VII

La journée s’écoula au château de Bellombre sans aucun événement notable.

Cependant on entendit dans le lointain, à trois ou quatre lieues peut-être, une vive fusillade qui dura de midi à quatre heures de l’après-midi.

Puis on n’entendit plus rien.

Diane était en proie à une angoisse extraordinaire.

Elle demeura dans sa chambre, sous le prétexte d’une violente migraine, jusqu’à l’heure du dîner.

Pendant toute cette journée, les hussards qui avaient pris position au château firent des patrouilles sur le bord de la forêt. Mais pas un coup de feu ne fut tiré dans les environs de Bellombre.

Le colonel G…, tel était le nom de celui qui s’était établi au château de Bellombre, en disséminant son escadron dans les campagnes environnantes, avait envoyé vers deux heures de l’après-midi le jeune capitaine en reconnaissance.

Charles Aubin, on se souvient que c’est le nom de l’officier, était parti avec trente hussards.

Avant de monter à cheval, il avait trouvé moyen de se glisser jusqu’à la chambre de la baronne Rupert.

– Madame, lui avait-il dit, je vais faire tous mes efforts pour avoir de ses nouvelles.

Diane avait foi dans l’amitié du capitaine Aubin pour le comte.

Elle savait qu’il ferait l’impossible pour le sauver.

La journée s’était écoulée et le capitaine n’était point revenu.

Mais, en son absence, il s’était passé à Bellombre un fait qui, sans une importance apparente, n’en devait pas moins avoir des suites sérieuses dans l’avenir.

C’était une conversation entre le vieux général de Morfontaine et un colonel.

Le général, au bruit lointain de la fusillade, avait éprouvé cette émotion du cheval de bataille retourné depuis longtemps à la charrue, et qui hennit tout à coup en entendant sonner une fanfare.

Le soldat de Napoléon s’était réveillé sous l’uniforme de général de l’Empire : peut-être bien que le cœur du vieux chouan avait battu.

Le déjeuner, auquel Diane n’assistait pas, avait ressemblé, pour les hôtes de Bellombre, à ces repas funèbres qui suivent les funérailles. On entendait au loin le canon de la guerre civile, et les cœurs français qui se trouvaient au château battaient douloureusement.

Nous ne parlons ici que du colonel G…, de ses hussards, du marquis de Morfontaine et de ses serviteurs.

Quant à messieurs de la Morlière, de Passe-Croix et au troisième neveu du général, ils avaient sous des noms titrés des âmes de valets faites pour la trahison. Chaque détonation qui leur arrivait leur apportait un espoir. Le coup de fusil qu’ils venaient d’entendre avait peut-être tué le comte de Main-Hardye, ce rival exécré.

L’amour, combiné avec la soif de l’or, mis au service de natures sans élévation et profondément corrompues, devient la plus épouvantable des passions.

Le général n’avait cessé de bondir et de tressauter sur sa chaise, étouffant des exclamations de colère.

Le colonel était pâle comme la mort.

Les neveux du général dissimulaient leur joie et prenaient une mine consternée.

La situation du marquis de Morfontaine était bizarre, du reste, et il se mentait à lui-même de la meilleure foi du monde.

Comme gentilhomme, comme Vendéen, il sentait bien que la noblesse française donnait en ce moment un dernier coup d’épée ; le passé se levait devant lui comme un spectre et une voix lui criait :

– Jadis tu étais là, et tu ne demeurais point spectateur tranquille de la lutte.

Comme soldat de l’Empire, comme brigand de la Loire, car il avait fait partie de ces phalanges héroïques qui s’étaient retirées sanglantes, mutilées, mais l’éclair dans les yeux, la tête haute et fière, devant les hordes étrangères ; – comme brigand de la Loire, disons-nous, il s’imaginait devoir garder une éternelle rancune aux princes dont la cause était perdue à cette heure, et dont les derniers soldats tombaient un à un.

Mais il y avait une troisième voix qui s’élevait au fond du cœur du général, et cette voix lui tenait un étrange langage. Elle lui disait que des liens mystérieux existaient entre le passé et l’avenir, et que peut-être le gouvernement qui décimait les fils de la vieille et noble Vendée n’était que le précurseur d’un autre qui réunirait un jour sous le même drapeau les fils des soldats de Marengo et de Wagram et les derniers rejetons de ces races chevaleresques que François Ier et Bayard avaient jadis conduites en Italie ; et ce pressentiment bizarre ralliait malgré lui, à son insu, l’admirateur de Napoléon aux derniers soldats de la monarchie.

Il vint un moment où le général se leva brusquement, prit le bras du colonel et sortit.

– Venez, lui dit-il, j’étouffe ici, et les coups de fusil me font plus de mal que si je recevais en pleine poitrine chaque balle qu’ils envoient.

