La lettre de la baronne Rupert au comte de Main-Hardye, commençait en ces termes :
« Mon ami, mon Hector bien-aimé,
« C’est ta femme devant Dieu qui s’agenouille et te supplie ; c’est ton ami, le capitaine Aubin, qui invoque votre vieille amitié et se joint à moi.
« Hector, cher époux du ciel, ne viens plus à Bellombre ! Au nom de Dieu ! au nom de… notre enfant… ne viens pas !
« Aujourd’hui, ce soir, tandis que l’on parlait de toi à voix basse, dans un coin du salon, un tressaillement s’est fait dans mon sein… Comprends-tu ?
« Il faut bien que mon enfant ait un père ; et si tu viens à Bellombre, c’est la mort…
« Hier encore j’hésitais. Je n’hésite plus aujourd’hui… Dis un mot et je te suivrai… Je quitterai tout… je quitterai…
« Hector, si tu m’aimes, ne viens pas. »
La baronne racontait longuement alors tout ce qui s’était passé dans la journée, l’arrivée des hussards, la conversation à voix basse qu’elle avait surprise entre le capitaine Aubin, le curé et le chevalier de Morfontaine.
Puis elle lui rapportait textuellement les paroles du jeune officier de hussards.
La lettre était empreinte d’une si grande terreur, elle le suppliait avec tant de douleur et d’instances, qu’il était impossible que le comte de Main-Hardye ne se laissât point toucher.
Grain-de-Sel, muni de cette lettre, courait à perdre haleine.
Il arriva au bout du parc, franchit la clôture à la brèche ordinaire, traversa les cent mètres de landes et de guérets qui s’étendaient entre le parc et la lisière de la forêt, écouta un moment, s’arrêta dix secondes, puis, comme un lièvre qui rentre au bois quand vient l’ombre, il s’élança sous le couvert.
Grain-de-Sel savait sans doute parfaitement en quel lieu de la forêt Hector s’arrêterait en l’attendant, et il connaissait si bien son chemin à travers les halliers et les broussailles, qu’il continua sa course avec la même rapidité, que s’il eût galopé dans un sentier battu. Au bout d’une demi-heure, il s’arrêta, se coucha à plat ventre et écouta.
Un bruit lointain de galop résonnant sous la futaie arriva bientôt jusqu’à lui.
– Je reconnais le pas de Clorinde, murmura-t-il.
Grain-de-Sel ne se trompait pas.
Quelques minutes s’écoulèrent, le galop se rapprochait et devenait plus distinct.
Enfin, le coup de sifflet convenu se fit entendre.
Grain-de-Sel répondit aussitôt par son cri d’oiseau nocturne.
Puis il se mit à courir en avant, dans la direction où avait retentit le coup de sifflet.
Au bout de cent pas, il répéta son houloulement. Alors, sans doute, Clorinde s’arrêta court, car le bruit de son galop cessa de retentir.
C’était sans doute aussi convenu à l’avance entre Grain-de-Sel et le comte de Main-Hardye, qu’un second cri du premier forcerait l’autre à s’arrêter.
Le deuxième houloulement voulait dire :
– N’avancez pas !
Grain-de-Sel courut pendant quelques minutes encore ; puis il fit entendre une troisième fois son cri.
Le coup de sifflet d’Hector lui répondit.
Grain-de-Sel se dressa au milieu des broussailles, et, aux rayons de la lune, il aperçut M. de Main-Hardye immobile au milieu d’une clairière.
Le jeune homme avait mis pied à terre, et il était appuyé mélancoliquement sur le cou de son cheval.
– Ah ! monsieur Hector, dit Grain-de-Sel en arrivant sur lui, montez vite à cheval et retournez par où vous êtes venu.
– Tu es fou, dit tristement Hector, et je te préviens, mon pauvre Grain-de-Sel, que tu perdras ton temps à me prêcher la même antienne qu’hier.
– Ah ! monsieur Hector, dit le jeune gars, hier et aujourd’hui ne se ressemblent pas. Et la lettre de madame Diane va vous le prouver.
– Sa lettre ?
