique l’endroit précis, et M. César ira la chercher.

– Je le veux bien, dit Blaisot, repris par son amour pour la comtesse et qu’un regard de celle-ci rendit esclave.

– Oh ! comme vous voudrez, fit M. de Maurelière, pourvu que le coffret reste là.

– Je suis une femme, je suis sans armes, vous avez un pistolet au poing et une épée à la main, dit la comtesse avec une pointe d’ironie, vraiment vous n’avez pas grand’chose à craindre.

Alors M. de Maurelière se tourna vers César.

– Mon ami, dit-il, la clé dont je parle est cachée dans les frises de la corniche, au coin gauche de la cheminée. Vous la trouverez enveloppée dans un chiffon de papier.

– J’y vais, dit César, enchanté de se rendre utile et ayant au cœur comme un vague espoir que la comtesse allait lui pardonner.

– Eh bien ! dit à son tour Toinon, je vais y aller avec vous. Grâce à moi, le suisse vous ouvrira la porte, ce qui est beaucoup plus simple que d’escalader les murs.

César et Toinon sortirent, et M. de Maurelière demeura seul en présence de Mme des Mazures, attendant patiemment que César Blaisot revînt avec la clé.

* *

*

Mais César ne devait pas revenir.

La bohémienne le prit par la main, le conduisit vers l’escalier et lui dit :

– Prenez garde de vous casser le cou et appuyez-vous sur moi.

César descendit.

Mais tout à coup, au milieu de l’escalier, la bohémienne s’arrêta.

– Que faites-vous ? dit César.

– Tu vas le voir, imbécile, répondit-elle.

Elle s’était baissée vivement, avait pris un poignard qu’elle portait à sa jarretière, en vraie fille d’Égypte qu’elle était, et César n’eut pas le temps de faire une nouvelle question, car le poignard disparut tout entier dans sa gorge.

Et César, rendant un léger soupir, s’affaissa comme un corps inerte dans les bras de Toinon, qu’il couvrit de son sang.

* *

*

Toinon n’avait pas frappé César Blaisot avec la pensée unique de se débarrasser de lui. César n’était pas si dangereux, mais le sang du pauvre diable et probablement son cadavre étaient nécessaires à la mise en scène qu’elle avait imaginée pour sauver le coffret et sa bonne maîtresse.

Peut-être Mme des Mazures n’avait-elle pas deviné le plan tout entier de Toinon, mais à coup sûr elle avait compris une chose : c’est que la bohémienne allait trouver le moyen de se débarrasser de Blaisot et de revenir ensuite avec du secours.

Qui sait même si Lucien n’arriverait pas assez à temps pour la sauver ?

Toinon laissa donc César s’affaisser sur les marches de l’escalier.

Tout à coup, un bruit arriva à son oreille.

Ce bruit était celui de la sonnette qui correspondait avec la loge du vieux suisse.

Toinon tressaillit.

– Ah ! pensa-t-elle, voilà Lucien !

Elle avait posé la lampe dans l’escalier, à trois marches au-dessus du corps de César Blaisot.

Au lieu de courir à la rencontre du jeune comte, elle demeura accroupie sur l’escalier les vêtements couverts de sang et son poignard à la main…

Le bruit de la porte cochère se refermant arriva jusqu’à elle ; puis elle entendit un colloque entre la personne qui entrait et le suisse, puis encore un pas rapide qui traversait la cour.

Dès lors ; elle ne douta plus ; elle avait reconnu le pas de Lucien.

– Nous sommes sauvées, pensa-t-elle, à la condition de prouver à M. le comte que le bonhomme est un voleur.

Et comme Toinon se disait cela, le jeune comte entra, dans le vestibule, aperçut de la lumière dans l’escalier, leva la tête et ne vit d’abord que la bohémienne.

Toinon brandissait son poignard, avait les cheveux en désordre, le visage bouleversé et elle était couverte de sang.

Lucien étouffa un cri, car il la vit poser un doigt sur ses lèvres. En même temps, elle se rangea contre la rampe et démasqua le corps pantelant de César Blaisot. Le jeune comte sentit ses cheveux se hérisser. Alors Toinon, descendit vers lui, le prit par le bras et lui dit tout bas, mais d’une voix fiévreuse.

– Si vous jetez un cri, votre mère, est perdue !…

Lucien la regarda d’un œil hébété.

– Quel est cet homme ? dit-il.

– Un voleur, je l’ai tué…

– Mais… ma mère…

– Là-haut… dans sa chambre… au pouvoir d’un autre…

Lucien avait vivement porté la main à la garde de son épée. Il voulut gravir l’escalier quatre à quatre. Toinon le retint et d’une voix affolée.

– Écoutez donc… écoutez… fit-elle.

– Parle !

– Le voleur qui est en haut est le chevalier de Comberousse.

Lucien pâlit.

– Il vous racontera quelque histoire de l’autre monde, ne le croyez pas… et fondez sur lui l’épée à la main.

Lucien n’en entendit pas davantage. Il monta en courant. Toinon le suivit.

