Où il est parlé des contes que narrait M. de Turenne et du caquet spirituel de mademoiselle de Montmorency.
Le château de Coarasse, dont mam’selle Nancy, l’espiègle et railleuse Parisienne, avait tant médit durant la toilette de madame Marguerite, et qui promettait maintenant d’être fertile en intrigues mystérieuses, était la demeure favorite du roi Henri de Navarre.
C’était à Coarasse qu’il avait passé la plus belle moitié de sa jeunesse, au milieu de rudes serviteurs qui le tutoyaient et ne lui donnaient jamais le nom de prince, d’après les ordres de son aïeul Jean d’Albret ; vivant de l’âpre et sobre existence des chasseurs, et faisant contre les ours des Pyrénées son apprentissage de monarque guerrier.
Coarasse n’était point une résidence royale ; loin de là ! Un bonhomme de châtelain gascon s’en fût accommodé tout au plus pendant la belle saison, car l’hiver, la neige, la glace, les rigueurs de la température en faisaient la plus taciturne des demeures.
Ses vieux murs étayés par un réseau de lierre, ses fossés sans eau, ses boiseries vermoulues, ses salles enfumées, arrachèrent à madame Marguerite, la première fois qu’elle y vint – et elle y arriva par une nuit fort sombre – un sourire dont l’amertume était intraduisible.
Elle ne put fermer l’œil et songea involontairement que la politique était une fort sotte chose, puisqu’elle lui avait donné Coarasse pour résidence et le roi de Navarre pour mari, au lieu et place des palais lorrains aux riches tentures et de son Henri le duc de Guise qu’elle avait tant aimé.
Mais au matin, quand les yeux encore battus, le front pâle, elle eut ouvert elle-même ses jalousies et jeté un coup d’œil au dehors, un cri d’admiration lui échappa.
Le panorama qui se déroulait sous ses yeux avait la poétique splendeur d’un rêve.
Le château, assis sur un étroit plateau, dominait un pêle-mêle adorable de frais vallons, de rocs moussus, de bois, de ruisseaux, de prairies, de charmants villages coquettement perchés, – tout cela était éclairé, illuminé, étincelant des rayons d’un soleil d’avril et des rubis sans nombre d’une rosée matinale ; tout cela encadré par les crêtes bleues et neigeuses des Pyrénées, horizon magique et grandiose entre tous !
La reine qui se voyait pauvre, la princesse de France dépaysée, la fille des Valois née sous les lambris d’or du trône disparurent… l’artiste seule resta.
— Que c’est beau ! murmura-t-elle.
Et alors elle fit appeler le roi et lui dit :
— Retournerons-nous à Paris ?
— Ma mie, dit le Béarnais, César qui était un homme assez fort, prétendait qu’il préférait de beaucoup être le premier dans une bourgade que le second à Rome.
— Je le sais. Eh bien ?
— Eh bien ! je suis comme César ; à Coarasse je suis chez moi, à Nérac aussi, à Pau tout autant… À Paris, je suis chez notre frère, et vous savez que nos frères de France ont de fort vilaines idées à l’endroit de la liberté de conscience en religion.
— Combien de temps comptiez-vous passer à Coarasse ?
— Mais, le plus possible six mois par an.
— Très bien ; je m’y résigne, cependant…
— Parlez, ma mie, dit le Béarnais en attachant sur sa femme cet œil bonhomme si perspicace.
— Vous me donnerez carte blanche, et je ferai restaurer le château de Coarasse.
— Hum ! fit le Béarnais, nous sommes de pauvres diables de souverains, endettés et sans revenus, d’autant, ajouta le roi en riant, que mon frère de France me paie fort peu votre dot.
— Je serai sage, dit la reine.
— Eh bien ! en ce cas, viennent la récolte du blé, la cueillette des olives et les vendanges, nous aurons bien quelque vingt mille livres à vous octroyer…
Et le roi regardait sa femme à la dérobée.
— C’est peu, dit-elle ; mais je m’en contente à une condition, c’est que je les aurai tout de suite.
Le roi fit la grimace, mais il répondit sur-le-champ, heureux d’en être quitte à si bon marché :
— Je crois que mon intendant, qui me sert en même temps de ministre des finances, de grand veneur et de mestre-de-camp, ce pauvre Mornay, à sa caisse en piètre état ; mais nous verrons à vous trouver les vingt mille livres dans le plus bref délai. Dans tous les cas, je vendrai à mon cousin d’Espagne ce lopin de terre qui mord sur ses frontières et qu’il me veut toujours acheter.