– Et moi, répliqua tristement le colonel, je regrette sincèrement de n’avoir point été tué en Afrique, mon général.

– Vous êtes un vrai cœur français, murmura M. de Morfontaine avec émotion.

– Dieu veuille, poursuivit le colonel, que les troupes que je commande ne soient pas engagées ! Pour la première fois, j’ai peur de me battre.

Et, soupirant profondément :

– Vous ne savez donc pas, mon général, poursuivit-il, qu’il y a parmi ces hommes qui luttent en désespérés et que rien ne peut plus soustraire maintenant, je le crains, au sort terrible qui les attend, un de mes anciens officiers, un brave et noble cœur, un jeune homme que j’aime comme mon fils ?

En d’autres temps, peut-être, le général eût froncé le sourcil, car il devinait de qui on lui parlait ; mais l’heure était grave et solennelle, et peut-être qu’en ce moment le dernier ennemi de sa race tombait frappé de la mort des braves.

Le colonel avait les larmes aux yeux.

Il ne nomma point M. de Main-Hardye, mais il parla de lui comme s’il eût parlé de son fils.

Il l’avait vu au siège d’Alger s’élancer à travers une pluie de balles pour planter le drapeau français sur une redoute ; il l’avait vu, au pied de l’Atlas, partir avec trente cavaliers, et revenir seul criblé de blessures, couvert de sang, mais ayant accompli sa mission.

Et puis encore il citait de lui de nobles traits de désintéressement et d’abnégation.

Et le général écoutait : ce que les siècles n’avaient pu faire, une heure peut-être le fit. Cette haine, qui s’était perpétuée jusqu’à lui, que la volonté d’un roi et celle d’un empereur n’avaient pu briser, cette haine violente et profonde qui avait résisté vivace le jour où le général dut la vie à son ennemi, cette haine se fondait et s’éteignait au bruit de cette fusillade lointaine, au récit de cette noble vie de soldat.

– Corbleu ! colonel, murmura tout à coup M. de Morfontaine, si Main-Hardye ne meurt pas, s’il parvient à s’échapper, je le haïrai peut-être encore ; mais si vous m’apprenez sa mort ce soir ou demain, je pardonnerai sûrement à sa tombe.

– Et moi, dit le colonel, si j’apprenais qu’il est tombé frappé en pleine poitrine, comme un héros, comme un soldat, je ne suis pas dévot, mon général, mais je m’en irais à la messe et je remercierais Dieu, tant j’ai peur pour lui du conseil de guerre.

– C’est vrai, dit le général, il est déserteur.

*

* *

Diane, pendant ce temps, agenouillée dans sa chambre, priait avec ferveur. Elle invoquait le Dieu de la vieille Vendée, le Dieu de la vieille Armorique, ce Dieu des batailles qui protégeait les Trente et Beaumanoir, leur héroïque chef ; ce Dieu des martyrs qui bénissait les fusillés de Quiberon. Elle priait et ne pleurait pas.

Les femmes de l’Ouest ne versent des larmes que la veille et le lendemain du combat. Àl’heure où gronde la fusillade, elles invoquent le ciel pour leurs époux, leurs pères ou leurs enfants, la tête haute, héroïques et fières en leur chrétienne résignation.

Comme le soir approchait et que les bruits éloignés de la bataille allaient s’affaiblissant, elle ouvrit la fenêtre et jeta un triste regard dans le parc.

M. de Morfontaine et le colonel s’y promenaient toujours.

Un énergique juron du général monta jusqu’à elle et la fit tressaillir profondément, car ce juron fut accompagné des paroles suivantes qu’elle entendit distinctement.

– Morbleu ! disait le vieux soldat, jamais les chiens de Morfontaine et ceux de Main-Hardye n’ont chassé ensemble ; mais je crois que j’irais, s’il le fallait, me jeter aux genoux du roi Louis-Philippe plutôt que de voir fusiller comme un traître l’homme que vous venez de me faire connaître, colonel.

Diane étouffa un cri, un cri de joie, de reconnaissance et d’amour, et elle s’affaissa mourante sur elle-même.

On eût dit que le bonheur allait la tuer.

Heureusement la vieille Yvonnette, sa nourrice, était auprès d’elle.

Yvonnette la reçut dans ses bras, la couvrit de larmes et de baisers, et parvint à la ranimer.

Le bruit de la fusillade avait cessé.

– Mon Dieu ! murmura Diane, dont la joie, hélas ! fut de courte durée, mon Dieu ! qui sait s’il n’est pas mort à l’heure où mon père pardonne !…

– Mort ! répondit Yvonnette, oh ! non, c’est impossible ; Diane, mon enfant, Dieu ne voudrait pas. Et puis, Grain-de-Sel est avec lui, et Grain-de-Sel le sauvera, tu verras.

