La fidélité.
Parvenu au pied de la route, il put s’expliquer leur disparition. La roche était creuse et formait l’ouverture d’une sorte de caverne assez profonde, car il vit briller dans l’éloignement une clarté rougeâtre. Le souterrain, étroit à l’orifice, s’élargissait peu à peu, et finissait par former une sorte de salle basse assez spacieuse, au milieu de laquelle flambait un grand feu de sapins ; c’était la lueur que le roi avait aperçue.
Autour du feu se trouvaient quatre personnages : – les deux veneurs, qui n’étaient autres que don Paëz et son frère Hector, le vieux Penn-Oll et la mère de l’enfant. Le roi alla droit à eux, et arrivé à trois pas, il s’arrêta et les toisa du regard ; puis apercevant une femme, il s’inclina courtoisement.
— Qui êtes-vous et que voulez-vous ? demanda durement le vieux Penn-Oll.
Le roi fit un pas en arrière, arrêta son œil d’aigle sur le vieillard et répondit :
— Je me nomme Henri de Bourbon, roi de Navarre ; et je veux savoir de quel droit ces deux hommes que voici se permettent de chasser chez moi et avec mes propres chiens.
Don Paëz, Hector et le vieux Penn-Oll avaient l’épée nue, tout comme le roi ; don Paëz répondit :
— Puisque vous nous avez dit qui vous êtes, sire, nous allons vous dire, à notre tour, qui nous sommes. Ce vieillard est notre père, nous sommes frères tous deux, et nous avons deux frères encore, Gaëtano, l’ambassadeur d’Espagne et Gontran, l’écuyer du duc de Mayenne. Tous quatre nous sommes les descendants des ducs de Bretagne, dépouillés par les rois de France ; tous quatre nous avons juré de rétablir un duc sur le trône des Dreux, et de refaire un État libre de la vieille Armorique.
Le roi, la main sur son épée, écoutait gravement.
— Et le duc sera l’un de vous, n’est-ce pas ? demanda-t-il avec calme.
— Non, répondit don Paëz, nous sommes cadets. Ce duc est un enfant que nous cherchons, c’est le fils de cette femme vêtue de noir que vous voyez ici.
— Très bien, dit le roi. Auriez-vous compté sur mon appui, par hasard ?
Un ricanement échappa à don Paëz.
— Mieux que cela, sire, dit-il. Nous avons compté sur le roi d’Espagne et sur le duc de Guise, qui sera roi de France demain.
Henri de Bourbon tressaillit.
— Mon frère serait-il mort ? dit-il.
— Non ; mais on va le déposer, au nom de la sainte ligue.
— En ce cas, dit impétueusement le roi, je serai donc le roi de France ?
— C’est précisément ce que nous ne voulons pas, car nous avons acheté la Bretagne au prix de votre propre couronne et de votre liberté.
Un éclat de rire s’échappa de la poitrine du roi.
— Ceci devient burlesque, murmura-t-il.
— Roi de Navarre, continua don Paëz, vous avez signé hier votre abdication en faveur de Philippe d’Espagne.
— Ces gens-là sont fous ! fit le roi avec dédain.
— Nous disons vrai, je vous jure ! Vous souvenez-vous d’avoir signé un brevet de duchesse ?
— Oui, dit le roi étonné.
— Eh bien ! l’encre dont vous êtes servi était une encre qui s’efface. Votre signature seule est restée, et nous avons rempli…
Le roi poussa un cri terrible : Trahison !
— Attendez donc, roi de Navarre, poursuivit don Paëz d’une voix vibrante, attendez !
Et don Paëz déroula le parchemin, et lut d’un bout à l’autre un acte d’abdication dans lequel le roi de Navarre renonçait à sa couronne en faveur du roi d’Espagne, et à ses droits au trône de France en faveur du duc de Guise.
Un homme ordinaire se fût élancé impétueusement sur don Paëz et eût essayé de lui arracher le parchemin ; – le roi se contint et dit :
— Me pourriez-vous montrer la signature ? Il me semble qu’elle est pareillement effacée.
— Vous allez la voir reparaître, sire, dit Hector en prenant le flacon et en versant une goutte d’acide à la place même où le roi avait signé.
Il y eut parmi les cinq personnes qui assistaient à cette opération une seconde d’anxiété, puis l’encre reparut lentement, trait de plume par trait de plume, et soudain Hector, Paëz, le vieux Penn-Oll pâlirent et demeurèrent stupéfaits, tandis qu’un sourire de triomphe échappait au roi :
— Bavolet Ier ! s’écria-t-il. Voilà qui est admirablement joué !
