III

M. de Château-Mailly était si pâle, si bouleversé, que le duc de Sallandrera pressentit quelque catastrophe.

– Mon Dieu ! monsieur le duc, lui dit-il, vous serait-il arrivé quelque chose ?

Le duc salua Conception et sentit à sa vue tout son sang affluer à son cœur.

M. de Sallandrera fit un signe amical à sa fille.

Conception rendit au jeune duc son salut et alla s’asseoir à quelques pas.

M. de Château-Mailly, debout et muet au milieu du salon, semblait attendre que M. de Sallandrera voulût bien l’interroger.

– Qu’est-ce donc, monsieur le duc ? demanda de nouveau ce dernier.

– La lettre est brûlée… balbutia enfin M. de Château-Mailly.

– Brûlée !…

– Avec tout ce que renfermait un coffret dans lequel je l’avais placée.

– Monsieur le duc, dit M. de Sallandrera, veuillez vous expliquer.

M. de Château-Mailly fit un effort, retrouva sa présence d’esprit et dit rapidement :

– La lettre du colonel de Château-Mailly, mon parent, avait été placée dans un coffret où je serrais d’ordinaire diverses valeurs. Ce coffret était sur une table, auprès de la cheminée, dans un cabinet de travail que j’ai quitté pour accourir ici. À mon retour, j’ai trouvé mon hôtel envahi par des soldats et des pompiers. Le feu s’était déclaré dans ce même cabinet de travail et tous les objets qu’il renfermait étaient déjà la proie des flammes…

– Mais enfin, demanda le duc, le feu est-il éteint ?

– Oui. Mais que m’importe ! j’aurais préféré que mon hôtel brûlât tout entier plutôt que de voir anéantir…

Le duc s’arrêta et essuya son front inondé de sueur.

– Achevez, dit M. de Sallandrera.

– Plutôt que de voir anéantir ce mémoire, écrit par mon parent, le colonel de Château-Mailly.

– Comment ! s’écria le duc, le mémoire…

– Brûlé !… avec un coffret dans lequel il se trouvait parmi quelques valeurs industrielles et des billets de banque…

Le duc s’exprimait avec un accent de vérité, avec une douleur réelle qui convainquirent M. de Sallandrera.

– Eh bien ! mais, dit l’hidalgo, consolez-vous, mon cher duc, le mémoire de votre parent n’est point la lettre de mon aïeul, mort depuis un siècle, encore moins la déclaration de l’évêque de Burgos, trépassé comme lui ; votre parent est encore de ce monde, il peut écrire de nouveau ce qu’il a écrit.

– Oh ! certes, dit le duc, dont la poitrine se gonfla de joie et d’orgueil. D’ailleurs, ajouta-t-il, le messager envoyé à Odessa par la comtesse Artoff ne peut tarder d’arriver. Il y a quinze jours qu’il est parti.

M. de Sallandrera regarda sa fille.

Conception, assise à l’autre extrémité du salon, était pâle, agitée et baissait les yeux. Le noble hidalgo crut à une émotion toute naturelle et bien légitime, en présence de l’homme qui, elle avait dû le comprendre, serait probablement son mari avant peu.

Puis il tendit la main à M. de Château-Mailly.

– Monsieur le duc, lui dit-il, est-il besoin de vous dire qu’entre gens comme nous une parole échangée…

– Mieux vaut, interrompit M. de Château-Mailly, que tous les parchemins du monde.

– C’est vrai. Eh bien ! apportez-moi ces deux lettres, ajouta-t-il tout bas, et comme s’il n’eût pas voulu que Conception l’entendît, et…

Il s’arrêta et regarda de nouveau sa fille.

Mademoiselle de Sallandrera avait toujours les yeux baissés, et paraissait étrangère à la conversation de son père avec M. de Château-Mailly.

– Et… ? demanda ce dernier, frémissant d’impatience et d’espoir.

– Vous serez mon fils, murmura le duc, qui appuya un doigt sur ses lèvres et se leva en même temps, comme s’il eût voulu indiquer à M. de Château-Mailly qu’il ne devait pas prolonger sa visite.