Le soir même la reine eut ses vingt mille livres, – le lendemain, elle mit quarante ouvriers à l’œuvre ; huit jours après, Coarasse était habitable, décoré, rajeuni, et madame Marguerite y possédait cet oratoire où nous avons introduit nos lecteurs, et dans lequel elle avait entassé une partie de ses richesses artistiques qu’elle avait apportées de Paris ou fait venir d’Espagne et d’Italie à grands frais.
Cependant les vingt mille livres avaient été insuffisantes, et madame Marguerite jugea convenable de dévaliser une aile du château de Pau de ses tentures et de son ameublement.
Le roi fronça le sourcil, mais il ferma les yeux en se disant :
— Je prendrai d’assaut, un jour ou l’autre, la ville de Cahors, que me retient mon frère de France, et je volerai les meubles et les tentures du gouverneur pour mon château de Pau, comme madame ma femme vole ce dernier au profit du château de Coarasse.
Pendant trois mois la reine fut ravie, ses instincts de peintre et de poète se trouvèrent satisfaits, et puis l’ennui vint mais elle n’osa se plaindre, et y acheva la saison sans trop d’humeur brune.
L’année suivante elle revint, s’ennuya davantage et se fit ordonner le climat de Nérac comme nécessaire à sa santé.
Le roi ne souffla un mot et la laissa à Nérac sous la garde de ses dames d’honneur et de M. de Turenne, un fort galant cavalier, qui contait à merveille, et dont l’esprit faisait sourire madame Marguerite dans ses plus noires tristesses.
Le roi s’en alla à Coarasse tout seul, emmenant ses pages et quelques gentilshommes.
Mais d’aventure il arriva que l’hiver suivant, pendant les longues soirées du château de Nérac, le roi s’aperçut que si M. de Turenne avait beaucoup d’esprit, une fille d’honneur n’en possédait pas moins, et il souhaita fort écouter jaser mademoiselle Fosseuse de Montmorency sous les marronniers de Coarasse, au printemps, comme il l’entendait, en hiver, dans l’oratoire du château de Nérac, où madame Marguerite tenait sa cour. Malheureusement, la santé de madame Marguerite exigeait toujours qu’elle demeurât à Nérac, et en conscience, le roi ne pouvait emmener mademoiselle Fosseuse à Coarasse sans la reine, dont elle était la fille d’honneur.
Alors une idée, une idée spirituelle comme il en avait tant, poussa dans le cerveau du roi, qui se dit :
— Puisque je ne puis avoir, à Coarasse, le gentil caquet de mam’selle Fosseuse, j’aurai, au moins, les contes de M. de Turenne.
Et il nomma le vicomte gouverneur du château de Coarasse.
M. de Turenne quitta fort à regret les ombrages du parc de Nérac ; mais le roi ordonnait, il obéit.
Quand M. de Turenne fut parti, la reine qui aimait, fort les contes, en demanda au nouveau gouverneur de Nérac, mais le nouveau gouverneur était un bélître qui n’en savait faire, et la reine recommença à s’ennuyer.
Alors son médecin, qui n’était tout autre que le vieux Miron, un homme d’esprit qui savait par cœur sa Marguerite, lui ordonna l’air de Coarasse, comme il lui avait conseillé, deux ans auparavant celui de Nérac ; et la reine partit emmenant Fosseuse, ce qui fit que le roi retrouva chaque soir, au retour de la chasse, le caquet de la fille d’honneur, comme la reine les récits merveilleux du vicomte.
Pendant deux années, la reine continua à passer l’été à Coarasse et elle s’y habitua bel et bien ; ce qui fit que le roi finit par s’avouer que les contes de M. de Turenne était trop amusants et nuisaient fort à ceux de mam’selle Fosseuse, et qu’il lui dit un beau matin avec sa bonhomie accoutumée et lui frappant sur l’épaule :
— Si tu allais faire un tour dans la terre de Bouillon, vicomte ?
Le vicomte tressaillit et regarda le roi ; le roi continua simplement :
— Il y a longtemps que tu n’y as paru, et tes vassaux et métayers te doivent voler de la belle manière. Quand on possède des champs au soleil, vois-tu, il les faut visiter souvent ; rien n’est tel que l’œil d’un maître. J’en fais tout autant, moi, et je veille à l’aire quand mes métayers engrangent, sans cela je serais à l’aumône.
Et le roi fit une demi-pirouette.
— Oh ! dit le vicomte, le service de Votre Majesté, m’est bien plus cher que de mesquins intérêts.
Le roi parut ne point entendre, et il ajouta d’un ton confidentiel :
— Au surplus, vois-tu, j’ai besoin que tu t’en ailles, et voici pourquoi : Je m’aperçois que tes contes et tes histoires achèvent de tourner la tête de madame Marguerite, qui était déjà pas mal toquée, et qui finira par devenir folle à lier, si tu ne vas faire un voyage quelque part. Je te conseille d’aller à Bouillon ; je suis sûr qu’on te vole !