Et, à son tour, il éleva la voix et leur dit avec ce ton d’autorité et de majesté que Dieu donne aux têtes couronnées dans les heures solennelles :
— Bas les armes, messieurs, remettez l’épée au fourreau et sortez d’ici ! je suis encore roi.
Mais soudain un bruit se fit à l’entrée du souterrain, un homme accourut en criant :
— Frères ! frères ! malheur à nous ! je n’ai point retrouvé l’enfant !
C’était Gontran qui revenait seul et désespéré.
Il regarda ses frères et son père, tous trois pâles et mornes, il se précipita sur le parchemin tombé à terre, lut l’étrange signature et devina tout !
Alors il regarda le roi d’un œil menaçant ; mais à peine l’eut-il envisagé, qu’un cri lui échappa, un cri de surprise, de joie, de délire…
À son tour, le roi le reconnut et répondit par une exclamation identique.
Ils se contemplèrent une minute silencieux, puis Gontran se précipita vers lui, le saisit par le bras et lui dit :
— N’est-ce pas vous que j’ai sauvé… la nuit de la Saint-Barthélemy… n’est-ce pas vous ?
— C’est moi, dit le roi ; moi, le roi de Navarre !
Tous les personnages de cette scène écoutaient avec anxiété.
— L’enfant ! demanda Gontran, qu’avez-vous fait de l’enfant que je laissai sous votre garde ?
— Mon fils ! exclama à son tour la veuve, qui bondit vers le roi comme une tigresse à qui on arrache sa progéniture, qu’avez-vous fait de mon fils ?
En cet instant, deux ombres apparurent à l’entrée du souterrain :
— Frères, frères ! le voilà !
— Ma mère ! ma mère ! murmurait une voix de jeune homme avec délire.
Gaëtano accourait, entraînant Bavolet.
— Cet enfant, dit alors le roi de Navarre à Gontran, votre fils, ajouta-t-il en se tournant vers la mère, le voilà ! – Je l’ai élevé, il a grandi sous mon toit, et je l’appelle mon fils.
Et le roi, en prononçant ces mots, semblait oublier, tant il était ému, la scène terrible qui venait d’avoir lieu.
Le page ne fit qu’un bond vers sa mère ; il l’étreignit dans ses bras – et à la vue de ces deux êtres que la tempête avait séparés et que la Providence réunissait enfin, le roi, les quatre frères, le vieillard lui-même se turent et demeurèrent silencieux et recueillis.
Mais quand le premier transport fut passé, lorsque Bavolet, s’arrachant des bras de sa mère, jeta enfin ses regards autour de lui et aperçut ses oncles et le roi ; – le vieux Penn-Oll s’avança vers lui, mit un genou en terre et lui dit :
— Sire duc de Bretagne, notre maître, nous te saluons et le faisons hommage de fidélité !
Bavolet recula étonné et regarda le roi. Alors le roi prit la parole à son tour :
— Bavolet, lui dit-il, ces hommes sont tes oncles, et tu es le descendant des ducs de Bretagne, tu n’es plus mon page, mon enfant, tu es de race souveraine, et tu ne peux demeurer à mon service. Ces hommes vont te dire que ta couronne est prête et que la Bretagne t’attend.
— La Bretagne est au roi de France, répondit Bavolet, et je ne sais ce que vous voulez dire.
— Écoutez donc alors, sire duc notre maître, dit impétueusement Gaëtano ; la Bretagne ne demande qu’à vous voir pour se séparer de la France et vous élever sur le pavois, car la Bretagne se souvient qu’elle était libre jadis, et qu’elle ne fut réunie à la France que par félonie et trahison !
— Qu’est la Bretagne ? demanda soudain Bavolet, est-elle assez forte pour se révolter et reconquérir son indépendance ?
— Elle le pourrait, dit le vieux Penn-Oll, mais cela est inutile. Le nouveau roi de France nous la rend.
— Le nouveau roi de France ! quel est-il donc, messires mes oncles ?
— Le duc de Guise montera sur le trône demain…
Bavolet était redevenu calme ; la révélation de son origine avait mis sur son front d’enfant une fierté majestueuse ; il était grave et digne comme un jeune souverain qui sent déjà tout le poids de sa couronne.
— Pardonnez-moi, dit-il, si je vous questionne ainsi, – mais je croyais que le plus proche héritier du roi de France se nommait le roi de Navarre.
