La fanfare du roi Robert.
En quelques minutes, tout le monde fut à cheval. Le roi se trouva entouré par un groupe de gentilshommes et de dames, et Gaëtano, soit qu’il craignît d’être soupçonné, soit qu’il voulût jouer une indifférence absolue, – Gaëtano se tint à l’écart.
Mademoiselle de Montmorency s’était placée à la droite du roi ; Bavolet, qui montait un bel étalon limousin, se rangea à sa gauche.
Derrière venaient la señorita et M. de Bique. Les Mailly et quelques autres chevauchaient en tête.
Le cortège des veneurs sortit ainsi du château et gagna le premier rendez-vous de chasse.
Là, les chiens furent découplés dans un boqueteau environné de rochers et de cavernes, et bientôt ils donnèrent de la voix, séparément d’abord, puis avec ensemble.
Bientôt la bête fut sur pied et en vue. Elle gagna la plaine au nord-est, et les veneurs s’élancèrent sur ses traces ; puis, arrêtée par un torrent, elle rebroussa chemin, fit une tête à droite vers le sud et parut se diriger tout d’abord vers les gorges de la Combe-Noire. Gaëtano tressaillit : c’était trop tôt.
Mais soit hasard, soit habileté de la part des piqueurs, l’ourse dévia de nouveau, passa sur le front des chasseurs, dont les chevaux frémissants n’étaient point encore arrivés à ce degré de surexcitation où la terreur les grise et dégénère chez eux en courage furieux, et se dirigea vers le sud-est à travers les ravins et les précipices, gagnant Combe-Maudite, selon les prévisions de la plupart des veneurs un moment déroutés par cette fausse manœuvre.
Alors, chacun parut obéir à ses instincts particuliers et poussa son cheval.
Fosseuse abandonna le roi et joignit MM. de Mailly, auxquels elle dit vivement :
— En avant ! en avant ! le danger est réel !
Les Mailly et une dizaine de gentilshommes se trouvèrent bientôt masqués par un taillis, et alors ils piquèrent des deux et gagnèrent les hauteurs pour atteindre la Combe-Maudite.
Quelques-uns prirent une direction opposée, les autres s’échelonnèrent sur la route du roi et le suivirent de près. Parmi ces derniers se trouvaient Gaëtano, la señorita et M. de Bique.
Bavolet se contenta de passer à la droite du roi abandonnée par Fosseuse. Aussitôt une femme vint et se plaça à la gauche : c’était Nancy.
Gaëtano s’était approché de la señorita et chevauchait à cinquante pas en arrière du roi.
— Très bien, pensait-il, voici déjà que le roi n’a plus autour de lui que quelques hommes ; les autres courent prendre possession des passages et comptent sans le piqueur. Ils comptent mal ! dans quelques minutes le roi sera tout seul.
— Vous ferez bien, – se disait en même temps Bavolet qui, de temps en temps, observait Gaëtano à la dérobée, – vous ferez bien de ne pas vous approcher trop près du roi, monsieur l’ambassadeur ; car, si vous en êtes jamais à portée de pistolet, je vous casse la tête.
Le roi modérait l’allure de son cheval, en murmurant :
— Tous ces étourneaux, Fosseuse en tête, s’imaginent que dans une heure ils pourront sonner l’hallali, et c’est pour cela qu’ils galopent et essoufflent leurs chevaux avant le temps. Nous en avons au moins pour la moitié de la journée avant de pouvoir acculer la bête. Ne nous pressons pas.
Et, alors, le roi se tourna vers Bavolet :
— Laissons-les faire, dit-il en riant, ils auront le temps de se reposer. Allons au pas, nous, et dans cinq heures nous tirerons l’ours.
— Où cela ? demanda le page.
— Écoute, dit le roi, l’ours gagne Combe-Maudite, n’est-ce pas ?
— Oui, sire.
— Eh bien ! je t’assure qu’avant une heure il rebroussera chemin.
— En vérité !
— Et qu’il ira se faire prendre à Combe-Noire, cinq lieues plus loin.
— Par exemple ! dit Bavolet, incrédule.
— Le bois a été mal fait ou les chiens ont été découplés de travers, car la bête a pris une direction opposée à celle qu’elle prend ordinairement quand elle se doit faire prendre à Combe-Maudite.
