Le visage du voyageur était complètement caché par le journal qu’il tenait à la main, ce qui fit que ni Chaubourdin l’apothicaire, ni César Blaisot, ne s’aperçurent du mouvement qu’il avait fait en entendant prononcer le nom de ce dernier.
– En vérité, dit Chaubourdin, vous êtes aimé par une dame de qualité ?
– Un peu, fit César Blaisot, pour ne pas dire éperdument.
– Contez-moi donc cela…
– Figurez-vous donc qu’avant-hier… fit César.
Mais soudain il s’arrêta bouche béante.
– Eh bien, qu’avez-vous donc ? fit Chaubourdin étonné.
– Ah ! diable ! je n’ai pas réfléchi à une chose.
– Laquelle ?
– C’est que je ne puis pas…
– Vous ne pouvez pas ?
– Vous raconter mon histoire.
– Et pourquoi donc, du moment où vous ne me nommez pas la femme ?
– C’est que… il faut que je vous dise qu’elle demeure dans la rue de l’Abbaye.
– La rue est longue.
– Oui, mais c’est tout à fait en face de chez moi, dit le naïf Blaisot.
Chaubourdin se mit à rire.
– Remarquez bien, mon cher bon, dit-il, que, tout en vous défendant, vous venez de me dire tout ce que je ne devais pas savoir, du moment où vous vous arrêtez dans vos confidences. D’abord, vous m’avez dit que vous étiez aimé… et heureux…
– Heureux, répéta Blaisot avec embarras.
– Que la dame demeure rue de l’Abbaye, en face de chez vous…
Blaisot se mordit les lèvres.
– Ce qui fait que demain, si cela me plaît, j’en saurai aussi long que vous, et comme je n’aurai pas reçu vos confidences, rien ne m’empêchera de parler de cette histoire tout à mon aise.
– Vraiment ! dit César Blaisot, vous feriez cela.
– Dame !
– Vous perdriez la réputation d’une femme ?
– Non, si vous me confiez votre secret ; parce que, vous aurez le droit de me demander ma parole d’honneur que je me tairai.
– Eh bien ! alors, dit César en soupirant, je vais tout vous dire.
– À la bonne heure !
– Figurez-vous donc, reprit César dès lors à son aise et tout heureux de pouvoir faire étalage de son bonheur, figurez-vous qu’avant-hier matin, je me mets à la fenêtre et quel est mon étonnement de voir d’abord dans la cour de ce vieil hôtel, qui est veuf de ses maîtres depuis si longtemps, une berline de voyage.
– Les maîtres étaient arrivés la veille ?
– Justement. Peu après une fenêtre s’ouvre et je vois apparaître une femme brune avec des yeux noirs qui vous pénètrent…
– Celle que j’ai vue, sans doute, dit Chaubourdin.
– C’est probable. Cette femme se retire, une autre fenêtre s’ouvre et je demeure ébloui : à celle-ci se montrait une femme si belle… mais si belle…
– Que vous en tombez amoureux sur-le-champ.
– Oui, dit Blaisot, mais il paraît que je lui ai produit le même effet, car le soir, comme je rentrais, on me frappe sur l’épaule.
J’étais en contemplation devant cette fenêtre où l’ange de mes rêves m’était apparu, et, me retournant, je me trouve face à face avec la femme que j’avais aperçue la première.
– Là, mon jeune coq, me dit-elle, êtes-vous discret ?
– Sans doute.
– Eh bien ! ne dites rien à personne et demain on vous écrira au café du « Roi de Prusse ».
– C’est donc pour elle que vous êtes venu ici dix fois dans la journée d’hier ? observa Chaubourdin.
– J’en conviens ; et le soir j’ai trouvé la lettre.
Deux ou trois fois depuis le commencement de ce récit, le voyageur avait regardé César Blaisot par dessus son journal ; mais trop occupé à narrer sa bonne fortune, le jeune fat n’y avait pris garde.
– Eh bien ! dit Chaubourdin, c’était bien cette lettre que tenait la servante quand elle est venue dans mon officine acheter de l’opium pour sa maîtresse qui, m’a-t-elle dit, avait des crises nerveuses. Continuez, mon ami.
– Dans la lettre, poursuivit César, on me recommandait la discrétion ; on m’engageait à commander un souper fin, à le faire transporter sans bruit dans ma chambre, et on m’annonçait qu’à minuit on viendrait le partager avec moi.
– Et on est venu ?
– Oui.
– Heureux coquin…
Mais soudain Blaisot s’arrêta une fois encore.
– Qu’avez-vous donc ?
– Oh ! rien… Mais cette coïncidence… c’est bizarre…
– Quelle coïncidence ? fit Chaubourdin surpris.
– Vous dites que la femme brune vous a acheté de l’opium ?
– Oui.
– Pour sa maîtresse, qui a des crises nerveuses ?
– C’est du moins ce qu’elle m’a dit.
César Blaisot était devenu tout pâle.
– Ma foi ! dit-il, le conseil d’un homme de sens est toujours une bonne chose, et je ne me repens pas de vous avoir conté tout cela.
– Que voulez-vous dire ?
– Figurez-vous que je me suis grisé en soupant, et que je me suis endormi…
– Ah ! bah ?
– Quand je me suis éveillé…
– Votre belle était partie, peut-être ?…
– Non pas, mais elle était sur un canapé, les cheveux en désordre, les yeux noyés de larmes, tandis que j’étais dans mon lit : ce qui fait que je ne me rappelle nullement ce qui s’est passé, et que je l’ai crue sur parole…
Chaubourdin se mit à rire.
