XX

Nous avons laissé Grain-de-Sel quittant le capitaine Charles Aubin pour rejoindre les compagnons du comte de Main-Hardye au trou du renard.

La consternation des quatre Vendéens fut au comble.

Mais Grain-de-Sel leur dit :

– Le capitaine m’a dit que M. le marquis était parti pour Paris avec son neveu, et qu’il allait demander la grâce de M. Hector. C’est possible ; mais je crois, moi, que M. le marquis a son idée…

Grain-de-Sel passa la nuit dans le trou du renard ; puis, vers cinq heures du matin, avant que le jour parût, il se mit en route pour Bellombre.

– Sachons donc un peu ce qu’il y a de nouveau, pensa-t-il.

Le gars arriva vers sept heures à la lisière du bois, à cet endroit même où l’avant-veille le perfide Ambroise avait fait tomber Hector dans le piège à loup.

Mais là il fut fort étonné de voir sur le sable le sillon des roues d’une voiture.

Grain-de-Sel eut un battement de cœur.

Àen juger par l’empreinte du pied des chevaux, la voiture n’était point venue du château, mais de l’intérieur de la forêt.

– C’est la chaise de poste de M. le marquis, pensa Grain-de-Sel.

Et il se prit à suivre les traces au rebours, et arriva ainsi jusqu’à un chemin de traverse qui venait du village de Bellefontaine.

Ce chemin, Grain-de-Sel l’avait suivi bien des fois.

– Bon ! se dit le gars, je devine… M. le marquis a eu l’air de partir pour Paris, puis il est venu ici… et… qui sait ?

Grain-de-Sel pensa qu’il n’y avait, après tout, rien d’impossible à ce que le marquis eût délivré Hector.

Il revint sur ses pas, suivit la trace de nouveau, retourna jusqu’à la lisière du bois, et put se convaincre alors que la chaise de poste avait stationné quelque temps au même endroit.

Grain-de-Sel remarqua ensuite les empreintes de pas d’hommes.

Ces empreintes partaient de l’endroit où la chaise de poste avait stationné et se dirigeaient vers la maison du garde-chasse.

Le gars, qui avait des yeux de lynx, eut tout de suite constaté que les personnes qui de la chaise de poste s’étaient dirigées vers la maison du garde étaient au nombre de deux. Tout à coup il tressaillit.

D’autres empreintes croisaient les premières. Celles-ci accusaient le passage de trois hommes.

Seulement, comme elles se dirigeaient en sens inverse, Grain-de-Sel en conclut qu’ils étaient allés deux chez le garde et en étaient revenus trois.

Le gars alla frapper à la porte de Mathurin.

Mathurin dormait ou feignait de dormir.

– Ouvre donc ! cria le gars à travers la porte ; c’est moi… Grain-de-Sel…

Mathurin se décida enfin à sauter de son lit et à ouvrir.

– Que veux-tu ? dit-il.

– Te voir.

– Pour quoi faire ?

– Pour te donner une commission.

Et Grain-de-Sel se glissa comme une couleuvre entre le garde-chasse et la porte, et pénétra à l’intérieur de la maison.

La trappe de la cave était soulevée.

– Tiens, dit Grain-de-Sel qui joua l’étonnement.

Mathurin se troubla sous le clair regard de l’enfant.

– Mathurin, dit le gars, tu sais que je suis le frère de lait de madame Diane ?

– Oui, certes.

– Que je me ferais hacher pour elle ?

– Je le sais.

– Et que ni le marquis ni elle n’ont de secrets pour moi ?

– Je ne crois pas, balbutia Mathurin.

– Alors, dit Grain-de-Sel, pourquoi donc en as-tu, toi ?

– Moi ?

– Sans doute. Il s’est passé quelque chose ici cette nuit ?

– C’est vrai.

– Et ce quelque chose, tu vas me le dire, Mathurin, mon ami, car il y va peut-être de la vie de M. Hector.

– Il est libre, dit Mathurin.

– Libre !

– Et en fuite.

– Avec qui ?

– Avec madame Diane et le général.

– Et… murmura Grain-de-Sel, ils sont seuls avec lui ?

– Non, il y a encore le neveu du général.

– Lequel ?

– Le vicomte de la Morlière.

Grain-de-Sel fronça le sourcil, mais il ne souffla mot.

Alors le garde-chasse lui raconta comment s’était opérée l’évasion du comte.

Mais, au lieu de se réjouir, Grain-de-Sel demeurait sombre.

– Si le vicomte est de la partie, murmura-t-il, il n’a sauvé M. Hector que pour mieux le trahir plus tard.

Grain-de-Sel jugea inutile de faire part de cette réflexion au garde-chasse, mais il lui dit brusquement :

– Tu vas aller au château.

– Pour quoi faire ?

– Tu y prendras un cheval et tu le selleras.

