XIX

Tandis que la baronne Rupert et son cher Hector correspondaient ainsi, le général marquis de Morfontaine et son neveu M. de la Morlière roulaient sur la route de Paris.

Le général semait l’or sur sa route pour arriver plus vite, et il avait calculé qu’il atteindrait Paris en moins de trois jours.

Vers le soir de la première journée, la chaise de poste atteignit le village de B… auprès duquel la route de Rochefort et celle de Poitiers se réunissent en une seule voie qui se dirige vers Tours.

En cet endroit le pays est accidenté, montagneux, sauvage et couvert de grands bois.

Le relais de poste se trouvait à trois kilomètres au-delà du village de B… au pied d’une colline aux flancs de laquelle la route serpentait avant d’arriver au sommet.

Une misérable auberge surgissait au relais.

– Mon oncle, dit M. de la Morlière, il est sept heures et demie, et vous n’avez rien pris depuis ce matin. Laissez-moi vous dire que je m’oppose à ce que nous continuions notre route avant que vous ayez avalé un potage et mangé quelque chose.

– Soit, dit le général, car il faut bien que j’aie la force de voyager.

Le vicomte mit pied à terre le premier, donna le bras au vieillard et le fit entrer dans la salle d’auberge, où le postillon qui allait partir et conduire la chaise à son tour vidait un dernier verre de vin.

Ce postillon avait une grande barbe rousse, un chapeau qui lui descendait sur les yeux, une limousine qui lui couvrait les épaules et le bas du visage.

Tandis que le général s’asseyait en toute hâte devant une table dressée au coin du feu, le vicomte s’approcha du postillon :

– Est-ce toi, Ambroise ? dit-il au postillon.

– Oui, monsieur, répondit le postillon.

Le vicomte et le valet échangèrent un coup d’œil significatif, et le premier alla sur-le-champ s’attabler en face du général.

Le repas fut court.

– Allons, vicomte, allons, en voiture, dit le général, qui jeta une pièce d’or sur la table, n’attendit point sa monnaie, sortit de l’auberge et monta lestement dans la berline de voyage.

Le postillon à la barbe rousse avait déjà enfourché son porteur et faisait claquer son fouet.

– Allons, fouette, cria le général.

Et le postillon cingla le cheval de droite, enfonça l’éperon dans le ventre de celui qu’il montait, et la chaise partit au grand trot.

Mais au bout de dix minutes les chevaux ralentirent leur allure, puis ils prirent le pas.

Le général mit la tête à la portière :

– Dors-tu, postillon ? demanda-t-il.

– Non, monsieur.

– Marche, alors !

– Monsieur, répondit Ambroise, qui déguisait sa voix aussi bien que son visage, la montée est trop rude pour qu’il soit possible de trotter.

– Où sommes-nous donc ? demanda M. de Morfontaine. La nuit est noire, on ne voit pas.

– Nous sommes à la côte des Aurettes, monsieur.

– Ah diable ! murmura le général, ce garçon a raison… il est impossible de trotter.

– La montée est-elle longue ? demanda M. de la Morlière.

– Elle dure une heure environ.

– Alors, j’en vais profiter.

– Comment ?

– Je vais marcher un peu et fumer un cigare en me dégourdissant les jambes.

Et sans attendre que le général eût répondu, le vicomte ouvrit la portière et sauta sur la chaussée.

Le postillon avait également mis pied à terre et cheminait sur le bord de la route en faisant claquer son fouet et fumant son brûle-gueule.

Les chevaux montaient tranquillement.

– Postillon, dit M. de la Morlière en tirant un cigare de sa poche, avez-vous du feu ?

– Oui, monsieur… j’ai de l’amadou du moins.

– Bien. Vous allez m’en donner.

Le postillon s’arrêta pour battre le briquet, tandis que la chaise de poste continuait son chemin, de telle façon que le vicomte et lui demeurèrent en arrière.

– Eh bien ? demanda le vicomte.

– Tout est pour le mieux, monsieur.

– Le timon… ?

– J’ai retiré la cheville qui le maintient dans la volée. Avant que la voiture soit aux deux tiers de la descente, il sera démanché et hors de sa douille.

– Très bien.

– Très bien !

– Et le coup de fusil ?

– Il est un peu cher, dit Ambroise, mais il sera tiré à l’heure.

– Es-tu sûr de ton braconnier ?

– C’est un repris de justice qui a fait son temps. Pour six louis il mettrait le feu à l’univers. Je lui en ai donné cinq pour un coup de fusil, c’est bien honnête.

– Et il ne parlera pas ?

– Il est complice, donc il sera discret.

– Es-tu sûr que les chevaux s’emporteront ?

– Oh ! très sûr. Mon porteur surtout. Il a fait tuer trois postillons déjà. C’est un cheval poltron qui craint les armes à feu et le tambour.

– Àmerveille.

– Et puis, dit encore Ambroise, vous pensez bien, monsieur, que, le timon démanché, la voiture battra les jarrets des chevaux et les poussera de la belle manière. La descente est rapide ; la route a, de l’autre côté de la montagne, des rampes plus brusques encore que celles de ce côté-ci. Elle borde le ravin.