– Oui, monsieur Hector.
– Elle m’a écrit ?
– Voilà, dit Grain-de-Sel.
– Comment veux-tu que je lise au milieu de la nuit, étourdi ? Ce n’est pas avec un clair de lune brouillé comme celui-ci que je pourrai lire les pieds de mouche de ma belle Diane.
– Oh ! répondit Grain-de-Sel, j’ai prévu le cas, monsieur Hector. Voyez plutôt.
Et Grain-de-Sel tira de sa poche un briquet phosphorique et une petite bougie tordue sur elle-même, vulgairement nommée rat-de-cave.
– Voilà ! dit-il en l’allumant, c’est comme à la chapelle de M. le curé.
Hector ouvrit, prit la lettre, en brisa le cachet et lut. Dès les premières lignes, Grain-de-Sel le vit pâlir d’émotion.
– Mon Dieu ! murmura-t-il enfin.
– Voyez-vous, monsieur Hector, reprit Grain-de-Sel, je vous porterai chaque nuit des nouvelles de madame Diane… Mais vous ne viendrez pas…
– Il faut pourtant que je la voie une dernière fois… ne fût-ce que quelques minutes…
– Oh ! non, fit le gars avec fermeté.
– Mais, mon pauvre Grain-de-Sel, murmura le comte avec tristesse, tu ne sais donc pas que je n’ai pas trois jours à vivre ?
– Que dites-vous, monsieur Hector ?
– Nous nous sommes battus aujourd’hui encore toute la journée, poursuivit Hector. Nous avons été écrasés, massacrés. J’avais cent hommes autour de moi ce matin, j’en ai trente à peine. Dieu m’a protégé, je n’ai pas une égratignure ; mais demain…
– Demain, vous serez vainqueur ! dit le gars avec fierté.
Hector secoua la tête.
– Mes hommes et moi, nous nous sommes enfermés dans Main-Hardye. Nous pouvons y tenir quelques jours encore. Pendant ce temps-là, car tout est perdu, mon pauvre Grain-de-Sel, pendant ce temps-là, madame, qui est à trois lieues d’ici, pourra gagner Nantes ou Rochefort…
– Et après ? demanda Grain-de-Sel.
– Après !… répondit Hector, eh bien ! après, quand nous n’aurons plus ni balles, ni vivres, nous nous ferons sauter.
– Et madame Diane ? s’écria l’enfant.
Hector passa une main sur son front.
– Tu sais bien, dit-il, que je ne pense pas me rendre, moi…
– Mais vous pouvez fuir… fuir avec elle…
– Oh ! tais-toi, dit vivement le comte en prenant la main du gars et la serrant fortement, tais-toi… ne me tente pas ! Je serais le premier Main-Hardye qui aurait tourné le dos à l’ennemi. Tu vois donc bien qu’il faut que je la voie une dernière fois…
Mais Grain-de-Sel, pendant qu’Hector parlait, avait pris dans les fontes de la selle du comte un de ses pistolets.
– Monsieur le comte, dit-il en reculant d’un pas, j’ai quinze ans et je suis un enfant, comme vous dites ; mais, aussi vrai que j’ai le cœur d’un homme et que le bon Dieu m’entend, si vous ne me faites pas un serment, un serment de gentilhomme, je me fais sauter la cervelle.
Grain-de-Sel, en parlant ainsi, avait placé le pistolet sous son menton.
– Arrête ! malheureux, s’écria Hector épouvanté.
– Jurez-moi que vous n’irez pas à Bellombre, répliqua l’enfant avec fermeté.
Hector connaissait Grain-de-Sel ; il le savait capable d’exécuter sa menace.
– Entêté ! murmura-t-il.
– Jurez ! répéta l’enfant, qui avait l’obstination d’un paysan de l’Ouest.
Hector poussa un soupir.
– Chère Diane ! dit-il tout bas.
Puis il regarda Grain-de-Sel.
– Soit, dit-il, je te jure que je vais retourner à Main-Hardye.
L’enfant jeta un cri de joie.
– Àla bonne heure ! dit-il ; voilà votre pistolet, monsieur Hector.
