Zampa poursuivit :
– Le duc de Château-Mailly songe toujours et plus que jamais à obtenir la main de mademoiselle ; et si j’osais raconter…
– Osez ! dit Conception avec une énergie subite.
– Je pourrais démontrer aisément quelle est l’infamie de cet homme.
Conception regarda Zampa avec une sorte de stupeur. Comment le duc de Château-Mailly pouvait-il être un infâme ?
Mais le bandit avait su imprimer à sa physionomie un tel cachet de franchise et de bonne foi que la jeune fille en fut frappée.
Il reprit :
– Au nom du ciel, mademoiselle, veuillez m’écouter jusqu’au bout.
– Parlez, dit Conception.
– La comtesse Artoff et le duc de Château-Mailly se sont concertés, il y a huit jours, pour trouver un moyen d’arriver de nouveau jusqu’à vous.
– La comtesse Artoff ?
– Ah ! dit Zampa, c’était avant la catastrophe.
– Quelle catastrophe ?
– C’est juste, poursuivit Zampa, mademoiselle est à Paris depuis hier et ne sait rien de ce qui est arrivé.
– Eh bien ! qu’est-il donc arrivé ? demanda Conception.
– Le comte a tout su.
– Quoi ! tout ?
– La conduite de sa femme, ses intrigues avec M. Roland de Clayet…
Ces mots plongèrent Conception dans la stupeur.
– Un duel s’en est suivi.
– Un duel !…
– C’est-à-dire que le comte est devenu fou sur le terrain, tant il aimait sa femme, qui, elle, ne l’aimait pas comme vous voyez, et le duel n’a pas eu lieu.
– Mais tout cela est affreux, inouï ! exclama la jeune fille, qui, jusque-là, avait eu la meilleure opinion de Baccarat.
– Oh ! attendez donc, dit Zampa, vous allez voir… Il paraît que la comtesse et le duc ont été… très liés… C’était tout simple, le duc et le comte sont amis intimes. La comtesse, en bonne amie qu’elle était, avait voulu vous marier avec le duc… Mais vous allez voir…
Et Zampa fit une pause.
– Après ? dit Conception avec impatience.
– Le comte était un soir chez lui, il y a huit ou dix jours de cela, quand arriva la comtesse, toute seule, bien voilée, pliée dans un grand châle. J’étais dans un cabinet de toilette voisin du fumoir de M. le duc, et je pus entendre leur conversation.
– Ah ! que dirent-ils ?
– D’abord la comtesse se jeta sans façon dans un fauteuil, se laissa prendre les deux mains, et dit au duc :
« – Mon petit, ce matin il m’est venu une assez belle idée…
« – Laquelle ? demanda le duc.
« – Celle de te faire Grand d’Espagne.
« – Bon, tu l’as eue déjà, et tu vois que nous n’avons pas réussi.
« – Mais don José vivait.
« – C’est juste.
« – À présent qu’il est mort, grâce à mon idée, cela ira tout seul.
« – Voyons l’idée ?
« – Tu as des parents en Russie ; l’un est le voisin du comte. Nous allons supposer une bonne petite lettre venant de lui, te révélant un prétendu mystère de famille et te prouvant clair comme le jour que tu aurais le droit de t’appeler Sallandrera comme le père de Conception.
« – Mais c’est absurde cela ! s’écria le duc.
« – Nullement. J’ai inventé une belle histoire.
« Elle se pencha alors à l’oreille du duc et lui parla longuement, mais si bas, qu’il me fut impossible d’entendre. Seulement, quand cette confidence fut faite, j’entendis le duc qui disait :
« – Ta petite histoire est jolie, mais la difficulté sera de trouver une lettre qui n’existe pas.
« – Bah !… nous trouverons un paléographe qui s’en chargera.
« En ce moment le duc sonna, et je n’entendis plus rien, acheva Zampa.
Conception était anéantie et ne répondit pas.
– Maintenant, mademoiselle, ajouta le Portugais, si vous voulez avoir confiance en moi, je vous jure que je démasquerai le duc de Château-Mailly.
