Chapitre 1

Le babil des camérières de madame Marguerite de Navarre.

Madame Marguerite de Valois, reine de Navarre, s’était levée, ce jour-là, d’assez méchante humeur.

C’était pourtant un beau jour de printemps, encore à son matin, au milieu d’un ravissant paysage des Pyrénées occidentales.

Avril s’était enfui, emportant sous son aile le dernier frisson de l’hiver, et laissant à peine traîner çà et là, sur la crête chauve des hautes montagnes, un lambeau de son manteau de neige.

Mai arrivait la face épanouie, comme un galant cousin qui revient des terres lointaines avec des cadeaux pour tous ; – il arrivait secouant, parure fanée, le givre qui tremblotait aux branches des arbres, pour y suspendre de charmantes petites fleurs roses, bleues ou blanches, à peine écloses à demi ; – rendant au ruisseau, muet tout l’hiver, son caquet bruyant de l’automne, à la pelouse sa robe verte, au toit de chaume sa nichée d’hirondelles, aux femmes, ces hirondelles dont le cœur voyage si souvent, un mutin sourire et de fraîches couleurs.

Son compagnon, le soleil, tréflait le feuillage des grands marronniers, s’épanouissait sur le lichen des tours grises, miroitait aux ardoises sombres des toits, et, glissant par les persiennes demi-closes du manoir vermoulu, allait, courtisan matinal, saluer madame Marguerite que ses camérières ajustaient avec des soins minutieux et infinis.

Madame Marguerite était parfaitement insensible aux coquetteries de ses camérières, qui devisaient à tort et à travers des courtisans et des gentilshommes, des pages et des dames de Nérac, et paraissait, elle, l’artiste par excellence, se soucier fort peu des rayons que le soleil éparpillait à droite et à gauche sur les vieux bahuts aux sculptures délicates, sur les bronzes de Benvenuto entassés sur les bahuts, et sur les groupes et les statuettes de marbre qui, dans l’oratoire de madame de Navarre, étincelaient de blancheur sur le fond sombre des tentures et de l’ameublement à clous d’or.

Madame Marguerite était bien dans le plus ravissant retrait qu’eût jamais eu une princesse de France, artiste et petite-fille des Médicis. Les étoffes d’Orient, les richesses sans prix des musées italiens, l’art sévère de la Renaissance, l’école espagnole avec ses tableaux sombres, l’école florentine avec sa peinture aux couleurs éclatantes, tout y était représenté par de merveilleux échantillons.

Au milieu de la salle, une statue ébauchée, et près de la statue un maillet et un ciseau ; dans un coin, une table supportant une magnifique édition d’Homère, dans le texte original, des plumes et du parchemin ; un peu plus loin des fleurets et un masque jetés à terre ; plus loin encore un chevalet avec un paysage commencé, disaient assez que la fée de ce logis était à la fois peintre, sculpteur, poète, savant dans les langues anciennes, habile à manier l’épée, comme son premier maître d’armes, le roi Henri de France.

Puis, si l’on avisait une grande glace de Venise, ajoutée par morceaux, et que, dans l’un de ses compartiments, on aperçût une tête adorable, brune et blanche, avec un large front où la pensée s’ébattait à l’aise, un grand œil noir où brillait le génie, des lèvres d’un rouge ardent, où la passion semblait vivre, on s’avouait que la fée de ce logis était la plus ravissante, la plus merveilleuse des créatures, et qu’il était bien impertinent celui qui osait creuser un pli dans ce front d’artiste, jeter un voile de mélancolie sur ces yeux qui fascinaient, poser un sourire amer sur ces lèvres d’où la poésie et l’amour devaient découler en flots d’harmonie.

Qu’avait donc madame Marguerite ? Quel caprice, quel ennui pouvaient assombrir son visage ? – N’était-elle point entourée des chefs-d’œuvre de l’art, pouvait-elle souhaiter retraite plus séduisante que celle où elle se trouvait, site plus pittoresque et plus frais que celui qui se déroulait sous sa fenêtre entrouverte ? – N’était-elle point la belle des belles, la reine des reines, l’idole qu’un cavalier, fût-ce don Juan lui-même, eût choisie entre les idoles ?

Les deux camérières se posaient sans doute les mêmes questions, car elles caquetaient à qui mieux mieux, les mutines et les curieuses, tout en élevant en un édifice hardi la chevelure luxuriante de leur maîtresse, chevelure magique qui, dénouée, eût pu l’envelopper tout entière de ses flots de jais.

Et certes, elles étaient bien jolies toutes deux : l’une, blonde et rose comme une fille du Nord ; l’autre, brune et dorée comme l’Espagne, son pays ; si jolies qu’il fallait avoir nom Marguerite de Valois et être la plus belle des reines, pour oser les prendre à son service.