* *

*

Lucien des Mazures ouvrit brusquement la porte, et, l’épée à la main, fit irruption dans la chambre en criant :

– À nous deux, misérable !

Son attaque fut si vive que M. de Maurelière, bien qu’il eût lui-même l’épée à la main, eut à peine le temps de se mettre en garde.

– Ah ! mon fils ! mon bien-aimé fils ! cria la comtesse d’une voix affolée… tu arrives à temps… cet homme est un assassin et un voleur !…

– Je le sais, dit Lucien.

Et il se rua sur le vieillard avec furie.

Lucien avait vingt ans et M. de Maurelière soixante ; l’un, était dans toute la force et l’impétuosité de la jeunesse, l’autre avait les cheveux blancs, la taille courbée, et il eût semblé à première vue, que le jeune homme devait remporter une facile victoire.

Mais M. de Maurelière était un vieux soldat, il avait guerroyé pendant quarante années et sous tous les climats ; il avait vécu à Versailles au temps des duellistes fameux, et il s’était mesuré avec le chevalier de Saint-Georges.

L’épée de Lucien rencontra donc une épée, et au premier froissement du fer le jeune homme comprit qu’il avait un adversaire digne de lui.

La comtesse des Mazures avait trouvé bon de jeter un dernier cri et de tomber en syncope.

Ce qui fit que Toinon s’élança vers elle, prit le coffret et le fit disparaître sous ses robes, tout en ayant l’air de prodiguer des soins à sa maîtresse.

Depuis quinze secondes le fer heurtait le fer, et M. de Maurelière n’avait point prononcé un mot.

Enfin le vieux gentilhomme s’écria :

– Monsieur, vous le voyez, on ne vient pas à bout de moi aussi facilement.

– Ah ! je sais que vous êtes un coquin habile, riposta Lucien.

– Je n’ai jamais été un coquin.

– Un coquin et un voleur.

– Vous êtes fou !

– Qu’on appelle le chevalier de Comberousse.

Le vieillard, qui continuait à parer avec le plus grand sang-froid, partit alors d’un tel éclat de rire que Lucien en tressaillit.

– Oh ! dit-il, je vois ce que c’est : Toinon, la fille à la langue de vipère, vous a fait quelque histoire. Est-ce donc elle qui vous a dit que j’étais ce voleur fameux qu’on appelle Comberousse ?

– Oui, je le crois.

En même temps, Lucien porta au vieux gentilhomme un vigoureux coup d’épée ; mais le coup fut paré.

– Monsieur, reprit celui-ci qui n’attaquait plus et se contentait de se défendre, je suis le chevalier de Maurelière, ancien garde du corps et récemment officier d’ordonnance, en Amérique, du général Lafayette.

– Je ne vous crois pas, dit Lucien avec fureur.

La chambre était étroite ; le vieillard qui ne voulait pas tuer Lucien, et tenait à se défendre assez longtemps pour lui expliquer sa présence dans l’hôtel, était souvent obligé de rompre ; ils avaient fini par faire le tour de la table, l’un rompant, l’autre attaquant.

Toinon poussait des cris lamentables, penchée sur la comtesse des Mazures évanouie.

– Monsieur, dit encore M. de Maurelière, que vous persistiez à me prendre pour le chevalier de Comberousse, un voleur et un assassin, soit, mais vous m’accorderez que je me bats en galant homme, car j’ai eu deux fois déjà l’occasion de vous tuer, et n’en ai point usé ; à ce titre, il me semble, vous devez m’écouter.

La voix du vieillard était sonore, elle avait une grande expression de franchise, et Lucien sentit tout à coup des doutes s’élever dans son esprit.

Mais il continua à presser M. de Maurelière avec une grande animation et une prodigieuse vitesse de jeu.

Le vieux gentilhomme poursuivit :

– Est-il bien convenable, monsieur, que nous nous battions ici, dans cette chambre, à deux pas de votre mère évanouie, alors qu’il y a un jardin attenant à cette maison.

– Soit, monsieur, dit Lucien, descendons au jardin ; mais partez le premier, je vous prie, et ne cherchez pas à fuir, car je vous enfoncerais mon épée dans les reins.

La lampe que Toinon s’était procurée au rez-de-chaussée, après avoir frappé César Blaisot, et qui, à vrai dire, était une lanterne, avait été déposée par elle à l’entrée du corridor.

Lucien la prit de la main gauche.

– Marchez, monsieur, dit-il, je vous suis.

Le chevalier de Maurelière se mit en marche, arriva à l’escalier et tout à coup s’arrêta frémissant.

Il venait d’apercevoir le corps de César Blaisot en travers des marches, baignant dans son sang et ne donnant plus signe de vie il crût que Lucien, avant d’arriver à la chambre de sa mère, avait rencontré le pauvre César, et l’avait tué, et il s’écria :

– Ah ! monsieur, qu’avez-vous fait ?

– Moi ? rien, dit Lucien. Cet homme est un de vos complices, et c’est Toinon qui l’a tué en se défendant.