Conception n’eut pas le temps de répondre. Sa femme de chambre entra et dit à Zampa :
– Son Excellence M. le duc attend Zampa.
– C’est une lettre de mon nouveau maître pour M. de Sallandrera, dit Zampa tout bas à la jeune fille, et dont je dois rapporter la réponse.
Zampa s’en alla ; mais avant de sortir il eut encore le temps de glisser à Conception ces derniers mots :
– Mademoiselle me reverra.
– Eh bien ! mon pauvre Zampa, dit le duc, qui venait de lire la lettre apportée par le valet, tu es donc au service de M. de Château-Mailly ?
– Provisoirement, monsieur le duc, car Votre Excellence sait bien que… je lui appartiens corps et âme.
– Je ferai quelque chose pour toi, répliqua le duc, en souvenir de mon pauvre don José, qui t’aimait beaucoup.
Zampa mit la main sur ses yeux et essuya une larme imaginaire.
– Mais, reprit le duc, le diable m’emporte si je sais ce que ton nouveau maître veut me dire… Je ne comprends rien à sa lettre. Au reste, voici ma réponse, porte-la-lui.
Zampa prit le billet du duc et courut rue de Surène.
Rocambole l’y attendait.
Le billet du duc fut décacheté par le même procédé avec les mêmes précautions que nous avons déjà fait connaître. Rocambole lut :
« Monsieur le duc,
« Je n’ai reçu aucune lettre de la comtesse Artoff. Il est probable que si elle m’a écrit, sa lettre est parvenue à Sallandrera après mon départ, et qu’elle me reviendra à Paris. Je ne sais de quels liens de parenté vous voulez parler, et je serais heureux que vous voulussiez bien me donner quelques explications.
« Je vous attends et ne bougerai de chez moi.
« À vous,
« Duc DE SALLANDRERA. »
Rocambole recacheta le billet, réfléchit un moment, et dit :
– Ton maître est-il habillé ?
– Je l’ai laissé en robe de chambre.
– Où met-il ses clefs de secrétaire et de coffret ?
– Elles sont habituellement dans la poche de son pantalon quand il sort, et sur la cheminée du fumoir avant qu’il s’habille.
– Très bien ; je vais te donner tes instructions.
– Je les attends.
– De deux choses l’une : ou le duc s’empressera de courir à l’hôtel Sallandrera et ne songera point à emporter le fameux mémoire du colonel, son parent, ou il voudra s’en munir comme d’une pièce à conviction.
– C’est possible…
– Alors tu vas escamoter les clefs. Il les cherchera, ne les trouvera pas et se dira : « Je les retrouverai en rentrant ou je ferai forcer la serrure du coffret. » Et il partira sans le mémoire.
– Bien. Et alors ?…
– Alors, quand il sera parti, tu détruiras le mémoire.
– Comment ?
– Par le feu.
– Je le brûlerai ?
– C’est-à-dire que tu brûleras la table, le coffret, les papiers…
– Et les billets de banque ?
– Ô vertueux imbécile !… s’écria l’homme à la polonaise. Tu les mettras dans ta poche. Est-ce que la cendre de tous les papiers du monde n’est pas de même couleur ?…
– C’est ce que je me disais.
– Tu allumeras un commencement d’incendie et tu jetteras le coffret dans le feu.
– Parfait, j’ai compris.
Le duc de Château-Mailly, enveloppé dans sa robe de chambre, se promenait à grands pas dans son fumoir, attendant avec une impatience inexprimable le retour de Zampa.
Le duc brisa vivement le cachet de la lettre qu’il lui apportait et lut. Tandis qu’il lisait, le Portugais feignit de ranger divers objets sur la cheminée et fit disparaître dans sa manche le petit trousseau de clefs. Mais le duc ne songea ni à ses clefs, ni au coffret.
– Vite ! dit-il, habille-moi, Zampa, et commande mes chevaux.
– Monsieur le duc sort ?
– Sur-le-champ.
