Le soir approchait.
Un soir de janvier, triste, brumeux et froid.
Un homme et deux femmes cheminaient cependant sur la route d’Étampes à Paris, et, après avoir dépassé Montléry, depuis longtemps étaient tout à l’heure aux portes d’Antony.
L’homme était un tout jeune homme.
Les deux femmes, deux jeunes femmes, ou même deux jeunes filles.
Tous trois cheminaient gaillardement, chaussés de bons sabots, vêtus comme les paysans, le visage bleui par le froid.
Pourtant ils avaient fait une longue route et marchaient sans doute depuis plusieurs jours, à voir la poussière qui couvrait leurs vêtements.
Plusieurs fois dans la journée, le jeune homme avait jeté sur ses deux compagnes un regard plein de tendresse respectueuse et de compassion.
Plusieurs fois, quand un village apparaissait dans le lointain ou qu’une maison blanchissait sur la route, leur avait-il dit :
– Nous allons nous arrêter ici.
Mais le village atteint, au seuil de la maison, voyant de mauvais visages, des gens à l’œil soupçonneux, il ajoutait :
– Marchons encore !
Et tous trois continuaient leur chemin, lui soupirant, elles pleines de courage et de vaillance.
Ah ! c’est qu’on était alors en un rude temps.
Le frère ne se fiait pas à son frère ; l’ami ne croyait plus à l’amitié, et le père se défiait de son fils.
L’orage qui, au début de ce récit, grondait au lointain, avait éclaté maintenant, et le ciel était plein d’éclairs, la tempête de 93 était dans toute sa véhémence.
Noblesse, clergé, haute bourgeoisie avaient été emportés dans la tourmente comme ces feuilles d’automne que roule l’aile du vent.
On avait brûlé les châteaux, guillotiné les châtelains, guillotiné les prêtres aussi, et fermé les églises.
Du pieux couvent de la Cour-Dieu il ne restait que des ruines, et du château de Beaurepaire et de la maison de chasse, où jadis trônait la belle Aurore, des ruines aussi. De ces trois voyageurs qui bravaient la froidure, la longueur de la marche et les privations du voyage, l’un, vous l’avez deviné peut-être, était cet enfant plein de courage qu’on appelait Benoît le bossu.
Les deux femmes qui le suivaient se nommaient Aurore et Jeanne.
D’abord le chevalier des Mazures avait disparu, cette même nuit où Toinon se sauvait, emportant le coffret qui renfermait toute la fortune de la fille de Gretchen.
Qu’était-il devenu ?
Nul ne le savait, pas même sa fille Aurore.
En revanche, on savait comment la comtesse des Mazures avait fini.
Le lendemain de la fuite de Toinon, on avait trouvé la comtesse dans son lit, percée de cinq coups de poignard et baignant dans une mare de sang.
Elle était morte sans avoir poussé un cri ou du moins sans avoir été entendue.
Comme on avait retrouvé le poignard qui avait servi à l’accomplissement du crime et que ce poignard appartenait à la comtesse, qu’en outre du coffret, Toinon ne s’était nullement privée de faire main basse sur les diamants et tout l’argent qu’elle avait pu trouver, ce ne fut un doute pour personne qu’elle avait assassiné sa maîtresse.
Mais nul ne songea à lui donner le chevalier pour complice.
L’année suivante, l’orage éclata, et la monarchie constitutionnelle remplaça la monarchie absolue.
Cependant Aurore et Jeanne vivaient tranquilles, dans leur petit manoir, sous la protection du vieux dom Jérôme.
Quand le peuple se porta à la Cour-Dieu et ouvrit les portes du couvent, les bons moines s’en allèrent en pleurant, et chacun d’eux se réfugia, qui chez un parent, qui chez un ami. Dom Jérôme était allé se réfugier chez Aurore.
Un autre personnage encore avait abandonné ses dieux lares et la maison où il était né.
Mais ce n’était pas la peur de la Révolution qui le menait, celui-là.
Enfant du peuple, qu’avait-il à craindre de la colère du peuple ?
Peut-être avait-il obéi à quelque terrible et pesant chagrin.
Peut-être s’était-il donné quelque tâche mystérieuse à accomplir.
Celui-là, c’était Dagobert le forgeron.
Au premier bruit du clairon, quand on avait proclamé « la patrie en danger », Dagobert était allé s’enrôler sous les drapeaux de la République, disant :
– Je mourrai ou je serai général un jour !
Enfin la tempête était devenue si forte, qu’il n’y avait plus de sûreté, même pour ce vieux prêtre qui vivait auprès des deux jeunes filles, dont il était maintenant le seul protecteur.
Une nuit, les municipaux se présentèrent ; ils venaient chercher dom Jérôme.
Avant de les suivre, le vieillard donna sa bénédiction aux deux jeunes filles ; mais, avisant, auprès d’elles, Benoît le bossu qui pleurait, il lui dit :
– Tu es un pauvre être chétif et dépourvu d’instruction, mais tu es un brave cœur, dévoué ; défends-les et meurs pour elles au besoin…
* *
*
Et c’était pour cela que le lendemain du jour où on avait emmené le vieux prêtre, Benoît et les deux jeunes filles étaient partis.
Ils venaient donc d’arriver aux portes d’Antony quand Benoît s’arrêta.
– Voilà, dit-il, un pays qui ne me convient guère.
– Jeanne est pourtant bien lasse, dit Aurore.
– Oh ! je marcherai encore, répondit Jeanne.
– Si nous passions à côté ? dit Benoît.
– Et puis, fit Aurore, ne faudra-t-il pas toujours nous arrêter ?
– Je crois bien, murmura alors Benoît, que voilà notre affaire, demoiselles.
Et il étendait la main et montrait une petite maison nette blanche, au bord du chemin.
Au-dessus de la porte, la bise secouait la traditionnelle branche de houx.
Une vieille femme à l’air avenant était assise sur le seuil et paraissait se soucier fort peu du froid.
Benoît prit son air le plus naïf.
– Hé ! bonne mère, dit-il, ça coûte-t-il bien cher pour manger une écuelle de soupe et boire un coup chez vous ?
La vieille regarda le brave garçon et les deux jeunes filles.
– Vous n’avez pas l’air lotis d’argent, mes agneaux ! dit-elle.
– Le fait est, répondit Benoît, que nous n’en avons pas beaucoup, mes sœurs et moi.
– Ah ! ce sont tes sœurs, ces jolies petites chattes ? dit la vieille.
– Oui, bonne mère.
– Pauvres mignonnes ! Elles ont l’air transi, et, de fait, il ne fait pas chaud. Entrez donc, mes enfants, vous mangerez, vous vous chaufferez, et vous donnerez ce que vous pourrez…
– Vous êtes une brave citoyenne, dit Benoît.
La vieille se mit à rire.
– C’est pourtant vrai, dit-elle, que maintenant que tout est changé, on m’appelle citoyenne. C’est mon homme qui le veut comme ça… il est un peu fou, mon homme !