La vieille Vendéenne avait en son gars de quinze ans autant de confiance qu’en un héros.

Les deux femmes se mirent à genoux, elles prièrent encore, elles prièrent longtemps.

Et puis, la baronne Rupert, qui redoutait qu’on ne devinât la cause de son isolement, qu’on ne finît par remarquer la trace de ses larmes, la baronne eut le courage de quitter sa chambre et de se montrer.

C’était l’heure où la cloche du château annonçait le dîner.

Diane descendit dans la salle à manger.

Le général, le colonel de hussards et les trois prétendants à la main de Diane entouraient la table.

Mais ils étaient debout, graves, muets, recueillis.

C’était la physionomie austère et presque solennelle du général qui avait, pour ainsi dire, établi cet unisson de tristesse et de silence.

Diane entra.

M. de Morfontaine fit un pas vers elle et lui prit la main :

– Madame, lui dit-il, ordinairement vous récitez le Bénédicité quand nous nous mettons à table. Voulez-vous aujourd’hui changer cette prière ?

Nous allons prier Dieu pour nos frères du Bocage sans exception…

Le général appuya sur ce mot.

– Pour ceux qui viennent de mourir comme pour ceux qui vivent encore, pour ceux qui furent mes ennemis.

Diane étouffa un cri. Les trois neveux du général pâlirent et virent la jeune femme prête à tomber à la renverse.

– Je ne sais, ajouta le général, si M. de Main-Hardye est mort ou vivant ; mais je déclare à haute et intelligible voix que je lui pardonne et que je désire qu’on prie pour lui.

C’était un spectacle solennel et chevaleresque, en vérité, que celui qu’offrait en ce moment la salle à manger du manoir vendéen. Àvoir ce vieillard chargé d’ans, comblé de gloire et d’honneurs, pardonner aux ennemis de sa race, parce que ces ennemis étaient, à cette heure, en danger de mort, et cela en présence de ces trois jeunes gens, de cette femme vêtue de noir, de ce soldat presque aussi vieux que lui et portant encore le harnais, au milieu de quelques serviteurs étonnés qui s’agenouillèrent les premiers et courbèrent sur les dalles leur front couronné de longs cheveux, on eût dit une de ces scènes étranges du Moyen Âge écossais chantées par Walter Scott.

Et M. de Morfontaine ayant ainsi parlé, s’agenouilla devant son siège, et Diane, dont le cœur était brisé, mais dont l’âme était forte, récita d’une voix ferme l’antique prière bretonne :

« Seigneur, ayez pitié de ceux qui vont mourir pour une cause juste et sainte ! »

*

* *

Une heure après, on entendait retentir le galop d’une troupe de cavaliers.

C’était le capitaine Aubin qui revenait.

Il entra précisément dans cette salle où les convives causaient à voix basse et oubliaient de manger.

Diane sentit tout à coup son sang affluer à son cœur, elle entendit le pas du capitaine qui résonnait derrière elle, et son émotion fut telle, qu’elle n’eut pas la force de se retourner. Sans doute le capitaine comprit cela, car il se hâta, avant de prononcer un mot, de faire le tour de la table, afin de se trouver placé vis-à-vis de la baronne.

Alors Diane le vit, son regard croisa celui du jeune officier, et dans ce regard elle vit briller un rayon consolateur.

– Il vit, pensa-t-elle, et il n’a pas été pris.

L’émotion qui s’était emparée de sa fille avait si bien gagné tous les hôtes du général, que personne d’abord n’osa ouvrir la bouche pour interroger l’officier.

Le capitaine était couvert de boue, et paraissait exténué de fatigue ; mais il était sain et sauf, et sans doute il ne s’était point battu.

– C’est fini… dit-il.

Ce mot fit bondir tout le monde.

– Que voulez-vous dire ? s’écria le général.

– Le dernier coup de fusil a été tiré, répondit Charles Aubin ; le Bocage ne résiste plus.

– Mais… qu’est-il arrivé ?

– Le château de Main-Hardye a capitulé, et, ajouta vivement le jeune officier avec un sourire, notre ami est sauvé.

– Sauvé !

– Oui, répéta le capitaine, le comte de Main-Hardye a disparu ; mais il n’est pas mort.

Diane jeta un cri, un de ces cris où l’âme se brise de joie, et telle fut cependant la joie du général, qu’il n’entendit pas le cri de sa fille et ne devina rien.

Les trois neveux du général étaient pâles comme des cadavres qui viennent de quitter leur cercueil.

Le colonel lui-même était si ému, qu’il essayait en vain de parler et n’y pouvait parvenir. Alors Charles Aubin raconta ce qui s’était passé.

– La fusillade que vous avez entendue, dit-il, n’était autre que le siège du château de Main-Hardye.

Le comte s’y était retranché avec une trentaine d’hommes, la plupart anciens serviteurs ou métayers de sa famille.