Le roi avait fait une demi-pirouette ; il en fit une tout entière et planta là le vicomte, qui prit la chose en galant homme, fit fermer ses valises et partit le même jour.
Le roi, avons-nous dit, chevauchait en tête du cortège, à côté de la señorita.
Henry avait alors à peu près trente ans ; il était de taille moyenne, brun, l’œil pétillant, le sourire affable avec une pointe de raillerie fine, l’air avenant et franc.
La señorita était un chef-d’œuvre, qu’on nous passe le mot. Son pied de Cendrillon chaussait l’étrier avec une aisance parfaite ; sa main blanche et dégantée maniait habilement la bride et la cravache, et sa taille se balançait au pas du cheval avec des ondulations d’une souplesse exquise.
Aussi le Béarnais avait-il deviné tout d’abord que la señorita devait posséder tout autant d’esprit que Fosseuse, et s’occupait-il d’elle avec une galanterie tellement minutieuse, que mademoiselle de Montmorency en souffrait fort, quoi qu’eût pu dire Nancy, laquelle avait prétendu qu’elle aimait le beau Gaëtano.
Elle chevauchait, en effet, à côté de ce beau gentilhomme italien, mais ne prêtait à ses discours qu’une attention distraite.
Le seigneur Gaëtano était ce beau cavalier que vous avez entrevu à la tour de Penn-Oll, au château de Glasgow et à Gibraltar.
Madame Marguerite, le trouva fort beau et se dit :
— Qui sait s’il ne possède pas l’art merveilleux pour narrer des contes ?
Après cette réflexion, madame Marguerite demeura pensive… Le roi mit pied à terre le premier et offrit son genou à la señorita. La señorita l’effleura de son pied mignon et bondit comme une biche sur la pelouse verte.
Alors le roi se tourna vers le seigneur Gaëtano :
— Monsieur l’ambassadeur, dit-il, vous trouverez l’hospitalité du roi de Navarre un peu maigre, mais le vin est bon, nos environs sont giboyeux, nous boirons frais et chasserons beaucoup, jusqu’à ce qu’il prenne fantaisie à notre cousin d’Espagne de vous rappeler pour vous confier une mission plus importante. Quelle idée, ajouta le Béarnais avec un sourire naïf, quelle diable d’idée a donc eue mon cousin Philippe de me prendre ainsi au sérieux et de m’envoyer un ambassadeur ?
— C’est que le roi de Navarre est plus grand que son royaume, répondit Gaëtano en s’inclinant.
Puis il se dit tout bas : Voilà un bonhomme beaucoup plus fort qu’il ne veut le paraître, et décidément nous avons eu raison de commencer par lui.
— À propos, dit le roi, je ne vous ai point encore présenté à madame Marguerite, n’est-ce pas ?
— J’en attends l’heure avec impatience, sire.
— Eh bien ! offrez votre poing à mademoiselle de Montmorency, et si la señorita veut accepter le mien, nous l’irons visiter en son retrait, un retrait assez extraordinaire, je vous assure, un chaos bien singulier, qui me fait dire chaque jour que madame Marguerite a le cerveau écorné.
— Je sais la reine grande artiste, dit Gaëtano.
— On le dit, murmura philosophiquement le roi, mais moi, je n’y entends goutte, et j’estimerais bien plus qu’elle sût filer et coudre comme la reine Anne de Bretagne, notre grand-tante, ou confectionner des pâtisseries et confitures, comme feue la reine, ma mère, que passer ainsi qu’elle fait de longues heures à dégauchir un bloc de marbre.
Gaëtano observait le roi du coin de l’œil ; le roi avait la physionomie la plus insignifiante du monde en ce moment-là.
— Cordieu ! murmura Gaëtano, nous aurons du fil à retordre avec ce roi paysan.
— Bavolet ! cria le Béarnais.
Le page s’approcha respectueusement.
— Monte chez madame Marguerite, mon enfant, et demande-lui si elle nous peut recevoir.
Bavolet s’inclina et partit en courant.
Bavolet était, ainsi que l’avait dit mam’selle Nancy, un page charmant, hardi, spirituel, beau garçon, portant son manteau sur l’épaule et son pourpoint nacarat avec une grâce parfaite. Souvent le roi, qui l’aimait fort, avait coutume de dire : – ce gaillard-là est trop élégant pour un pauvre diable de monarque comme moi, et il serait bien plus en son lieu et place auprès de mon frère de France, qui a le Louvre et des châteaux par centaines, ou chez mon cousin de Guise, qui est un élégant et un musqué… mais, malgré cela, je l’affectionne et le garde.