– Et si on me demande pour qui ?

– Tu diras que c’est pour toi et que tu vas à Poitiers chercher un chien pour ta lice.

– Soit ! Que ferai-je du cheval ?

– Tu monteras dessus et tu viendras me rejoindre à l’entrée de la forêt ; tu prendras Tobby, tu sais ?

– Oui, le cheval rouan ?

– Justement. C’est le meilleur trotteur des écuries.

Mathurin ne savait trop ce que voulait faire le gars, mais il était habitué à voir tous les serviteurs du château plier sous sa volonté fantasque et mystérieuse.

Mathurin fit comme tout le monde, il obéit à Grain-de-Sel et prit le chemin du château.

Grain-de-Sel, lui, retourna à la lisière du bois, s’arrêtant juste à la même place où la chaise de poste avait stationné.

– Pourvu que Mathurin revienne promptement, pensait-il, et que j’aie le temps de partir avant que les hussards se soient aperçus de l’évasion de M. Hector !

Mathurin fit ce qu’on nomme les deux chemins, c’est-à-dire qu’il ne perdit pas de temps, arriva au château par le sentier du parc, gagna les écuries, et moins d’un quart d’heure après reparut aux yeux du gars, monté sur un cheval noir.

– Comment ! dit Grain-de-Sel, tu n’as pas pris Tobby ?

– Tobby n’est pas à l’écurie.

– Où donc est-il ?

– Jean, le petit palefrenier, m’a dit que M. le chevalier l’avait pris hier soir.

– Il n’était pas rentré ce matin ?

– Non.

– Hum ! se dit Grain-de-Sel, il y a encore du louche là-dessous. Je crois qu’ils s’entendent tous pour perdre M. Hector… Tobby est un cheval qui fait trente lieues en une nuit…

Le gars, de plus en plus soucieux, sauta en selle, retira ses pistolets de sa ceinture et les coula dans les fontes.

– Adieu Mathurin, dit-il.

– Mais où vas-tu ?

– Je vais tâcher de rejoindre la chaise de poste de M. le marquis.

– Elle a de l’avance…

– Oui, mais j’ai des éperons, moi.

Et Grain-de-Sel partit au galop.

La chaise de poste dont Grain-de-Sel suivait les traces avait décrit un demi-cercle. Elle était entrée dans le bois par le chemin qui venait de Bellefontaine, elle en était sortie par un autre sentier couvert de sable, lequel conduisait à la grand-route de Poitiers à Rochefort.

Une fois sur la route, qui était couverte de graviers de rivière, la voiture n’avait plus laissé de traces.

Mais Grain-de-Sel s’était dit :

– Pour sûr, M. le marquis aura été tout droit à Rochefort, et je donnerais bien la moitié de mon sang pour que, à cette heure, M. Hector fût embarqué.

Soutenu par cette espérance, Grain-de-Sel courut toute la journée sur la route de Rochefort, et arriva au point d’intersection de cette voie avec celle de Tours. Mais, en cet endroit, une circonstance fortuite lui fit brusquement changer le but de son voyage.

La route de Poitiers à Rochefort et celle de Rochefort à Tours se croisaient au milieu d’un petit bouquet de sapins. Qui dit sapinière dit terrain sablonneux, et les traces de la chaise de poste et des fers des chevaux reparurent.

Mais, chose bizarre ! en cet endroit, Grain-de-Sel put constater que la chaise s’était dirigée à la fois sur Tours et sur Rochefort, ce qui était matériellement impossible et ne pouvait s’expliquer que par l’existence de deux voitures au lieu d’une ; l’une venant de Rochefort et se dirigeant sur Tours, et l’autre allant de Poitiers à Rochefort.

Cependant Grain-de-Sel ne songea point un seul instant à cette complication.

Après avoir suivi la route de Rochefort jusqu’à l’endroit où la route disparaissait, il se persuada que le général et ses compagnons s’étaient ravisés et qu’ils avaient pris la route de Tours et rebroussé chemin.

Grain-de-Sel tourna bride.

– Après tout, se dit-il, M. le marquis est malin, il aura pensé que le meilleur parti à prendre n’était pas d’aller à Rochefort, où bien certainement tout est sur pied, mais à Tours, où tout est tranquille. On y cachera parfaitement M. Hector.

Et Grain-de-Sel prit la route de Tours et galopa jusqu’au soir.

De temps en temps il retrouvait sur la poussière les traces de la chaise de poste.

Un paysan lui affirma qu’une voiture attelée de trois chevaux, roulant bon train, avait passé trois heures avant lui.

Un peu plus tard, il rencontra une vieille femme qui lui confirma le fait.

Comme son cheval était épuisé, il descendît à un relais de poste, où on lui donna une monture fraîche.

Là il questionna les palefreniers.

– La chaise de poste dont vous parlez, lui fut-il répondu, est passée il y a une heure.