Le château est, comme vous le savez, situé au milieu de bois très fourrés, défendu par un étang sur trois côtés, et accessible seulement par le quatrième, qui est celui du nord.

Le siège a été commencé par deux bataillons de ligne. La fusillade a été meurtrière pour les assiégeants.

Main-Hardye a de vieux créneaux, de vieilles portes massives, des fossés profonds que l’eau de l’étang remplit.

C’était un siège en règle à faire, un siège qu’on ne pouvait mener à bonne fin qu’avec de l’artillerie.

Le colonel qui commandait les deux bataillons a envoyé un sous-lieutenant, monté sur son propre cheval, vers Saint-C…, où il y avait une batterie de campagne et ses artilleurs. Pendant ce temps, du haut des tours, des fenêtres, de chaque créneau, les balles des Vendéens sifflaient et tuaient beaucoup de monde.

Tout à coup la fusillade a cessé un moment et on a vu un drapeau blanc apparaître à une des croisées du château.

C’était signe que les assiégés voulaient parlementer.

Le colonel a fait cesser le feu sur-le-champ, et un soldat a mis un mouchoir au bout de son fusil.

Il y a eu trêve.

Un homme est alors sorti du château et il est venu droit au colonel.

C’était un jeune paysan qui portait un papier plié en quatre.

Ce papier, écrit de la main du comte, renfermait les lignes suivantes :

« La garnison de Main-Hardye est prête à se faire sauter et donne dix minutes de réflexion au colonel. Il y a trois barils de cent livres de poudre chacun dans les caves du château. Tandis que notre parlementaire sort avec nos conditions, trois hommes tiennent chacun une mèche allumée à dix pouces de la bonde de leur baril.

« Si le colonel n’accepte pas, ou s’il commande un mouvement de retraite, nous sautons sur-le-champ, et les débris du château écraseront les assiégeants en même temps que les assiégés.

« La garnison du château est prête à déposer les armes si on lui garantit la vie sauve. »

Àde telles propositions, continua le narrateur, il était facile de reconnaître M. de Main-Hardye, l’homme énergique et résolu.

Le colonel répondit :

« Mes instructions me permettent d’accorder la vie et même la liberté à la garnison tout entière ; mais je ne puis garantir la même promesse à M. de Main-Hardye, que sa situation de déserteur rend justiciable d’un conseil de guerre. »

Le parlementaire porta la réponse du colonel.

Trois minutes après, il revint avec un nouveau papier.

Cette fois, Hector écrivait :

« Le colonel est trop bon de s’occuper de moi. S’il me prend, il me gardera prisonnier et me livrera au conseil de guerre. Il ne faut pas que ceci l’inquiète.

« Je n’ai voulu parler que de mes hommes.

« Donc – ceci est à prendre ou à laisser – le colonel fera former les faisceaux, et aucun de ses hommes ne fera un pas de retraite de façon à se soustraire à l’explosion. Il est quatre heures ; à six heures précises les portes du château s’ouvriront devant les troupes que commande le colonel.

« J’attends un oui ou un non.

« Main-Hardye. »

Le colonel fit appeler le chef de bataillon et les trois capitaines qu’il avait sous ses ordres, et il leur communiqua les propositions du comte.

– Quel est votre avis, messieurs ? demanda-t-il.

– Mon colonel, répondit le chef de bataillon, mon avis est que la vie de trente paysans ne vaut pas celle de six ou sept cents hommes que les décombres du château vont ensevelir.

Les trois capitaines firent la même réponse.

– Par exemple, dit l’un d’eux, qu’allons-nous faire de ce pauvre Main-Hardye ?

– Vous savez bien que j’ai l’ordre de l’envoyer à Poitiers s’il tombe entre mes mains, répondit le colonel avec tristesse.

Le château était cerné. Il était donc impossible que M. de Main-Hardye s’échappât.

Le colonel accepta la capitulation proposée et fit former les faisceaux.

Ce fut en ce moment-là que j’arrivai avec mes hussards.

On me remit les deux billets, et j’eus peur, un moment, tant je connais l’héroïque nature du comte, qu’il n’eût fait le sacrifice de sa vie pour sauver les siens.

C’était comme une fatalité. Le régiment de ligne et le colonel qui faisaient le siège du château avaient servi avec nous en Afrique ; nous avions fait partie de la même brigade. Officiers et soldats avaient connu, aimé et estimé le commandant de Main-Hardye.

Deux heures s’écoulèrent. Pendant ces deux heures, la nuit vint opaque et sans rayonnement, les croisées du château s’éclairèrent une à une, puis l’une d’elles s’ouvrit et le drapeau parlementaire reparut.

En même temps on ouvrit les portes et un homme cria :

– Entrez donc ! vous pouvez entrer ; nous nous rendons !

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