– Je le sais.

– Dépourvue de son timon, la voiture poussera les chevaux qui ne pourront plus tourner.

– Et, acheva le vicomte, comme la route est à cinquante pieds au-dessus du ravin, la voiture et mon cher oncle feront un fameux saut.

Ambroise se mit à rire.

– Ce qui ne fera point les affaires de M. de Main-Hardye, dit-il, car, le général mort, ce ne sera point monsieur le vicomte qui s’en ira trouver le roi.

– Au contraire, dit le vicomte.

– Hein ? fit le faux postillon.

– Je continuerai ma route vers Paris, j’irai voir le roi, je le supplierai de m’accorder la grâce du comte.

– Monsieur le vicomte devient fou !

– Mais, acheva M. de la Morlière en ricanant, je demanderai cette grâce de telle sorte qu’on me la refusera.

– Et si on vous l’accorde ?

– Je m’arrangerai de telle façon que j’arriverai à Rochefort une heure après l’exécution.

– Bravo !

Le vicomte avait allumé son cigare et cheminait fort tranquillement derrière la berline.

Le postillon marchait un peu en avant, faisant toujours claquer son fouet.

La nuit, obscure jusque-là, commençait à s’éclairer. La lune se levait à l’horizon.

Plongé au fond de la berline, le père de Diane promenait un regard distrait sur les bois qui bordaient la route à droite et à gauche. Sa pensée était ailleurs. Le général se voyait aux Tuileries, entrant chez le roi, lui rappelant qu’en maintes circonstances il avait témoigné une profonde horreur du sang versé.

Pour la première fois de sa vie, M. de Morfontaine, qui n’avait jamais été orateur, préparait un discours.

Tout à coup la berline s’arrêta, et le général, momentanément arraché à sa rêverie, mit la tête à la portière.

La berline était arrivée au point culminant de la montée, et les chevaux, obéissant à l’habitude, sans doute, s’étaient arrêtés pour attendre le postillon.

Le général avait à sa gauche un bouquet de chênes assez touffu que la lune baignait d’une clarté encore indécise ; à sa droite, un taillis rabougri.

Devant lui, la route s’inclinait tout à coup, et M. de Morfontaine devina une descente des plus rapides.

Le postillon et M. de la Morlière, demeurés un peu en arrière, n’avaient point encore atteint le haut de la montée.

Mais le général entendait leurs voix et, par intervalles, le claquement du fouet d’Ambroise.

– Allons ! cria-t-il en sortant la moitié du corps de la portière, dépêchons, postillon ! arrive, vicomte !…

Mais soudain, à trois pas dans le fourré, à gauche de la route, un coup de feu se fit entendre, et le cheval porteur se cabra frémissant.

Puis une seconde détonation retentit, en même temps qu’un chien s’élançait sur la route en aboyant et qu’une voix criait dans le fourré :

– Apporte ! Tayaut, apporte !

Et les chevaux épouvantés bondirent en avant, et la berline se trouva sur la pente inclinée de la route. Le général, la tête à la portière, criait :

– Cours, postillon ! à tes chevaux.

Le postillon et le vicomte s’étaient pris à courir ; mais la berline allait plus vite qu’eux, et le général, inquiet d’abord, commença à ressentir un véritable effroi lorsqu’il s’aperçut qu’il laissait son neveu et le postillon tout à fait en arrière.

Tout à coup ce qu’Ambroise avait prévu arriva : le timon, qui n’était plus maintenu dans sa volée par la cheville d’attache, sortit de la douille et laboura la route, tandis que la berline battait les jarrets des chevaux déjà effrayés.

Le général comprit à l’instant l’imminence du péril ; il vit la route former à cent mètres devant lui un brusque contour et au-delà de ce contour il devina un précipice.

Il essaya alors d’ouvrir la portière et de s’élancer sur la route, malgré le danger d’un semblable saut.

Mais, en descendant de voiture, le vicomte avait engagé le manteau du général dans la portière, et M. de Morfontaine se trouva subitement empêché.

La berline et les chevaux descendaient avec une rapidité effrayante et n’étaient plus qu’à cent mètres du précipice.

– Je suis perdu ! murmura le général, qui prononça les deux noms de Diane et d’Hector.

Soudain un homme à cheval, qui gravissait en sens inverse cette pente sur laquelle le général était entraîné si rapidement, se montra à l’extrémité du contour.

Soudain encore cet homme devina le danger, s’élança à la rencontre de la berline, et comme le général recommandait son âme à Dieu, un éclair brilla, une balle siffla, une détonation retentit, et le cheval porteur, frappé au front, tomba raide mort en travers de la route, et les roues de devant de la berline, tant l’impulsion était violente, lui passèrent sur le corps ; mais celles de derrière s’arrêtèrent, et la chaise de poste se trouva subitement arrêtée.

Le cavalier qui venait de sauver ainsi le général n’était autre que Grain-de-Sel.

Comment donc le gars se trouvait-il là ?

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