Le jeune duc comprit, salua, s’inclina devant Conception, qui, levant les yeux sur lui, l’enveloppa d’un regard froid et presque dédaigneux, et sortit sur-le-champ.

Sans doute le duc de Sallandrera allait s’approcher de sa fille et lui faire ce que, en termes matrimoniaux, on appelle une ouverture ; mais en ce moment la duchesse entra, et avec elle une vieille dame connue dans le monde parisien sous le nom de la baronne de Saint-Maxence.

La baronne était très bavarde, très riche, très prude, dame patronesse de toutes sortes de fondations pieuses, et elle venait voir fort souvent la duchesse de Sallandrera.

La subite arrivée de ce personnage ferma donc la bouche au duc à propos de M. de Château-Mailly et permit à Conception de respirer, car la pauvre jeune fille était au supplice depuis quelques minutes.

La baronne accabla le duc de ses compliments de condoléance sur la perte de don José ; elle parut s’intéresser beaucoup à Conception ; puis, comme cette dernière demeurait froide et réservée, la conversation prit une direction opposée. En un quart d’heure la loquace baronne eut mis la famille espagnole au courant des médisances de salon les plus récentes, des cancans distingués les plus nouveaux ; elle parla du mariage du prince K…, des funérailles du maréchal…, du duel du marquis napolitain F… puis, en chroniqueur qui sait son métier et la valeur d’une anecdote scandaleuse, elle termina sa petite revue des salons par l’histoire du comte Artoff.

– À propos, dit-elle avec beaucoup de tristesse et une mélancolie hypocrite, vous savez que ce pauvre comte Artoff est tout à fait fou.

– Que dites-vous ? exclama le duc.

– Comment ! dit la duchesse, le comte est devenu fou ?

– À lier, madame.

– Mais comment ? quand ?

– Il y a huit jours, à sept heures du matin, dans le bois de Vincennes, au moment où il allait se battre.

– Avec qui donc, mon Dieu ?

– Avec M. Roland de Clayet.

– Qu’est-ce que ce monsieur ? demanda le duc.

– C’était son rival.

– Le rival du comte ! quelle plaisanterie nous faites-vous donc là, madame ? s’exclama la duchesse, interdite.

– Mais, grand Dieu ! répondit la baronne, on voit bien que vous revenez d’Espagne et ne savez absolument rien.

– Mais, rien, en effet, dit le duc.

– Eh bien ! la comtesse Artoff, cette femme qui nous a tous étonnés, était une abominable coquine.

Le duc et la duchesse laissèrent échapper une exclamation d’étonnement, presque d’incrédulité ; mais la baronne, oubliant peut-être un peu trop la présence de Conception, leur raconta l’histoire dans ses moindres détails et les plongea dans la stupeur.

M. de Sallandrera surtout paraissait consterné.

– Madame, dit-il tout à coup, et au moment où la baronne s’apprêtait à prendre congé, pourriez-vous me dire quel jour le comte Artoff est devenu fou ?

– Jeudi dernier.

– C’est aujourd’hui jeudi, pensa le duc, il y a donc huit jours. C’est bizarre…

Quand la baronne fut partie, Conception, qui était demeurée silencieuse, dit au duc :

– Mon père, est-ce que M. de Château-Mailly ne vous a pas dit que la comtesse Artoff vous avait écrit à Sallandrera ?

– En effet, dit le duc, qui ne songea point à se demander comment sa fille pouvait être au courant de ce détail. Pourquoi cette question, mon enfant ?

– Mais, répondit mademoiselle de Sallandrera, parce qu’il y a quelque chose de fort étonnant dans tout cela.

– Quoi donc ?

– Il est probable que si la comtesse Artoff vous a écrit pour vous parler de M. de Château-Mailly, elle l’a fait avant jeudi dernier. Il y a donc au moins neuf jours qu’elle vous aurait écrit, et il n’y a que cinq jours que nous avons quitté Sallandrera. Comment n’avez-vous pas reçu cette lettre ?