Il y avait près d’une heure qu’elles devisaient comme des pages en bonne fortune sous le balcon de leurs manolas, effleurant de leurs railleries tous les sujets de conversation et riant parfois aux éclats, sans que leurs propos légers, leurs charmantes médisances et leurs rires mutins pussent arracher la reine à sa profonde rêverie. Mais ni Pepa la Catalane, ni Nancy la Parisienne ne se décourageaient un instant, et elles continuaient leur babil, se jetant parfois des œillades fort significatives.

— Dieu ! dit tout à coup Nancy, lassée d’escarmoucher en pure perte et décidée à aller droit au but, le vilain séjour que Coarasse !

Marguerite ne répondit pas.

— Des montagnes, de la neige, des arbres grotesques et un vieux château, reprit Nancy avec dédain, – pas une salle de bal !

— Pas un balcon ! soupira à son tour Pepa la Catalane.

Marguerite était à cent lieues du caquetage de ses soubrettes.

— J’aimais bien mieux Nérac, continua Nancy.

À ce nom de Nérac, la reine tressaillit.

— Que me parlez-vous de Nérac ? demanda la reine.

— Oh ! dit insoucieusement Nancy, je disais que Nérac valait mieux que le manoir de Coarasse, où le roi se plaît si fort qu’il y amène tout le monde avec lui.

— Le roi a raison, dit sèchement Marguerite.

— Mais, ajouta la soubrette avec une petite moue dédaigneuse, j’aimerais bien mieux le Louvre que le château de Nérac.

La reine tressaillit pour le Louvre comme elle avait tressailli pour Nérac, mais plus profondément encore, et elle fronça outre mesure ses sourcils de déesse.

— Le Louvre, reprit Nancy, avec sa cour éclatante, son beau roi si noble d’attitude et de visage, si fier quand il pose sur la garde d’or de son épée sa main qui n’a d’égale en beauté que celle de Votre Majesté.

Un soupir souleva le sein de Marguerite.

— Taisez-vous, mademoiselle, fit-elle avec impatience, vous me fatiguez ; j’ai une migraine affreuse…

— Il fait si chaud ! murmura philosophiquement Nancy.

Puis elle se tut et regarda malicieusement Pepa qui ne soufflait mot et riait sous sa résille noire.

Mais condamner deux femmes au silence quand elles ont vingt ans, de l’esprit comme messire l’abbé de Brantôme et de petites dents blanches et pointues qui se montrent sans cesse en un frais éclat de rire, est chose impossible… Après cinq minutes de silence, Nancy reprit à mi-voix :

— Nous n’avions ici qu’un gentilhomme et une dame qui fussent, à toute heure, de charmante humeur.

— Ah ! fit Pepa d’un air curieux.

— C’était mademoiselle de Montmorency, poursuivit Nancy, et M. le vicomte de Turenne.

La reine fit un brusque mouvement, un léger incarnat colora ses joues, mais elle se remit presque aussitôt et parut tout à fait indifférente au bavardage de ses camérières.

Pepa et Nancy avaient tout vu et elles se jetèrent un furtif regard qui signifiait très clairement : « Bien ! M. de Turenne est pour quelque chose dans la tristesse de Sa Majesté. »

— M. de Turenne, continua Nancy, est parti depuis trois jours pour sa terre de Bouillon et y passera six semaines ; mademoiselle de Montmorency n’est point partie, elle, mais elle a laissé sa gaîté je ne sais où, et elle a maintenant des poses mélancoliques qui ne lui vont pas à ravir.

— À quoi cela peut-il tenir ? demanda Pepa.

Nancy fit un geste d’épaules parfaitement ingénu.

— Je n’en sais rien, dit-elle, mais les méchantes langues de Nérac prétendent qu’elle est toquée à l’endroit d’un beau gentilhomme.

— Ah ! fi ! murmura la prude Pepa, c’est impossible !

— On parle, reprit Nancy, d’un beau gentilhomme qu’elle a vu à Nérac d’abord et puis… ici…

— Bon ! s’écria Pepa, le seigneur Gaëtano…

— Précisément. Ce beau gentilhomme italien qui est ambassadeur d’Espagne près la cour de Navarre.

— Ah ! par exemple ! dit soudain la reine, sur les lèvres rouges de laquelle le sourire revint comme par enchantement.

Nancy regarda attentivement madame Marguerite, puis Pepa, et le sourire qu’elle adressa à cette dernière fut un sourire de triomphe.

— Vraiment ? la petite Fosseuse serait toquée de l’italien !