Le comte reprit le pistolet, le remit dans sa poche et sauta en selle.
– Demain, lui dit Grain-de-Sel, quoi qu’il arrive, je vous porterai des nouvelles de madame Diane. Bonsoir, monsieur Hector, et vive le roi !
Hector pressa Clorinde et disparut au galop à travers les arbres.
Quant à Grain-de-Sel, il s’en revint au château fort tranquillement.
Diane l’attendait et, le voyant arriver seul, elle se jeta à genoux et remercia Dieu en pleurant…
Grain-de-Sel était trop intelligent, il aimait trop sa chère maîtresse pour lui dire un seul mot de ce que lui avait appris Hector touchant la situation désespérée des Vendéens.
Diane pria longtemps, puis elle se mit au lit pleine d’espoir.
*
* *
Le lendemain, au point du jour, Ambroise, le valet perfide, entra dans la chambre de M. de la Morlière.
– J’ai veillé toute la nuit, lui dit-il.
– Moi aussi.
– Il n’est pas venu, Grain-de-Sel est rentré seul.
– Je le sais, dit le vicomte inquiet ; je suis demeuré jusqu’au jour derrière une persienne.
– Du reste, poursuivit Ambroise, cela ne doit point étonner monsieur le vicomte.
– Pourquoi ?
– Il faisait clair de lune… il est prudent… il n’aura pas osé… sachant que les hussards sont ici. Mais à la première nuit sombre…
– Qui sait s’il n’a point été tué ou blessé ?
– Oh ! si cela était, répliqua Ambroise, Grain-de-Sel, que je viens de rencontrer dans la cour où il panse ses chevaux, aurait eu une mine plus consternée. Le drôle sifflait comme un merle.
– Alors, c’est le clair de lune…
– Mais, continua Ambroise, le clair de lune ne doit point inquiéter monsieur le vicomte.
– Ah ! pourquoi donc ?
– Parce que la lune était vieille hier et qu’elle est nouvelle aujourd’hui. Ce soir, il fera noir comme dans un four.
– Bien ! dit M. de la Morlière.
– Et je vous réponds, ajouta Ambroise, que si vigoureux qu’il soit, il ne se dégagera point du piège à loup. S’il n’a pas la jambe brisée, il n’en vaudra guère mieux.
– Il faudra prendre garde à une chose.
– Laquelle ?
– C’est que ce ne soit Grain-de-Sel qui s’y prenne. Cela ne ferait que donner l’alerte, notre homme s’échapperait, et la belle madame Diane ne manquerait point de nous soupçonner.
– C’est impossible, dit Ambroise.
– Comment cela ?
– Je placerai le piège quand Grain-de-Sel aura franchi la haie.
– Bien !
– Or, j’ai étudié leur manège, ayant toujours eu l’idée de vendre la mèche à monsieur le vicomte, poursuivit le valet avec un ignoble sourire.
– Quel est ce manège ?
– Le comte descend de cheval au bord du bois, et Grain-de-Sel garde sa monture jusqu’à ce qu’il soit de retour.
– Alors tout est pour le mieux, dit M. de la Morlière. Et il sauta à bas de son lit et s’habilla, tandis qu’Ambroise s’en allait.
Le vicomte ouvrit sa croisée et jeta un regard distrait dans le parc.
Le vieux général de Morfontaine, qui avait conservé des habitudes matinales, se promenait dans la grande allée, les mains derrière le dos, tête nue.
Le général était vêtu d’une grosse veste de drap roux boutonnée militairement, et d’un pantalon à pieds.
Il avait un journal à la main et lisait.
Le vicomte descendit et le rejoignit.
– Bonjour, mon oncle, lui dit-il.
– Bonjour, Édouard, répondit le vieux soldat. Tu es matinal ; cependant tu n’as point tâté de la vie des camps, toi ; tu es un homme de plume, un avocat.
– Ça, continua M. de Morfontaine, donne-moi le bras, nous allons causer.
– Je le veux bien, mon oncle.