Zampa ouvrit la croisée du fumoir qui donnait sur la cour et s’écria :
– Le carrosse de monsieur le duc !
Puis il habilla son maître, qui piétinait avec l’impatience fiévreuse d’un enfant. En moins d’un quart d’heure le duc fut habillé, descendit, se jeta dans sa voiture de gala et dit au valet de pied :
– Rue de Babylone, hôtel Sallandrera.
– Ma parole d’honneur ! murmura Zampa lorsqu’il se retrouva seul dans le fumoir de son maître, l’homme à la polonaise est superbe ! Il m’ordonne de jeter le coffret au feu, et il oublie que nous sommes en été et que la cheminée est pleine de mousse… Bah !… la mousse est sèche, elle brûle bien… M. le duc fumait des cigares ce matin ; il a ensuite cacheté une lettre, une allumette est tombée encore enflammée dans la cheminée, la mousse a pris, puis le feu s’est communiqué au tapis, du tapis à la table, de la table aux papiers. Et voilà !…
Alors Zampa ouvrit le coffret et le fouilla consciencieusement. Il prit le fameux mémoire, le jeta dans la cheminée, mit dans sa poche une dizaine de billets de banque, laissa les actions de chemin de fer qu’il n’aurait pu négocier sans danger, puis il referma le coffret et le jeta également dans la cheminée. Après quoi, il prit une allumette et mit à la fois le feu à la mousse et aux divers papiers posés sur la table ou jetés dessous dans un panier.
Cela fait, il sortit du boudoir et ferma la porte en se disant :
– Dans un quart d’heure, je crierai : « Au feu ! » et j’enverrai chercher les pompiers, car il ne faut pas laisser brûler l’hôtel tout entier. Il est assuré, et je ne veux pas ruiner les compagnies contre l’incendie.
Quand M. de Château-Mailly arriva à l’hôtel Sallandrera, le duc l’attendait dans une vaste pièce d’ameublement sévère et garnie de quelques portraits de famille, distraits de la galerie du vieux manoir espagnol.
Lorsque le jeune duc entra, le gentilhomme castillan se leva avec la dignité majestueuse d’un véritable hidalgo, alla à lui et le salua. Puis il lui indiqua un siège.
– Veuillez vous asseoir, monsieur le duc, lui dit-il.
M. de Château-Mailly était fort ému.
Cette émotion n’échappa point au duc de Sallandrera, qui se hâta de prendre la parole.
– Je vous demande mille pardons, monsieur le duc, dit-il, de ne pas m’être rendu chez vous au lieu d’attendre votre visite ; mais le deuil que je porte plus encore au fond de mon cœur que sur mes vêtements m’interdit, pour le moment du moins, de me montrer nulle part.
– Monsieur le duc, répondit M. de Château-Mailly, c’était à moi de venir vous voir.
Après ces deux phrases banales, les deux gentilshommes se saluèrent une seconde fois. Puis M. de Sallandrera continua :
– Vous me parlez d’une lettre de la comtesse Artoff ?
– Oui, monsieur.
– Cette lettre m’est parvenue sans doute à Sallandrera.
– C’est là qu’elle vous était adressée.
– Et elle sera arrivée après mon départ.
– C’est probable.
– Elle me reviendra donc à Paris ; mais il est probable que vous pourrez me dire…
– Ce qu’elle contenait, n’est-ce pas ?
– Précisément.
– Sans doute, monsieur le duc.
Et M. de Château-Mailly raconta cette histoire que nous savons déjà, et qui établissait, au dire du colonel de Château-Mailly, qu’ils étaient Sallandrera en ligne directe.
Le duc écouta avec une sorte de stupeur.
– Mais tout cela est étrange ! s’écria-t-il enfin.
– Étrange, en effet, monsieur.
– Et je crois rêver…
– Je l’ai cru pareillement.
– Monsieur, dit le duc, à Dieu ne plaise que je mette votre parole un seul instant en doute, mais vous comprenez très bien une chose…
– Je vous écoute, monsieur.