— On le dit, répondit Nancy, mais on dit tant de choses en Navarre.

— J’en ferai part au roi, s’écria naïvement Marguerite, qui redevint la railleuse et spirituelle élève de l’abbé de Brantôme.

— Dame ! fit Nancy riant à son tour, il paraît que le roi ne s’en souciera guère désormais.

— Et pourquoi cela, mam’selle ?

— Madame a-t-elle vu l’ambassadeur ?

— Nenni, dit Marguerite ; il est arrivé tard hier et j’étais rentrée. Lorsqu’il passa à Nérac, j’étais déjà partie pour Coarasse.

— Alors madame n’a point vu davantage cette señorita espagnole qu’il accompagne et qui vient prendre les eaux à Coarasse ?

— Non, dit Marguerite. Pourquoi ces questions ?

— C’est qu’on prétend qu’elle est fort belle la señorita.

— En vérité !

— Du moins, c’est l’avis du roi… hasarda timidement la Catalane Pepa.

Un fou rire s’empara de Marguerite.

— Voici qui tombe à merveille, fit-elle ; je commençais à m’ennuyer bien fort à Coarasse.

— Oh ! je le crois sans peine, murmura l’espiègle Nancy ; il n’y a que M. de Turenne qui ait assez d’esprit pour amuser Votre Majesté.

— Mademoiselle, dit la reine avec une petite moue pleine de sévérité, vous êtes une impertinente.

Mais la reine était revenue en belle humeur et elle poursuivit :

— Comment est cet ambassadeur ?

— Le plus beau gentilhomme qu’il se puisse trouver après le roi Henri de France, le duc Henri de Guise et feu MM. de La Mole et Hector de Furmeyer.

À ces derniers noms, le front de Marguerite s’assombrit, mais ce ne fut qu’un nuage et elle reprit peu après :

— Est-il aussi bien que M. de Turenne ?

Nancy hésita, puis, payant d’audace, elle répondit :

— Il est beaucoup mieux, je le jure à Votre Majesté.

— Et la Fosseuse l’aime ?

— On le dit.

— Et cette señorita est-elle belle ?

— Elle le serait partout, hors ici, murmura hypocritement la camérière.

— Vous êtes une flatteuse, mam’selle. Allons, hâtez-vous, je ne suis habillée qu’aux trois quarts, et voici l’heure où le roi revient de la chasse. Je veux que le roi me trouve belle.

— M. l’ambassadeur d’Espagne est avec lui, dit effrontément Nancy.

Elle était bien impertinente, vraiment ! Mais la reine avait l’esprit bien fait, et elle feignit de ne point comprendre.

— Par exemple, reprit Nancy, il y a un nouvel amour sur le tapis…

— Ah ! demanda la reine, n’est-ce point assez de deux ? L’amour de Fosseuse pour l’ambassadeur et celui du roi pour la señorita ?

— Il y a encore celui de la señorita pour le page du roi.

— Bavolet ? fit la reine, impossible ! Ils se sont vus à peine.

— L’amour est instantané.

— Mais c’est un enfant ?

Pepa rougit comme une cerise de juin, mais Nancy continua avec sa verve intarissable :

— Un enfant qui a quinze ans passés, qui est beau comme un chérubin, hardi comme un page qu’il est, courageux et spirituel comme le roi son maître.

Pepa se réfugia dans un coin de l’oratoire et feignit de tirer des profondeurs d’un bahut des essences et des pommades, afin de mieux cacher son trouble.

— Beau, je te l’accorde, dit la reine ; courageux, j’en conviens ; mais hardi et spirituel… hum !

— Il l’est, madame.

— Pas devant moi, au moins, car il a toujours les yeux baissés et le langage entortillé comme une nonne à confesse.

— Ah dame ! fit Nancy, c’est que… c’est que…

— Eh bien ! quoi ?

— C’est qu’il vous aime, dit-elle.

Un grand bruit se fit à l’extrémité de l’oratoire et coupa court aux aveux de Nancy et aux étonnements de madame Marguerite ; – c’était Pepa la Catalane qui avait laissé tomber deux flacons d’essence florentine, lesquels avaient heurté et entraîné dans leur chute une statuette de Michel-Ange que la reine avait payée un prix fou. La statuette s’était brisé le bras droit.

La reine fronça le sourcil et regarda Pepa. Pepa était rouge, confuse, et son visage trahissait une telle souffrance que Marguerite en eut pitié.

— Vous êtes une maladroite, dit-elle sans aigreur ; je vous pardonne.

Mais Pepa continua à être troublée et maladroite, si bien que la reine lui dit :

— Vous me coiffez aujourd’hui en dépit du bon sens.