— Ce serait curieux, pensa Bavolet, que les gens du seigneur Gaëtano et les hommes de MM. de Mailly échangeassent des coups de mousquet et des estocades, tandis que le roi et moi nous prendrions tranquillement l’ours à cinq lieues de distance. Précisément, voici M. l’ambassadeur qui tire à gauche et gagne, à son tour, le rendez-vous de l’hallali. Bon ! la señorita et M. de Bique le suivent. J’ai grande envie de tout avouer au roi et de le faire retourner à Coarasse. Le seigneur Gaëtano sera bien embarrassé de l’y venir chercher avec ses estafiers.
Le seigneur Gaëtano, ainsi que le disait Bavolet dans son monologue, gagnait effectivement du terrain et laissait le roi en arrière. Il s’était placé à la droite de la señorita et lui disait en anglais :
— Je suis joué par le piqueur, l’ours ira se faire prendre à Combe-Maudite, où ils sont déjà tous. S’il ne rebrousse et ne gagne Combe-Noire, où Paëz, Hector et mon père attendent sans doute, tout est perdu !
— Mon Dieu ! que me dites-vous là ?
— Quittez-moi, reprit Gaëtano, piquez à droite, gagnez Combe-Noire et prévenez-les. Paëz est sage, il avisera.
— Mais, vous ?
— Moi, je vais disparaître derrière quelque taillis, je ne veux pas perdre le roi de vue un seul instant.
Ils coururent côte à côte pendant quelques minutes encore, puis Gaëtano éperonna son cheval et bientôt il fut séparé de la señorita et du comte de Bique par un pli de terrain.
Alors celle-ci dit au gentilhomme :
— Prenons à droite, je crois que c’est la bonne route.
— Comme vous voudrez, dit le comte.
La señora avait examiné le cheval de son cavalier ; elle avait reconnu qu’il était moins ardent et moins rapide que le sien, et elle espérait le laisser en route avant peu.
Mais le comte, sans savoir l’anglais, avait cependant compris que l’ambassadeur la chargeait de quelque mystérieuse mission, et il n’oublia point les recommandations de Bavolet. Au moment où la señora commençait à prendre une avance de cinquante pas, il poussa un cri :
— Un daim ! un daim ! fit-il, jouant l’enthousiasme du chasseur.
Et, ajustant le daim imaginaire, dans un fourré voisin, il épaula sa carabine, fit feu et cassa la jambe droite de devant du cheval de l’Andalouse.
Le cheval s’abattit et la señorita se retourna effrayée. Le comte joua assez bien la stupeur, il parla de sa maladresse, et puis, comme s’il eût espéré retrouver le daim, il s’élança dans le fourré et laissa l’écuyère démontée et maugréant.
Pendant ce temps, et selon ses prévisions, le roi était presque entièrement abandonné. Les quelques veneurs qui l’entouraient encore s’étaient laissé emporter par leur ardeur et couraient sur les traces des chiens dont les voix, affaiblies par la distance, résonnaient dans les basses gorges des montagnes au sud-est.
Seuls, Nancy et Bavolet demeuraient auprès du Béarnais.
Bavolet réfléchissait et se disait que si, malheureusement, il avertissait le roi, celui-ci voudrait courir au-devant du péril et y donnerait tête baissée ; de plus, il avait une foi profonde dans les lumières cynégétiques du Béarnais, et il pensait que si, comme il le prétendait, la bête faisait tête-queue et revenait sur Combe-Noire, tout danger disparaîtrait, et qu’en ce cas il devenait inutile de prévenir le roi et de l’engager à retourner à Coarasse.
Et puis il était là, lui, Bavolet, lui, le vaillant et le fidèle, il était là, confiant en son courage et fort de son amour pour son roi.
En voyant disparaître Gaëtano, Bavolet avait dit à Nancy : – Suis-le et rejoins-le, si tu peux !
Ce qui fit que Nancy partit au galop.
— Ah ça, dit tout à coup le roi, nous voici donc seuls ?
— Il paraît, sire.
— Et ces gens-là se figurent donc qu’ils vont prendre l’ours tout de suite ?
— Ils sont présomptueux, dit Bavolet.
— La présomption n’est qu’un défaut ; mais crever les chevaux du roi est un vice, et la plupart montent mes chevaux. Ménageons au moins les nôtres.
— Sire, il me semble qu’on n’entend plus les chiens ?
— C’est que tu n’as pas l’oreille fine, mon page. Tiens, écoute… au sud-est, là-haut, à notre gauche.
— Ah oui ! j’entends, en effet.