Les quatre frères tressaillirent et se turent sous le froid regard de Bavolet ; seul, le vieux Penn-Oll répondit :
— Mon maître et mon enfant, je vous dois obéissance comme sujet, mais je suis de votre race et mes cheveux sont blancs, vous me devez donc écouter.
— Parlez, mon père, dit le page avec respect.
— Le roi de Navarre, poursuivit le vieillard, est de cette race maudite qui persécuta la nôtre ; il est notre implacable ennemi. Si le roi de Navarre montait sur le trône de France, nos dernières espérances seraient ruinées. Le roi de Navarre, sire duc, c’est l’obstacle invincible qu’il nous faut briser à tout prix…
Un rire féroce s’échappa de la poitrine du vieux Penn-Oll, et il ajouta d’un air sombre :
— Et il ne sortira point vivant d’ici !
Le roi écoutait froidement, les bras croisés sur sa poitrine, la tête haute comme François Ier à Pavie, ou, un siècle plus tard, Charles Ier marchant au supplice ! Il dédaignait de parler, il attendait avec un calme stoïque la réponse de Bavolet.
Bavolet garda, pendant quelques instants, un silence glacé qui pesa sur tous les cœurs du poids de dix siècles entassés ; il promena son œil bleu, qui brillait d’un mâle orgueil, sur tous ces visages que la passion et le fanatisme bouleversaient, puis il fit de nouveau un pas en arrière, posa le poing sur la hanche, se couvrit, comme c’était son droit de souverain, et alors il regarda fièrement le vieillard et les quatre frères.
— J’accepte le duché de Bretagne, dit-il.
Le roi tressaillit et regarda Bavolet ; Bavolet était impassible.
Un cri de joie s’échappa de la bouche du vieux Penn-Oll et de ses fils ; seule, la mère du jeune duc garda un morne silence et jeta un regard inquiet à son cher enfant.
— Je suis donc votre duc, reprit-il, votre seigneur et maître, celui à qui appartient votre vie, votre sang, votre volonté et votre énergie ?
— Oui ! dirent-ils avec enthousiasme.
— Eh bien ! alors, s’écria le page d’une voix vibrante : Chapeau bas ! mes maîtres ; chapeau bas ! moi, le duc, je l’ordonne !
Ils se regardèrent avec étonnement et se découvrirent, domptés par le ton impérieux de cette voix d’enfant qui venait de revêtir l’accent de l’autorité.
— Chapeau bas ! poursuivit-il, car vous êtes en présence d’un roi ! et devant les rois, les ducs se découvrent !
Et Bavolet ôta sa toque et alla vers le roi, devant lequel il fléchit un genou ; il lui prit la main qu’il porta à ses lèvres avec respect :
— Sire-roi, mon maître, dit-il, moi, le duc de Bretagne, je fais en vos mains comme celles de l’héritier présomptif de France, hommage-lige et donation de la couronne de Bretagne, qui est mienne comme celle de Navarre est vôtre.
Un cri d’indignation et de rage poussé par les cinq Penn-Oll ébranla les parois du souterrain ; mais soudain Bavolet se redressa et se tourna vers eux l’œil étincelant, le geste hautain, en vrai fils des Dreux qu’il était :
— Taisez-vous ! exclama-t-il avec colère ; je le veux !
— Trahison ! infamie ! hurla le vieux Penn-Oll.
La fureur de Bavolet tomba aussitôt et fit place à un calme terrible.
— Dieu me pardonne, fit-il avec la superbe ironie d’un Valois, on ose murmurer ici quand je parle, moi le maître et le seigneur !
Et il y avait une domination telle dans l’accent de Bavolet, que le vieillard se tut et que don Paëz lui-même, don Paëz, le superbe roi déchu, frissonna au son de sa voix.
— Vous ne savez donc pas que cet homme, que vous avez attiré dans un piège infâme pour l’assassiner lâchement, vous ne savez donc pas qu’il est roi, mes maîtres ! et que nul sur terre, peuple ou noblesse, n’a droit de toucher à l’oint du Seigneur ? Vous ne savez donc pas qu’un jour viendra où cet homme posera sur sa tête une couronne étincelante devant laquelle les rois et les peuples du monde s’inclineront avec respect, parce que deux mots y seront gravés : justice et patrie ? Vous ne savez donc pas quel noble et grand cœur bat sous cette rude poitrine, et faut-il donc que je vous apprenne que, dans le royaume de Navarre, il n’est pas jusqu’au plus chétif, qui ne donnât mille fois sa vie pour la vie de son roi ?
