III

Le Rendez-vous des bons patriotes était bien le plus modeste de tous les cabarets.

On y buvait de ce mauvais vin sans couleur que produisent les coteaux de Suresnes, d’Argenteuil et de Rueil ; on y mangeait de la viande coriace, et le voyageur qui y passait la nuit dormait sur un lit plus dur qu’un sac de noix.

Tout cela n’empêchait pas l’établissement d’être très fréquenté, surtout les jours de décadi, et c’était bien un pur hasard que Benoît le bossu et ses deux compagnes n’y trouvassent personne. Il est vrai que le maître de l’établissement était absent, et quand le citoyen Horace Coclès, qui se nommait autrefois Jean Bournel, n’était pas chez lui, les patriotes passaient leur chemin en murmurant que la citoyenne Coclès était une aristocrate.

La citoyenne Coclès haussait les épaules quand on lui disait cela et paraissait fort tranquille.

Et, de fait, le citoyen Coclès, son mari, avait souvent montré le poing, en disant :

– Ma femme n’est pas aussi bonne patriote que moi, c’est vrai, mais elle a d’autres qualités, et je défends qu’on y touche !

Coclès, du reste, était la terreur du pays. Il allait à Paris tous les quatre ou cinq jours, ramenait avec lui des frères et amis qui faisaient grand tapage, chantaient le « Ça ira ! » et « la Marseillaise » et avaient répandu une terreur profonde dans les villages environnants.

Comment cette femme qui regrettait tout haut la puissance royale et les aristocrates et cet homme, qui voulait exterminer tout ce qui de près ou de loin avait touché l’ancien régime, s’entendaient-ils ?

C’était là un mystère !

Le fait est qu’ils s’entendaient à merveille, et même on disait que Madeleine, – c’était le nom de Mme Coclès, – était plus maîtresse que son mari.

Donc, à cette heure, le Rendez-vous des bons patriotes était désert. Un maigre feu brûlait dans l’âtre, et sur ce feu chantait une petite marmite.

– Chauffez-vous donc, mes enfants, dit Mme Coclès d’un ton affectueux. Si vous voulez seulement attendre un quart d’heure, la soupe sera cuite.

Aurore et Jeanne s’étaient approchées du feu avec avidité et exposaient à la flamme leurs mains bleuies par le froid.

Le front soucieux de Benoît s’était déridé.

Depuis qu’ils étaient en route, ils n’avaient pas encore rencontré un visage plus avenant, ni une maison qui eût l’air plus honnête.

– Vous venez de loin ? demanda Mme Coclès, qui causait volontiers.

– De vingt-cinq lieues d’ici, en tirant sur Pithiviers, répondit Benoît.

– Et vous allez à Paris ?

– Il faut bien gagner sa vie.

Mme Coclès secoua la tête.

– Prenez garde, mes mignonnes, dit-elle, d’aller faire à Paris tout autre chose.

– Quoi que vous dites, la mère ? fit Benoît, qui prit son accent le plus naïf.

– On ne trouve guère de besogne à Paris. Depuis que le peuple est roi, il se sert lui-même, grommela Mme Coclès.

Benoît la regarda d’un air ébahi.

– C’est donc tes sœurs, ces deux jolies petites ? continua Mme Coclès.

– Oui, la mère.

– Et que comptez-vous faire à Paris ? demanda encore l’hôtesse du Rendez-vous des bons patriotes.

– Moi, dit Aurore, je n’ai pas d’état. Je me ferai servante.

– Oh ! oh !

– Mais ma sœur est couturière, et elle trouvera sans doute de l’ouvrage.

– Ouais ! fit Mme Coclès qui les regarda toutes deux du coin de l’œil, vous avez les mains bien petites, mes poulettes, et bien blanches pour faire de gros ouvrages.

Benoît tressaillit, et quelques gouttes de sueur perlaient à son front.

Tout en causant, Mme Coclès avait dressé la table, posé dessus des assiettes et des cuillers d’étain ; puis elle avait décroché la marmite.

Mais Aurore et Jeanne n’avaient plus faim ; la remarque faite par la bonne femme les avait quelque peu bouleversées.

La marmite renfermait des choux et un morceau de lard.

– Quand vous aurez mangé ça, mes enfants, reprit Mme Coclès, vous aurez du cœur à l’estomac, et vous ferez d’un pas gaillard les quatre petites lieues qui vous séparent encore de Paris.

Benoît regarda tristement les deux jeunes filles d’abord, qui paraissaient exténuées ; puis l’hôtesse, et il dit à cette dernière :

– Vous ne logez donc pas les voyageurs ?

– Ça dépend, dit Mme Coclès d’un ton de mystère.

– Mes sœurs sont bien lasses, reprit Benoît.

– Pauvres petites !

– Et quatre lieues, c’est long, savez-vous, la bonne mère !

Mme Coclès les regardait pareillement tour à tour.

– C’est que, dit-elle, avec un certain embarras, je n’ai qu’une chambre en haut et qu’un lit à donner.

– Ne vous inquiétez pas de moi, répondit Benoît, je coucherai bien sur cette chaise, moi.

– Et puis, dit encore Mme Coclès, le citoyen Coclès, mon mari, est à Paris… Mais il reviendra cette nuit, et peut-être, bien qu’il ne sera pas seul.

En parlant ainsi, la bonne femme jetait un regard furtif sur l’horloge de cuivre à fourneau de sapin, qui faisait tic tac auprès de la porte.

Il était à peine sept heures du soir.

Alors elle parut avoir trouvé une solution à ce mystérieux problème qu’elle s’était posée quelques secondes auparavant.

– Écoute-moi, mon garçon, dit-elle à Benoît, quand vous aurez soupé, je vous conduirai tous les trois là-haut. Tu t’arrangeras d’une chaise et tes sœurs coucheront sur le même lit. Mais, si vous m’en croyez, quand vous aurez dormi trois ou quatre heures, c’est-à-dire un peu avant minuit, vous vous en irez.

– Ah ! fit Benoît qui était redevenu soucieux.

– Mon mari n’est pas un méchant homme, poursuivit Mme Coclès ; mais quand il est allé à Paris, il revient en pleine nuit, et presque toujours un peu chaviré. La moitié du temps il n’est pas seul, et il a un tas de tapageurs avec lui qui ne sont pas plus à jeun.

Mais il n’y avait, pas dix minutes que Mme Coclès avait versé la soupe dans les assiettes, qu’une rumeur lointaine se fit entendre sur la route.

Des voix avinées se faisaient entendre, chantant en chœur ce refrain :

Ça ira ! ça ira !

Les aristocrat’s à la lanterne !

Ça ira ! ça ira !

Les aristocrat’s on les pendra !

– Bon ! dit Mme Coclès, je n’ai pas de chance aujourd’hui. Il n’y a donc plus de vin à boire à Paris, que Coclès revient d’aussi bonne heure, et en belle compagnie encore ! Et elle jeta sur les deux jeunes filles et sur Benoît le bossu un regard plein d’inquiétude.

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