— Et tu verras que, dans quelques minutes, ils se rapprocheront de nous et reviendront sur leurs pas. Tiens, tiens, écoute encore…
La voix de la meute prenait du corps et devenait plus distincte et plus sonore.
— La bête, continua le roi, va suivre le bas de ces précipices là-haut, dans la direction de mon doigt… elle rasera les rochers pendant une heure, puis elle viendra sur nous, débouchera de ce taillis noirâtre que tu vois, à un quart de lieue, passera sur notre front avec toute la meute, et, se dirigeant vers l’ouest, tirera sur Combe-Noire. Tu verras que nous sonnerons l’hallali tout seuls.
Et le roi entra dans une longue et savante dissertation sur les mœurs et les habitudes des ours, la manière de les chasser et de les tirer, soit en temps de neige ou de découvert, citant à propos plusieurs auteurs versés dans la noble science, tels que l’érudit Jacques du Fouilloux, et le roi Charles IX lui-même, de vaillante mémoire cynégétique.
Le roi s’exprimait avec calme et ne paraissait pas se douter le moins du monde que sa vie pût être en danger un seul instant.
Bavolet l’écoutait attentivement, mais toujours l’oreille tendue vers la meute et l’œil errant en avant et en arrière, sondant taillis et ravins, comme si chacun d’eux eut recelé un ennemi invisible.
La meute s’approchait et semblait justifier l’opinion du roi, – et taillis et ravins étaient complètement déserts.
— À propos, dit brusquement le roi, est-ce aujourd’hui que le seigneur Gaëtano me doit assassiner ?
Bavolet bondit sur sa selle et regarda le roi avec stupeur :
— Votre Majesté sait donc ? fit-il.
— Parbleu ! je sais qu’il veut m’assassiner, et je suppose qu’il profitera d’aujourd’hui. Une balle égarée fait tant de mal, parfois, ainsi que je le disais ce matin.
Bavolet hésita encore et fut sur le point de parler :
— Non ! non ! pensa-t-il, si je dis tout, le roi ira à Combe-Maudite, que l’ourse en prenne ou non le chemin.
— Je ne sais pas, dit-il, mais je veille sur Votre Majesté.
— Mon pauvre Bavolet, dit le Béarnais en souriant de son fin sourire, je suis montagnard et pauvre ; mais vienne le jour où je serai roi de France, je te veux remplir la toque de pistoles.
— Votre Majesté, répondit Bavolet du ton d’un enfant boudeur, fera beaucoup mieux, ce jour-là, de me donner une armée à commander.
— Tout beau ! monsieur le capitaine, vous serez donc bien habile ?
— Qui vivra verra, répondit le page. Maintenant, si j’ai un conseil à donner à Votre Majesté…
— Oh ! dit le roi, ce n’est point assez que tu veuilles commander une armée, tu veux encore donner des conseils. Tu joues donc au Nestor, étourdi ?
Bavolet se mordit les lèvres :
— Je voulais dire qu’on ne sait point ce qui peut advenir, et que Votre Majesté, puisqu’elle sait que le seigneur Gaëtano la veut assassiner, ferait sagement de rentrer à Coarasse, et d’envoyer ensuite un gentilhomme – moi, par exemple, – arrêter monsieur l’ambassadeur.
— Arrêter un ambassadeur ! y penses-tu, mon page ?… et un ambassadeur d’Espagne, encore !
— Dame ! sire, écoutez donc, il le vaut mieux faire pendre que d’être assassiné par lui.
— Pour le pendre, il faut des preuves.
— Votre Majesté se trompe ; pour le pendre, il n’est besoin que d’une bonne corde neuve et bien graissée.
— Et d’un bourreau, s’il te plaît !
— Peuh ! fit modestement Bavolet, je me chargerais de la besogne, à la rigueur.
Le roi se prit à rire.
— Tu le hais donc bien, ce seigneur Gaëtano ?
— Oh ! de toute mon âme !… Il en veut à votre vie, cela me suffit !
— Est-ce pour cela seulement ?
— N’est-ce point assez ? demanda le page qui se troubla soudain.
— Je croyais que tu en étais un peu jaloux ?
— Par exemple ! fit Bavolet, dont le trouble croissait.
— Et que sa manière de narrer les contes… Il a beaucoup d’esprit, sais-tu ?… Mais il paraît que je me suis trompé… Passons !
Bavolet défaillait sur sa selle.