Elle se leva vivement, détruisit avec sa main blanche l’édifice construit à grand’peine et avec lenteur par Pepa et Nancy, et ajouta en riant :

— Je me coifferai toute seule, vous n’êtes bonnes à rien.

Marguerite roula ses cheveux en grosses nattes, les aplatit lestement en un tour de main, dégarnit son front à la Marie Stuart et apparut en dix secondes, aux yeux de ses camérières, bien plus séduisante que lorsqu’elle avait une montagne de cheveux sur la tête.

Elle remplaçait l’art de convention par l’art de la nature.

Puis, quand ce fut fait, elle alla vers une immense jardinière où croissaient, à la tiède atmosphère de l’oratoire, les fleurs les plus odorantes et les plus rares ; elle y prit deux marguerites sauvages et une touffe de wergise-mein nicht, les éparpilla dans ses cheveux et dit à ses camérières d’un air de triomphe :

— Vous pouvez serrer mes diamants.

Nancy se pencha vers Pepa et lui dit à l’oreille :

— La bouderie de Sa Majesté avait nom Turenne, sa belle humeur se nommait Gaëtano.

Mais Pepa ne riait plus, Pepa était soucieuse et sombre.

— Bon ! se dit Nancy, illuminée soudain, voici un cinquième amour que je découvre : Pepa aime le page !

— Nancy, dit la reine, cherche-moi mon amazone vert-amarante à galons orange et mes mules de velours nacarat ; décidément, vous m’avez ajustée aujourd’hui comme une femme de prévôt des marchands ou une infante d’Autriche. Je suis affreuse.

Et, ce disant, Marguerite se mirait dans la glace de Venise et rajustait un à un les plis de son corsage et de sa collerette de guipure, qui dissimulait à grand’peine des merveilles de carnation qui eussent donné le vertige au sculpteur Michel-Ange.

Quelques minutes après, la toilette de madame Marguerite était achevée ; elle se mira de nouveau et se fit une petite moue pleine d’impatience :

— Il me manque quelque chose, murmura-t-elle, un rien irrésistible… je ne veux pourtant pas de diamants, ni d’or…

Elle retourna à la jardinière, y prit un petit œillet rouge et se le posa à la jonction du corsage vert et or et de la guimpe blanche comme lait.

— C’est cela, dit-elle avec un sourire, voilà le coup de crayon de l’artiste.

Pendant ce temps, Nancy murmurait :

— Fosseuse aime le seigneur Gaëtano : le roi aime la señorita ; la señorita aime le page ; le page aime la reine ; la reine s’ennuie, et elle va choisir, sans doute, du page ou de Gaëtano. Pepa a aussi son petit roman. J’étais une sotte, tantôt, quand je prétendais que le château de Coarasse était un affreux séjour ; voici assez d’intrigues pour s’y amuser un long mois !…

Nancy réfléchit une minute, puis elle reprit :

— Il n’y aura que moi qui serai spectatrice et de sang-froid dans tout ceci ; c’est vraiment bien dommage !

Elle réfléchit encore :

— Bah ! ajouta-t-elle, le roi m’a dit un soir qu’il aurait toujours deux heures de sa journée à consacrer à mes yeux bleus… si je me réservais dans la comédie un petit rôle de Discorde.

Un bruit de fanfares interrompit Nancy. Le cor résonna sous les fenêtres du château, le roi arrivait de la chasse.

La reine se dirigea vers la fenêtre, s’y accouda et murmura à son tour :

— Voici la Providence qui m’envoie une charmante occasion de me venger. Le roi a exilé M. de Turenne, et mam’selle Fosseuse m’a joué plus d’un vilain tour ; je veux être adorable pour le seigneur italien, et je réserve le page pour la señorita ; ce qui fait que ni le roi, ni Fosseuse ne trouveront leur compte à mon jeu.

Une pensée soudaine traversa l’esprit de Marguerite :

— Diable ! fit-elle, Nancy prétend que Bavolet m’aime… Et Nancy est une fine mouche…

Elle demeura pensive une minute, – puis elle laissa échapper de ses lèvres rouges un frais éclat de rire :

— Je l’ai tenu sur mes genoux, dit-elle, et je lui ai appris à lire ; ensuite je lui ai enseigné le latin et le grec ; après je lui ai montré la peinture et la sculpture ; enfin j’ai été son premier maître en escrime ; voilà, ce me semble, assez de leçons ; mon écolier me paraît accompli, et il est temps que je résigne mes fonctions de professeur.

En ce moment la chasse débouchait sur la pelouse verte qui entourait le château, et la reine aperçut son royal époux chevauchant à la droite de la señorita.

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