Le roi écoutait Bavolet et frémissait d’orgueil.
Le vieux Penn-Oll voulut parler Bavolet lui imposa silence d’un geste :
— Mon roi et mon père, dit-il, se tournant vers Henri de Bourbon, que m’importe ma naissance, que m’importe un pays qui ne me connaît pas ! J’ai mangé votre pain, j’ai dormi sous votre toit, vous m’avez nommé votre fils, je suis plus fier de ce titre, je suis plus fier de votre royale amitié que de tous les trônes de la terre. Henri de Bourbon, mon seigneur et mon maître, moi le duc de Bretagne, moi le fils des Dreux, je vous demande à genoux la permission d’être encore et d’être toujours le page du roi !
Bavolet se tut et attendit.
À son tour le roi fit un pas. Il releva son page et lui dit de cette voix grave et sonore, où la majesté et la bonté se fondaient en une suave harmonie :
— Tu seras mon fils, Bavolet, mon bras droit, mon lieutenant, mon ami ; – et, vienne sur mon front cette noble couronne qui doit être mienne un jour, je ferai la France si grande et si forte, j’écrirai si bien avec mon épée les mots de liberté et de patrie sur son étendard, que l’univers entier se courbera frissonnant et muet sous son glaive, qui deviendra celui de la justice et de la loyauté. Alors, poursuivit le roi, sublime de majesté et d’enthousiasme, le nom de France deviendra si retentissant que les étrangers en seront jaloux et que cette nation que tu me donnes sera fière d’avoir à jamais uni ses destinées aux destinées de ce peuple auquel j’aurai donné le sceptre du monde !
Et le roi s’arrêta, jetant un fier regard aux Penn-Oll ; mais le fanatisme et l’orgueil de race les aveuglaient ; aux nobles paroles du roi, à celles de Bavolet, ils répondirent par une exclamation de fureur, et don Paëz s’écria :
— Eh bien ! puisque tu es félon et traître, duc de Bretagne nous te déclarons indigne de régner et te déposons. Cette couronne que tu refuses, tu n’as point droit de la donner, car elle m’appartient maintenant, à moi l’aîné de ma race, et je régnerai, je le jure ! car mon étoile pâlie brille d’un éclat nouveau, car il est écrit sur le livre des destinées que je mourrai un sceptre à la main !
Et don Paëz, en prononçant ces mots, redevint ce fier roi des Maures qui brisa le dernier fleuron avec son dernier tronçon d’épée !
Mais Bavolet le regarda non moins fièrement en face et répondit :
— Vous osez me déposer, eh bien ! moi, je vous renie ! Je vous, renie, car vous avez osé, vous les fils des Dreux, parler ici d’assassinat ! Je vous renie, car vous n’avez point compris que le plus grand des crimes a nom ingratitude ! la plus sainte des vertus, fidélité ! J’ai mangé le pain du roi, je lui ai sacrifié jusqu’à mon amour, le roi est mon père et mon maître, mon avenir et ma famille, vous… je ne vous connais pas ?
Alors on entendit dans un coin du souterrain un cri de joie suprême, un cri de mère qui a tremblé pour l’honneur de son enfant, et dont l’enfant reste pur et sans reproche.
La mère de Bavolet alla vers lui, l’enlaça de ses bras et lui dit avec émotion :
— C’est bien, tu es noble et grand, tu es mon fils !
En ce moment un bruit retentit à l’orifice du souterrain, une troupe d’hommes armés s’y engouffrèrent aux cris de Vive le roi ! À leur tête marchait l’austère et sombre Mornay, au milieu d’eux Fosseuse et Nancy agitaient leurs mouchoirs en signe de triomphe, et alors le roi se tourna vers les cinq Penn-Oll frémissants, et leur dit :
— À votre tour, messieurs, vous êtes mes prisonniers, et je pourrais me venger cruellement ; mais je me nomme Henri de Bourbon, j’ai le roi saint Louis pour ancêtre, et jamais la haine et la colère ne pénétreront dans mon cœur ; partez, je vous fais libres !
Ils sortirent tous les cinq, sombres et recueillis : la magnanimité du roi ne les avait point touchés.
— Ma foi ! dit Nancy à Fosseuse, le roi doit un bien beau cierge à maître Bavolet et le voilà dans l’impossibilité de rappeler M. de Turenne.
FIN DU PAGE DU ROI