Le vicomte entraîna le général dans le fond du parc. Celui-ci lui dit :
– Comment es-tu avec ta cousine ?
– Mais, répondit M. de la Morlière en tressaillant, fort bien, mon oncle.
– Vrai ?
– Dame ! je l’aime de tout mon cœur, et je crois qu’elle me le rend.
– Tu ne lui fais pas la cour, au moins ?
– Pourquoi donc me demandez-vous cela, mon oncle ?
– Mais, dit le général, parce que… parce que… Ah ! ma foi, tant pis ! je déteste les circonlocutions et les phrases diplomatiques, et je vais te le dire tout net.
– Voyons, fit M. de la Morlière visiblement inquiet.
– C’est que je crains que tu me la demandes en mariage.
– Mon oncle !
– Et j’aurais la douleur de te la refuser… à moins que… toutefois… elle ne voulût absolument t’épouser.
– Mais, mon oncle, murmura le vicomte, vous me permettrez cependant de vous demander l’explication de ces paroles, qui, jusqu’à un certain point, me froissent.
– Tu as tort, vicomte, tout à fait tort, et tu vas en juger.
– J’écoute, mon oncle, fit M. de la Morlière d’un ton quelque peu sec.
– Ah ! continua le général, avant de déduire mes raisons, il faut que je te conte une histoire. Elle remonte à la bataille de Waterloo.
– Soit.
– ÀWaterloo j’ai eu un cheval tué sous moi, et j’étais un homme perdu si mon aide de camp ne m’eût dégagé, n’eût tué deux Anglais qu’il m’appuyaient déjà leur baïonnette sur le ventre et ne m’eût donné son cheval. Je devais la vie à mon brave baron Rupert, je fis le serment de lui donner ma fille pour femme. Cela t’explique pourquoi je n’ai songé à aucun de mes neveux.
– Bon ! dit le vicomte ; mais le baron Rupert est mort, mon oncle, et…
– Attends donc ! le baron mort, je me suis pris à songer que le chevalier ton cousin portait mon nom et que…
– Je vous comprends, mon oncle, murmura le vicomte avec tristesse, mais sans témoigner aucun dépit, et n’ai, en vérité, rien à dire…
– Tu ne m’en veux pas ?
– Oh ! certes non, mon oncle. Je trouve votre désir… trop… naturel.
Tout en causant, le général se dirigeait vers cette petite allée qui longeait la clôture du parc et aboutissait à la brèche formée dans la haie.
Tout à coup il s’arrêta et tressaillit.
– Qu’est-ce que cela ? fit-il en fronçant le sourcil.
Et il montrait des empreintes de pas non effacées.
– Oh ! oh ! reprit-il.
– On aura pénétré de nuit dans le parc pour vous voler des fruits, mon oncle, dit le vicomte, assez désagréablement surpris que le général eût remarqué les empreintes enfoncées dans la boue.
– Il n’y a pas de voleurs dans le pays, dit le général tout songeur.
Et après un moment de silence, le général ajouta tout à coup :
– Sais-tu ce que c’est que cela ?
– Non, mon oncle.
– Ce sont des pas de chouans !
– Allons donc !
– Les drôles seront venus ici, pour savoir au juste ce qu’il y a de hussards au château. Je connais mes Vendéens, moi… Mais, se hâta d’ajouter M. de Morfontaine, ceci ne nous regarde pas, entends-tu, vicomte ?
– Oui, mon oncle.
– Tant pis pour eux s’ils sont pris, tant mieux s’ils ne le sont pas ! je ne me mêle que de mes affaires.
Le général tourna brusquement le dos au sentier sur lequel il avait aperçu les empreintes.
– Allons-nous en ! dit-il d’un ton bourru.
– Hum ! pensait M. de la Morlière, au fond du cœur, le général est chouan. Qui sait ? il est capable, au premier jour, de s’intéresser au comte de Main-Hardye. Il est temps que je mette ordre à tout cela.
Pendant que le général et son neveu se promenaient dans le parc, Diane était à sa fenêtre, l’œil fixé sur les grands bois qui dérobaient à ses regards les tourelles de Main-Hardye.