– Qui l’a assassiné ! voulez-vous dire, s’écria le vieillard avec un accent désespéré. Un voleur, lui ? C’est un brave et digne jeune homme… le fils d’une femme du voisinage. Ah ! que son sang retombe sur ma tête et la vôtre, monsieur ! sur la mienne, parce que je suis la cause indirecte de sa mort ; sur la vôtre, parce que vous ne voulez pas me croire.

Et le vieillard, enjambant le corps du malheureux César, arriva au bas de l’escalier.

Dès lors il ne parla plus, il ne chercha plus à éclairer Lucien et à lui faire comprendre sa visite.

Il marcha vers le jardin, s’arrêta au pied d’un arbre, fit volte-face et dit :

– À vos ordres, monsieur.

Lucien posa la lanterne sur le gazon et ses rayons éclairèrent, de bas en haut, le combat qui recommença.

Quelques gouttes de sueur perlaient au front du jeune comte des Mazures.

Quel était ce vieillard qui défendait si vaillamment sa vie ?

Évidemment, Toinon s’était trompée ou elle avait menti.

Cet œil calme, cette voix sonore, cette bravoure chevaleresque ne pouvaient cacher un bandit.

Mais Lucien avait trouvé cet homme chez sa mère au milieu de la nuit, et Lucien avait peur de comprendre qu’il y fût venu pour remplir un rôle de justicier.

Il se remit donc à attaquer M. de Maurelière avec fureur.

M. de Maurelière se défendit vaillamment, mais il ne chercha point à blesser son adversaire.

Enfin, celui-ci exaspéré s’écria :

– Mais vous êtes donc invulnérable !

– Ce n’est pas comme vous, répondit le vieillard avec une ironie mélancolique, car j’ai pu vous tuer déjà une douzaine de fois.

– Pourquoi donc ne l’avez-vous pas fait ?

– Parce que je n’ai aucune haine pour vous.

– Mais que venez-vous donc faire ici ?

– Reprendre mon bien.

– Votre bien ?

– Oui.

– Je ne vous comprends pas, dit Lucien ferraillant toujours.

– Monsieur, dit M. de Maurelière, vous êtes bien le fils de Mme des Mazures ?

– Oui, certes, vous l’avez entendu.

– Eh bien ! cette nuit même ; votre mère a volé un coffret…

– Vous en avez menti par la gorge ! s’écria Lucien d’une voix étranglée… Défendez-vous, monsieur, défendez-vous ! Il me faut tout votre sang… car vous venez d’insulter ma mère.

Et Lucien puisa dans ses propres paroles une vigueur nouvelle.

Peut-être une voix secrète lui criait-elle que ce vieillard avait dit vrai, et que sa mère…

Mais un fils ne doit pas entendre accuser sa mère, fût-elle coupable.

Le combat recommença terrible, acharné.

Lucien, haletant, furieux, attaquait toujours ; le vieillard rompait et parait, mais jamais son épée ne cherchait le chemin de la poitrine de Lucien.

Cette générosité lui fut fatale.

À force de rompre, il se heurta à un caillou, fit un faux pas et se découvrit l’espace d’un quart de seconde.

L’épée de Lucien fila et disparut tout entière dans sa poitrine.

Le vieillard jeta un cri et tomba tout d’une pièce.

Alors, Lucien ému, stupide, demeura un moment la bouche béante, les yeux hagards, épouvanté de sa victoire.

Puis, tout à coup, obéissant à sa généreuse nature, il eut comme une espérance de n’avoir point tué cet homme ; et, s’emparant de la lanterne, il se courba sur le corps de son adversaire, qui respirait encore, mais qui venait de rendre une gorgée de sang.

Affolé, au désespoir, Lucien avait jeté son épée loin de lui ; il soulevait le vieillard sous ses bras ; il lui parlait, l’appelait, lui demandait pardon.

Il le traîna ainsi quelque pas et l’adossa à un arbre.

M. de Maurelière n’était pas mort, mais il rendait par la bouche des flots de sang.

Son œil sans colère était fixé sur Lucien et semblait lui dire :

– C’est la fatalité qui a armé votre bras. Je vous pardonne !

En même temps, il souleva un de ses bras et porta la main à sa gorge.

Lucien comprit ce geste.

Le vieillard étouffait, serré qu’il était dans son justaucorps.

Alors Lucien s’empressa de dégrafer le vêtement, comme le vêtement s’ouvrait, mettant à découvert la poitrine ensanglantée du vieillard, un médaillon qu’il portait au cou lui apparut, éclairé par un rayon de la lanterne. Ce médaillon, en tout semblable à celui que la comtesse Aurore avait trouvé dans les papiers de sa mère, était également un portrait de cette malheureuse Gretchen que Raoul de Maurelière et le comte Armand de Beauvoisin avaient tant aimée ; et ce portrait, comme l’autre, était la vivante image de Jeanne, la pupille du forgeron.

Et Lucien sentait ses cheveux se hérisser, et il crût qu’il avait tué le père de Jeanne, élargissant ainsi l’abîme qui déjà le séparait d’elle.

FIN TOME I

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