— Tiens, reprit le roi qui eut pitié de son page, voici l’ourse, écoute donc !
La meute ; en effet, remplissait le taillis désigné naguère par le roi, de ses hurlements furieux, et, animant ses cris, deux trompes résonnaient derrière elle.
Ces trompes sonnaient une fanfare inconnue au pays de Navarre, une fanfare qui fit tressaillir le roi.
— Qu’est cela ? dit-il, et où diable mes piqueurs…
Il n’acheva pas, l’ourse apparut suivie et bue par la meute ardente ; puis derrière la meute sortirent du fourré deux gentilshommes inconnus au roi et à Bavolet, deux gentilshommes de haute taille, montant des chevaux noirs, et encapuchonnés eux-mêmes dans des manteaux de couleur sombre.
L’ourse passa à mille pas du roi, entraînant la meute à sa suite ; et sur le flanc de la meute, les deux cavaliers inconnus passèrent au galop, sonnant à pleins poumons cette fanfare écossaise qui a nom la fanfare du roi Robert. Quant aux piqueurs ordinaires, ils étaient demeurés en arrière.
— Ventre-saint-gris ! s’écria le roi, ai-je donc la berlue ?
— Non, sire, répondit Bavolet frissonnant, je ne connais pas plus les veneurs que la fanfare.
— Cordieu ! mon page, nous les connaîtrons.
— Le complot ! le complot ! murmura le page dont les cheveux se hérissaient ; il y a du Gaëtano là-dessous. Sire, arrêtez ! arrêtez ! au nom du ciel !
Mais le roi avait poussé son cheval en disant :
— Je suis curieux de savoir quels sont les gens assez hardis pour chasser ma propre bête avec mes propres chiens, sans que je les y convie ?
— Sire ! sire ! cria Bavolet en le rejoignant, sire, arrêtez ! ne les suivez pas ! ce sont les assassins !
Le roi se retourna.
— Ils sont deux, n’est-ce pas ?
— Oui, sire. Eh bien ?
— Eh bien ! nous sommes deux aussi. En avant ! mon maître ; et ventre-saint-gris ! s’il faut dégainer, si l’on en veut à ma vie… Allons, Bavolet ! allons, mon page !
Et le roi poussa de nouveau son cheval sur les traces de la meute et des veneurs au manteau sombre.
— Décidément, se dit Bavolet, il faut en découdre ! Mais mon maître ne mourra qu’après moi. Ventre-saint-gris ! je suis le page du Roi.
La chasse s’engouffra dans un ravin, puis déboucha dans une petite plaine pour disparaître quelques minutes plus tard sous une futaie de châtaigniers.
Le roi et Bavolet ne perdaient pas un pouce de terrain, mais ils ne gagnaient aucune avance, car les cavaliers qu’ils poursuivaient étaient admirablement bien montés.
L’ourse se dirigeait au galop vers la Combe-Noire, ainsi que l’avait prédit le roi. Bientôt elle eut atteint les premières vallées du défilé et se trouva encaissée entre deux montagnes à pic, semées de nombreux échos.
Alors la fanfare qui résonnait toujours, le galop des chevaux, les aboiements des chiens, les sourds grognements de la bête de chasse qui commençait à faiblir sur ses jambes, se fondirent en un fracas retentissant, en un pêle-mêle étourdissant de cris et de sons discordants qui revêtirent un cachet d’horreur grandiose, au milieu du paysage étrange et désolé que la chasse traversait. La vallée était étroite et dominée par des rochers à pic sur lesquels croissait, çà et là, un vieux sapin solitaire ; dans le lointain, en haut, apparaissait la cime neigeuse des Pyrénées ; un torrent roulait au bord du sentier que dévorait la meute ardente suivie des veneurs, et mêlait sa rauque harmonie, son murmure confus à cet effrayant orchestre, à ce fracas sans nom qui réveillait toutes les cavernes et faisait mugir toutes les profondeurs des bois et des rochers comme un ouragan d’imprécations.
Les veneurs sonnaient toujours, sonnaient sans relâche la terrible et sauvage fanfare, leurs chevaux volaient au milieu d’une gerbe d’étincelles que leurs sabots arrachaient aux cailloux du ravin, – et le roi mettait vainement l’éperon aux flancs du sien, – il ne pouvait atteindre les veneurs inconnus.
Bavolet lui-même était distancé par le roi et s’efforçait en vain de le rejoindre, criant toujours :
— Sire ! sire ! arrêtez !