– Hi ! hi ! dit-il, il pourrait bien se faire que vous eussiez pris l’opium, vous, et non pas elle.
César fronça le sourcil.
– Oh ! si cela était ! fit-il.
Le voyageur, toujours abrité derrière son journal ne perdait pas un mot des confidences de César Blaisot.
Chaubourdin riait à bas bruit.
– Mon bon ami, dit-il, je crois qu’elle s’est moquée de vous.
– Cependant… elle pleurait…
– Les femmes sont d’habiles comédiennes…
– Mais alors, elle serait partie… au lieu de m’attendre.
– Comment ! elle est encore chez vous ?
– Oui.
– Et elle vous attend ce soir ?
– Sans doute.
– Voilà que je ne comprends plus du tout, en ce cas.
– Et je ne suis pas gris ce soir, fit César d’un petit air conquérant.
– Mais enfin, mon bel ami, reprit Chaubourdin, vous avez tenu exactement votre promesse en ne me disant pas le nom de votre belle amie…
– Ma foi ! dit naïvement César, je vous avouerai que je ne le sais pas.
– Eh bien ! je le sais, moi.
– Vous !
– Sans doute, puisque c’est la dame du vieil hôtel : c’est la comtesse des Mazures.
À ce dernier nom, le voyageur quitta brusquement son journal, se leva et vint poser sa main sur l’épaule de César stupéfait.
Chaubourdin, qui tout en méprisant les gens d’épée en avait une peur horrible, crut que cet homme était un parent ou un ami de la comtesse ; il crut flairer une querelle et s’esquiva prudemment, laissant l’héritier des Vaucresson face à face avec le gentilhomme.
– Monsieur, dit celui-ci avec une courtoisie parfaite, j’ai entendu prononcer votre nom tout à l’heure.
– En effet… balbutia César tout interloqué.
– Vous êtes M. César Blaisot, vous demeurez rue de l’Abbaye, et par conséquent vous devez être le fils de Mme Blaisot, née de Vaucresson.
– Oui, monsieur.
– Il est impossible que Mme votre mère ne vous ait point parlé d’un vieil officier, le chevalier de Maurelière, qui lui a écrit du Havre…
– En effet, dit César, et ma mère l’attend sous huit jours.
– C’est moi, monsieur. J’ai renoncé à la petite excursion que je devais faire en Normandie, et je suis arrivé ce soir-même par le coche. Comme il était tard, je suis descendu dans une auberge des bords de la rivière, me promettant de venir demain frapper à la porte de Mme votre mère.
César Blaisot, qui n’avait pas eu moins peur que maître Chaubourdin l’apothicaire, respirait librement à présent, et se sentait attiré vers M. de Maurelière par une mystérieuse sympathie.
En cherchant bien peut-être, il se fût souvenu que la bonne dame Blaisot, née de Vaucresson, avait le secret espoir de se faire épouser par ce revenant d’Amérique.
Mais César n’y pensa pas en ce moment.
– Monsieur, continua M. de Maurelière en baissant la voix et avec un accent ému qui fit tressaillir le jeune homme, je vous en supplie, sortons… J’ai des choses de la plus haute importance à vous dire.
En même temps il lui prit familièrement le bras, afin que les personnes qui étaient dans le café et les regardaient, ne pussent croire à une querelle.
César se laissa entraîner.
Quand ils furent dans la rue, M. de Maurelière lui serra le bras.
– Monsieur, lui dit-il, vous habitez donc votre maison ?
– Oui, depuis que ma mère est retirée.
– Quel appartement occupez-vous ?
– Celui du second.
– La chambre jaune ?
– Oui.
– Ah ! monsieur, monsieur, dit M. de Maurelière, dont l’émotion était fort grande, et c’est dans cette chambre que vous avez laissé la comtesse des Mazures ?
César recula d’un pas.
– Quoi ! dit-il, vous avez entendu ?
– Tout ! Courons, monsieur !
– Mais… balbutia César, je ne comprends pas…
– Monsieur, dit M. de Maurelière, vous n’avez pas le temps de comprendre. Qu’il vous suffise de savoir que la comtesse est une voleuse et une empoisonneuse !
César jeta un cri.
M. de Maurelière avait pris le pas de course. Maintenant, César le suivait sans se faire prier. On voyait de la lumière à travers les rideaux.
– Ah ! la vipère est toujours là-haut, dit M. de Maurelière qui reconnut la fenêtre de cette chambre qu’il avait habitée si longtemps. Ouvrez, monsieur, vous devez avoir une clé…
– Sans doute !
César tira une clé de sa poche et l’approcha de la porte.
Mais la porte était ouverte.
Alors M. de Maurelière sentit ses cheveux se hérisser, et César lui-même fut pris d’une vague épouvante.
Tous deux montèrent l’escalier sans lumière. La porte du petit salon était, comme la porte d’entrée, entrebâillée…
M. de Maurelière entra précipitamment, courut à la chambre jaune…
La chambre était vide ; la plaque de cheminée arrachée, gisait sur le parquet, et l’armoire de fer, qui avait dû contenir la cassette, était ouverte.
– Trop tard ! s’écria M. de Maurelière, qui porta les deux mains à son front, tandis qu’il chancelait et paraissait prêt à se trouver mal, trop tard !…