– Combien renfermait-elle de personnes ?

– Trois.

– Comment étaient-elles ?

– Il y avait une jeune dame, un monsieur âgé, un homme plus jeune… et deux domestiques.

Le gars galopa jusqu’au coucher du soleil, moment où il atteignit un troisième relais.

Cette fois son cœur se prit à battre avec violence, car en entrant dans la cour de l’auberge il vit une berline de voyage toute poudreuse et dételée.

– Àqui cela ? demanda-t-il en descendant de cheval précipitamment.

– Àdes voyageurs qui dînent là, dans la salle.

Grain-de-Sel entra dans la salle et vit, en effet, un vieillard, une jeune femme et un homme d’environ trente ans qui dînaient fort paisiblement.

Mais ce n’était ni le général, ni madame Diane, ni Hector. C’étaient d’honnêtes Anglais qui s’en allaient passer l’hiver à Tours.

– C’est à vous, messieurs, qu’appartient cette chaise de poste ? demanda Grain-de-Sel d’une voix étranglée.

– Oh ! yes, lui fut-il répondu.

– Et vous venez de Rochefort ?

– Oh ! yes.

Le gars lâcha un gros juron, sortit de l’auberge comme un fou, remonta à cheval et revint sur ses pas au galop.

Le marquis, il n’en pouvait plus douter, avait pris la route de Rochefort.

Une heure après, le gars rencontrait, sur la pente rapide que nous avons décrite, la chaise de poste de M. de Morfontaine et de son neveu, et arrachait le premier à une mort certaine en tuant l’un des chevaux emportés.

En se conduisant ainsi, Grain-de-Sel n’avait pas soupçonné un instant que le voyageur auquel il sauvait la vie était précisément celui après lequel il courait.

Le général avait remis la tête à la portière, Grain-de-Sel s’était élancé à terre.

– Grain-de-Sel !

– Monsieur le marquis !

Telles furent les deux exclamations qui se croisèrent.

– Ah ! dit le général, tu me sauves la vie et tu sauves celles de Diane et d’Hector.

– Madame Diane ! Monsieur Hector ! où sont-ils ? demanda Grain-de-Sel.

– Hector est prisonnier, dit le général. Hector est condamné à mort.

Grain-de-Sel jeta un cri.

– Diane est restée à Rochefort, moi je vais à Paris tâcher d’obtenir sa grâce.

– Seul ?

– Non, avec le vicomte mon neveu.

– Ah ! fit Grain-de-Sel.

Et tandis que le général lui racontait ce qui s’était passé depuis vingt-quatre heures, l’enfant, sombre et recueilli, devinait la vérité tout entière.

– Les traîtres ! pensait-il, se souvenant que le chevalier de Morfontaine avait enfourché Tobby l’avant-veille et n’avait point reparu à Bellombre.

Un moment Grain-de-Sel fut sur le point de s’écrier que M. de la Morlière et ses cousins avaient trahi le comte.

Mais quelle preuve avait-il à l’appui de son accusation ?

Le général aimait ses neveux, et il ne le croirait pas.

Comme le gars hésitait, M. de la Morlière et le postillon arrivaient hors d’haleine.

– Malédiction ! murmura Ambroise, ce petit Grain-de-Sel est toujours là.

– Ah ! mon oncle, mon cher oncle, exclamait M. de la Morlière, qui, sous les plus chaleureuses démonstrations, dissimulait son désespoir de voir son vieil oncle sain et sauf.

– C’est Grain-de-Sel qui m’a sauvé ! dit le général.

– C’est Grain-de-Sel qui vous supplie de l’emmener avec vous, monsieur le marquis, ajouta l’enfant.

Le vicomte tressaillit et leva les yeux sur Grain-de-Sel ; le regard du jeune gars et celui de M. de la Morlière se croisèrent comme deux lames d’épée ; ce dernier frissonna et se dit :

– Grain-de-Sel m’a deviné.

Le porteur d’Ambroise, le faux postillon, ayant été tué raide par la balle du gars, celui-ci attela le cheval qu’il montait à la berline.

Ambroise avait peur d’être reconnu par Grain-de-Sel ; il se tenait à l’écart et lui faisait faire la besogne.

Quand le cheval fut attaché, Grain-de-Sel se tourna vers Ambroise :

– Allons ! mon bonhomme, lui dit-il, quand on est aussi mauvais postillon que toi, on se fait réformer. Monte par derrière.

Et, sans attendre de réponse, Grain-de-Sel sauta sur le porteur et fit claquer son fouet.

Ambroise, enchanté, monta sur le siège et la chaise repartit.

– Certes ! se disait Grain-de-Sel en conduisant la chaise de poste avec une rapidité et une habileté merveilleuses, certes M. de la Morlière ne s’attendait pas à ce que je ferais le voyage de Paris avec lui !

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