Le roi n’entendait plus, le roi était hors de lui, et il labourait le ventre de sa monture avec furie.
Tout à coup la vallée fit un coude, le roi disparut aux yeux de son page dont les cheveux se hérissaient.
En cet endroit, la vallée était boisée et coupée brusquement en deux par un ravin plus étroit encore qui la scindait transversalement comme la traverse d’une croix.
Un autre torrent suivait ce ravin et se jetait dans le premier ; le roi l’avait franchi, ayant de l’eau jusqu’au poitrail de son cheval. À son tour, Bavolet voulut pousser le sien et passer également à la nage ; mais soudain un coup de feu retentit à dix pas de distance, le cheval du page s’abattit lourdement et un cavalier, débouchant par le ravin, se montra en deçà du torrent et cria à Bavolet :
— À nous deux ! mon beau page, je n’aime point à me battre au clair de lune !
Ce cavalier, c’était Gaëtano, qui avait fait un détour et venait, pour ôter à Bavolet tout moyen de franchir le torrent, de lui tuer son cheval d’un coup de pistolet. Le page se dégagea en un clin d’œil, laissa échapper un énergique juron, et saisissant ses pistolets tout armés, il ajusta Gaëtano :
— Je n’ai pas le temps de me battre aujourd’hui, dit-il, et votre cheval m’est nécessaire, puisque vous m’avez tué le mien.
Parlant ainsi, il ajusta l’ambassadeur et fit feu.
Gaëtano se courba sur son cheval qui se cabra à demi. La balle atteignit le noble animal au front et le tua raide.
L’ambassadeur roula par terre comme Bavolet ; comme lui il se releva soudain et courut au page l’épée haute.
Le page fit feu de nouveau, l’ambassadeur sauta de côté et la balle siffla à ses oreilles.
Alors, ivre de rage, Bavolet mit flamberge au vent et s’élança à la rencontre de Gaëtano.
— Ah ! s’écria-t-il, traître infâme ! si je ne puis sauver mon roi, au moins aurai-je ta vie !
— Voilà précisément ce que je ne veux pas, mon jeune coq, répondit Gaëtano en ricanant. Tu nous gênes, et il est impossible que je ne te tue point aujourd’hui, car je n’ai plus de raison pour te ménager.
Les deux adversaires s’attaquèrent avec furie : Bavolet oubliant dans sa fureur, son habileté en escrime et les savantes théories de la reine ; – Gaëtano maître de lui, froid, railleur, impitoyable, résolu à tuer le page pour assurer l’enlèvement du roi.
Trois fois Bavolet se fendit à fond, trois fois le coup fut paré ; – une fois l’épée de Gaëtano lui arriva en pleine poitrine…
C’en était fait du page sans la précieuse cotte de mailles que lui avait prudemment fait revêtir le roi.
L’épée ploya et ne pénétra point.
— Sang-Dieu ! exclama Gaëtano qui devint furieux à son tour, ceci est une lâcheté ! vous êtes cuirassé.
— Je n’y songeais plus, répondit Bavolet ; mais en tous cas c’est encore moins déloyal que votre coup de pommeau.
Bavolet revenait à sa nature railleuse ; sa haine pour Gaëtano qu’il allait assouvir enfin, lui faisait oublier momentanément le roi, pour lequel, d’ailleurs, il ne pouvait absolument plus rien.
Il fit un saut en arrière, piqua son épée en terre et dit froidement à Gaëtano :
— Attendez ! je vais ôter ma cotte de mailles. Reculez-vous, s’il vous plaît ?
— Pourquoi faire ?
— Mais, dit le page avec dédain, pour que la fantaisie de m’assassiner ne vous prenne point pendant l’opération.
Le rouge de l’indignation monta au visage de Gaëtano :
— Je suis gentilhomme et non estafier !
— Vous êtes un traître et un lâche !
La main de l’ambassadeur se crispa sur le pommeau de son épée et la fureur jaillit de ses yeux.
— Patience ! exclama le page avec un rire ironique ; attendez donc, mon maître ! dans trois secondes, je suis à vous !
Et Bavolet ôta son pourpoint, délaça la cotte de mailles, la jeta à terre et la poussa du pied avec mépris :
— Ceci est contre les balles, mais voici ma poitrine, dit-il, et lâchez d’en trouver le chemin, seigneur assassin, car si je trouve le chemin de la vôtre auparavant, j’en ferai une assez belle gaine à mon épée. – En garde, monsieur !