Bavolet était l’enfant de la cour. Madame Marguerite avait été, de son propre aveu, son maître d’école, de dessin, d’escrime et de beau langage ; le roi lui avait enseigné la vénerie et l’agriculture, – Nancy lui avait appris certains travaux d’aiguille et de broderies.
Bavolet était un garçon accompli, que tout le monde aimait, même M. de Turenne, quoiqu’il eût beaucoup d’esprit et fût parfaitement capable de narrer des contes.
Bavolet monta quatre à quatre l’escalier qui conduisait aux appartements de la reine ; en route il croisa Nancy, qui lui dit avec un fin sourire :
— Madame la reine est habillée, monsieur Bavolet ; vous pouvez l’aller voir. Vous trouverez Pepa la Catalane qui voudrait vous narrer des contes.
— Ah ! dit Bavolet avec insouciance, je me moque bien de ses contes.
Et il prit Nancy par la taille et lui appliqua un gros baiser sur la joue.
— Hum ! pensa Nancy en se débattant, ce garçon-là est moins timide que ne le veut bien dire Sa Majesté ; je le crois aussi beau conteur que M. de Turenne.
Bavolet laissa glisser Nancy et continua son ascension ; il était en belle humeur, il sifflotait un air de chasse et était bien en ce moment le plus hardi des pages.
Mais quand il fut arrivé à la porte de l’oratoire, sa hardiesse, sa bonne humeur disparurent, le cœur lui battit et il gratta d’une main mal assurée.
— Entrez, dit la reine.
Bavolet entra et demeura immobile sur le seuil, contemplant madame Marguerite avec le plus flatteur des embarras.
Ainsi vêtue, ainsi coiffée, Marguerite de Valois était belle à damner l’austère Mornay lui-même.
Elle sourit de l’admiration de Bavolet, et lui dit avec ce ton de bonté toute maternelle qu’elle employait toujours avec lui :
— Bonjour, mon enfant ; donne-moi ton front et dis-moi si nous avons été un hardi chasseur aujourd’hui ?
— Non, dit Bavolet en baisant la main de la reine ; j’ai été maladroit !
— Et pourquoi cela ?
— Je ne sais pas, murmura Bavolet tout rougissant.
— Et moi, je le sais, dit la malicieuse reine : c’est que vous êtes amoureux, mon beau page.
Bavolet frissonna et souhaita un moment être à cent cinquante lieues du château de Coarasse, en un désert quelconque.
— Il paraît, reprit la reine, que mam’selle Fosseuse vous troubles l’esprit ?
Bavolet alarmé, se trouva rassuré par ces dernières paroles.
— Votre Majesté me raille, dit-il, et me fait oublier mon message.
— Et que venez-vous m’annoncer, monsieur l’ambassadeur ? demanda Marguerite en bouclant du bout de ses doigts rosés la chevelure châtain du page ?
— Le roi désire présenter à Votre Majesté, dit Bavolet, une dame espagnole et l’ambassadeur du nouveau roi d’Espagne, Sa Majesté Philippe III.
La reine avait fait une toilette minutieuse pour recevoir l’ambassadeur, elle avait daigné être sa propre camérière tout exprès pour lui ; mais elle était la petite-fille de François Ier, et partant, d’humeur changeante, pour justifier sans doute le distique de ce monarque :
Souvent, femme varie, etc.
Elle avait réfléchi sans doute depuis et renoncé, pour le moment, à recevoir l’ambassadeur, car elle répondit à Bavolet :
— J’ai la migraine, mon enfant ; prie le roi de renvoyer à plus tard cette présentation.
Bavolet alla rendre compte de sa mission et remonta chez sa belle institutrice.
La reine avait jeté sur un dressoir ses gants parfumés et, un morceau de craie à la main, elle dessinait avec un soin infini des projets de costumes sur le lampas grenat de la tapisserie.
— Bavolet, dit-elle en voyant reparaître le page, je veux donner un bal masqué ce soir.
— Ah ! fit Bavolet étonné.
— Viens m’aider à dessiner des costumes, toi qui dessines si bien ; nous allons fouiller le règne du roi Charles VI dans ses plus mystérieuses arcanes d’élégance.
Elle lui tendit la craie et se dit à part :
— Un bal masqué est adorable pour nouer les fils de plusieurs intrigues… On est si hardi sous le masque !
— Dame ! observa Bavolet, il est un peu tard ; aurons-nous le temps de tout préparer pour ce soir ?
Elle lui adressa un ravissant sourire.
— Tu sais bien, dit-elle, que je suis une fée… et tu seras mon petit génie familier.
Bavolet frissonna de plaisir et ses joues rosées gagnèrent en un instant le ton d’incarnat de son pourpoint.