– Êtes-vous bien sûr de n’être point mystifié ?
– Par exemple !…
– Et qui sait si votre parent, dont je serais curieux, du reste, de lire la lettre, n’a pas voulu se moquer de vous ?
– Monsieur, répondit le jeune homme, ce soir, demain au plus tard, l’estafette envoyée à Odessa pour en rapporter les deux pièces dont je vous parle sera de retour à Paris. Quant à la lettre de mon parent, je vous demande dix minutes…
Le duc se leva et fut reconduit jusqu’à la porte par M. de Sallandrera.
Le jeune homme gagna rapidement sa voiture et dit à son cocher :
– À l’hôtel, et ventre à terre ! (Puis il murmura à part lui :) C’est bizarre… le duc n’a pas l’air de me croire.
En effet, don Paëz, duc de Sallandrera, en proie à une sorte d’émotion subite, s’était laissé tomber dans son fauteuil, après le départ de M. de Château-Mailly.
– Tout cela est inouï, bizarre, inexplicable, murmurait-il. Comment ce que le duc avance peut-il être vrai, alors que dans nos papiers de famille, dans nos traditions, rien ne fait mention d’un pareil événement ?… Et cependant, si cela était… si ces deux pièces existent réellement…
À cette pensée, le vieil hidalgo se redressa de toute sa hauteur.
– Oh ! mais alors, dit-il, Sallandrera n’est pas mort, Sallandrera ne mourra point, et ce noble nom conservera son pur éclat à travers les siècles. Alors, Conception épousera le duc, il le faut, il le faut absolument !
Et comme le duc prononçait ces paroles à mi-voix, la porte s’ouvrit. Conception se montra sur le seuil.
– Entrez, ma fille, dit le duc d’un ton solennel.
La jeune Espagnole tressaillit d’effroi en voyant le visage radieux de son père.
– Venez, poursuivit le duc, venez vous asseoir là, près de moi. Je veux vous donner une grande nouvelle, ou du moins un grand espoir.
Conception le regarda, étonnée. Le duc la prit par la main et la fit asseoir auprès de lui sur un sofa.
– Conception, dit-il, tel que vous me voyez, je viens de rajeunir de vingt années.
– Vous, mon père…
– Si l’événement prédit se réalise, si on ne m’abuse point…
– Eh bien ! mon père ?…
– Eh bien ! au lieu de descendre dans la tombe le front pâle et l’âme en deuil, comme un homme qui meurt sans postérité et voit s’éteindre sa race, Dieu m’accordera peut-être une longue vie et me permettra de voir de jeunes héritiers de mon nom, issus de vous et…
– Mon père, interrompit Conception, qui, sans deviner toutefois la vérité, comprit cependant que le duc lui avait choisi un époux, vous oubliez que vous êtes le dernier des Sallandrera et que… les femmes…
– Vous vous trompez, mon enfant.
– Je… me… trompe ?…
Et Conception se prit à trembler et regarda son père avec effroi.
– Oui, dit le duc, il y a, paraît-il, de par le monde, à Paris même, un homme qui est Sallandrera par le nom et par la race comme vous et moi… Cet homme, s’il peut me prouver notre commune origine, il faudra qu’il soit votre époux, Conception, il le faudra !
– Mon père !
– L’honneur et la continuation de notre race avant tout, ajouta le vieil hidalgo avec l’égoïsme despotique de l’homme esclave de ses traditions.
Conception se sentit défaillir et sa voix tremblante expira dans sa gorge. En ce moment on entendit le bruit d’une voiture entrant au grand trot dans la cour. Une minute s’écoula, des pas se firent entendre dans l’escalier, puis dans les antichambres et un valet ouvrit la porte à deux battants.
Un homme se montra sur le seuil.
À sa vue, Conception recula, prise de vertige. C’était le duc de Château-Mailly.
– Le voilà !… murmura l’hidalgo avec un accent de triomphe.
Mais le jeune duc était pâle et défait, et tout en lui trahissait une violente agitation.