Les rôles changeaient. La fureur aveuglait maintenant Gaëtano. Bavolet reprenait son sang-froid, sa raillerie mordante et sa vaillante audace. Il redevenait l’élève savant et calme des derniers Valois, ces maîtres d’armes par excellence.
Aussi, dès les premières passes, le sang de Gaëtano coula ; l’épée de ce dernier rencontra sans cesse l’épée du page.
Pendant dix minutes, aucune parole ne fut échangée entre les acteurs de ce combat sans merci, livré au bord d’un torrent, dans un ravin désert, en face de rochers muets et sombres ; pendant dix minutes, tous les efforts de Gaëtano furent infructueux et la fine et blanche chemisette de Bavolet ne fut jaspée d’aucune goutte de sang.
Enfin Gaëtano se souvint d’une feinte habile, une feinte d’estafier napolitain : il se courba vivement, passa sous l’épée du page, et étendit le bras pour l’atteindre en pleine poitrine.
Mais le page sauta de côté à temps, il fut simplement effleuré, et, levant le bras à son tour, il asséna sur la tête de son ennemi un vigoureux coup de pommeau.
Gaëtano chancela, mais il ne tomba point, et se redressa soudain.
— Nous sommes quittes, dit Bavolet, en ricanant, c’est un coup de rustre pour un coup de manant. Partie et revanche. Voyons la belle.
Alors Gaëtano poussa un cri de joie : le sang du page coulait.
— Oh ! dit flegmatiquement Bavolet, c’est une égratignure et vous vous gaudissez pour peu de chose. Tenez ! voyez plutôt ce coup !
Et Bavolet atteignit Gaëtano à l’épaule et lui arracha un cri de douleur.
— C’est un joli coup, continua-t-il en ricanant, un coup que M. de Gignac, un page du roi Henri III, me montra l’an dernier, à Paris.
— Il vous l’a mal montré, riposta l’ambassadeur.
— Vous trouvez ?
— Sans doute ; car vous m’avez simplement éraflé.
— C’est que votre linge est grossier. C’est la faute de votre valet de chambre : la chemise a fait bourrelet. Mais figurez-vous que M. de Gignac me porta le même si durement, que sans une chaîne que je portais sur la poitrine, j’étais mort.
— Cette chaîne était malencontreuse, grommela Gaëtano ; sans elle, je ne perdrais point mon temps ici, car on m’attend ailleurs, mon jeune coq.
— Oh ! fit Bavolet, qui devint grave et sérieux tout à coup, cette chaîne, je ne l’ai plus, soyez tranquille, et elle ne vous gênera point. C’était cependant une belle chaîne d’or fin, massif et ciselé ; un bijou de famille, mon maître.
Gaëtano tressaillit et arriva tard à la parade.
— Voyez donc, fit Bavolet en riant, vous devenez maladroit, ceci fera le troisième coup d’épée que vous aurez reçu comme appoint ; je veux arriver à dix-neuf, reste seize.
Puis il continua l’histoire de sa chaîne :
— Figurez-vous que cette chaîne était le seul objet qui me pût faire jamais retrouver ma famille…
À ces mots, Gaëtano poussa un cri et se jeta en arrière.
— Qu’avez-vous donc, mon maître ? demanda le page.
— Rien, rien, répondit Gaëtano frémissant, je suis ému… troublé… voulez-vous m’accorder deux minutes de trêve ?
— Avez-vous déjà peur de mourir ?
— Non, non… mais cette chaîne ?… Eh bien ?…
— Eh bien ! fit Bavolet ému et troublé à son tour, cette chaîne, je ne l’ai plus… je l’ai jouée et perdue !
— Jouée ! perdue ! s’écria Gaëtano pâlissant. Mon Dieu ! mon Dieu ! Et il jeta son épée.
— Ah ça ! exclama Bavolet, est-ce que vous perdez la tête ?
— Non, mais répondez-moi ; – une question… une seule ?
— Parlez !
— N’avez-vous point perdu cette chaîne contre votre bourse et les boutons de votre pourpoint qu’un cabaretier…
— Pardieu ! c’est bien cela ; comment le savez-vous ?
— Et, continua Gaëtano en s’animant, vous n’avez pas de famille ?
— Je la cherche depuis la Saint-Barthélemy, le seul jour, de mon enfance, dont j’aie gardé le souvenir, répondit le page dont le front se mouilla soudain de la sueur de l’angoisse.
Gaëtano poussa un nouveau cri, un cri strident, un cri de joie et d’amour, un cri de mère qui voit ressusciter son enfant déjà mis au cercueil ; – il se précipita vers Bavolet les bras ouverts, il se mit aux genoux du page étonné, lui prit les mains et les baisa en murmurant d’une voix entrecoupée :
— Mon enfant ! mon maître ! est-ce donc vous ?
Bavolet était pâle et muet, Bavolet frissonnait, car cette pensée terrible venait de traverser son cerveau :
— Serai-je donc son fils ? lui que je hais !
Il fit un violent effort et s’écria à son tour :
— Mais qui êtes-vous ?
— Ton oncle, répondit Gaëtano délirant.
— Je ne me souviens pas de vous, répondit durement le page ; le seul être que j’aie jamais dans les brumes du souvenir, c’est ma mère !
— Ta mère ! exclama Gaëtano, ta mère ? elle est ici !
— Ma mère, ici ! ma mère ? Vous ne mentez pas ? s’écria Bavolet.
— Viens ! allons la trouver ; – j’avais donc un voile de plomb sur les yeux que je t’avais point reconnu ? Pardon, mon enfant ; mon maître, pardon.
Et Gaëtano blessé, Gaëtano sanglant se redressa sublime et beau de force, d’enthousiasme, d’amour pour celui qu’il appelait à la fois son maître et son enfant ; il prit Bavolet dans ses robustes bras, car Bavolet tremblait et chancelait, courut au torrent et s’y précipita à la nage, tenant l’enfant d’une main, fendant de l’autre les flots bouillonnants du gouffre.
Bavolet délirait à son tour, Bavolet songeait à sa mère… Il avait oublié le roi !
*
* *
Le roi avait franchi le torrent, ne perdant pas de vue un seul instant les deux veneurs inconnus qui couraient à mille pas devant lui, sonnant toujours l’étrange fanfare et harcelant les chiens.
Le jour baissait. Le cheval du roi était rendu, ceux des veneurs paraissaient avoir des jarrets d’acier et des poumons d’airain.
L’ourse faiblissait à vue d’œil ; les chiens, las eux-mêmes, la buvaient et hérissaient son poil fauve de leur brûlante haleine ; tout faisait présager un hallali prochain ; mais la fanfare, un moment assoupie, se réveillait plus stridente et plus sonore, et l’ourse, les chevaux et les chiens retrouvaient une vigueur nouvelle.
Cela dura près d’une heure, sans qu’il fût possible au roi de joindre la chasse ; enfin son cheval s’abattit et ne put se relever. Il se dégagea, dédaigna de prendre ses pistolets, et, son épée nue à la main, il continua sa course.
Alors, comme s’il n’eût attendu que ce moment, l’un des veneurs ajusta la bête, lui campa une balle dans l’oreille et la tua raide. Les chiens se jetèrent sur leur proie, les veneurs mirent pied à terre et firent méthodiquement la curée, semblant narguer le roi, qui accourait à pied, et qui n’arriva que lorsque les intestins et les basses viandes de l’ourse eurent été jetés à la meute.
— Holà ! leur cria-t-il, qui êtes-vous ?
Ils ne parurent point entendre, et, terminant l’hallali, ils recommencèrent leur fanfare sur une gamme ironique.
— Qui que vous soyez, reprit le roi qui arrivait sur eux l’épée haute, qui que vous soyez, arrêtez !
Un éclat de rire moqueur lui répondit ; et tout aussitôt les deux veneurs abandonnèrent les chiens et poursuivirent leur route en amont de la vallée.
Le roi les suivit en courant.
Le jour baissait de plus en plus, le soleil avait disparu, le crépuscule perdait peu à peu ses teintes rougeâtres, et le roi était hors d’haleine.
Tout à coup, aux dernières lueurs de l’horizon, il vit les deux cavaliers mettre pied à terre, attacher leurs chevaux à un arbre et prendre un petit sentier qui grimpait à travers les broussailles et les rochers aux flancs de la vallée ; puis s’arrêter une minute au pied d’une énorme roche grise qui surgissait, presque à pic d’un massif de sapins, et enfin disparaître brusquement, comme des ombres.
Tout autre que Henri de Navarre eût hésité avant de s’engager sur leurs pas ; le roi n’hésita point.