Le duc tressaillit et oublia, tant cette observation concordait avec sa propre pensée, de demander à Conception comment elle savait tant de choses.

– En effet, dit-il, c’est bizarre.

– Il y a quelque chose de plus bizarre encore, poursuivit Conception avec fermeté, c’est cette coïncidence d’un incendie chez le duc, précisément au moment où il retourne y chercher un papier que le feu s’empresse de dévorer.

Cette fois, M. de Sallandrera sentit un doute poignant pénétrer en lui.

– Et puis, acheva Conception qui se leva pour se retirer, convenez, mon père, que si la comtesse Artoff est réellement cette femme perdue dont vient de parler madame de Saint-Maxence, ses petites histoires généalogiques qu’elle rapporte de la Russie méridionale pourraient bien être de pures fictions, comme sa haute vertu.

Et Conception sortit, laissant le duc de Sallandrera anéanti par ces dernières paroles.

Une heure après, le nègre de mademoiselle Conception de Sallandrera jetait à la petite poste le billet suivant, adressé au jeune marquis Albert-Frédéric Honoré de Chamery.

Ce billet, que Rocambole reçut à cinq heures et demie, au moment où il revenait du Bois, était ainsi conçu :

« Mon ami,

« Surtout venez ce soir. Un grand danger nous menace de nouveau : un imposteur essaie de capter la confiance de mon père et de lui persuader qu’il a dans ses veines du sang des Sallandrera.

« Si vous ne venez à moi, si vous ne me conseillez et ne me soutenez, mon père est homme à obéir à ses préjugés de race et à me sacrifier sans remords.

« Venez, venez, venez !

« CONCEPTION. »

– Tiens ! dit Rocambole à sir Williams, à qui il venait de lire ce billet, il paraît que Zampa s’est acquitté de sa commission en maître. Conception est déjà persuadée que Château-Mailly est un misérable, et ce n’est certes pas moi qui la détromperai.

L’aveugle hocha négativement la tête, puis il écrivit :

– Vous êtes un niais, mon neveu.

– Bah ! que faut-il donc faire ?

– Voici vos instructions.

L’aveugle écrivit dix lignes sur son ardoise, et les passa à Rocambole.

Celui-ci les lut, les relut, parut les méditer, et finit par dire :

– Je ne comprends pas ; mais enfin, puisque je suis habitué à exécuter les ordres sans les discuter, j’obéirai.

Un sourire de satisfaction effleura les lèvres de sir Williams, et le marquis de Chamery le quitta pour aller demander à dîner à sa prétendue sœur la vicomtesse Fabien d’Asmolles.

À minuit, le marquis était au boulevard des Invalides, trouvait le négrillon sur le seuil de la petite porte des jardins, et le suivait, comme la veille, jusqu’à l’atelier de Conception. Cette fois, la jeune fille ne demeura point immobile et clouée par l’émotion sur son siège ; non, le sang espagnol s’était rallumé chez elle à l’imminence du péril, en perspective d’une lutte probable.

Rocambole lui trouva l’œil brillant d’une énergie un peu fiévreuse, bien qu’elle affectât un grand calme. Elle courut à lui, prit sa main et lui sourit.

– Ah ! venez, lui dit-elle, et vous allez voir si réellement il n’y a pas de vrais misérables en ce monde.

– Des misérables ! fit Rocambole surpris.

– Oui, des misérables !

– Mais… leurs noms ?

– Oh ! il n’y en a qu’un… ou plutôt il y a une femme et un homme.

– Quelle est cette femme ?

– La comtesse Artoff.

Conception s’attendait, sans doute, à entendre le marquis lui dire : « Ah ! ne prononcez pas le nom de cette créature. »

Mais Rocambole murmura au contraire :

– Vous aussi vous l’accusez et croyez à son crime. Pauvre femme !

– Comment ! s’écria Conception, vous ne croyez pas, vous ! Vous doutez !

– Oui, dit-il avec tristesse, je crois que le monde est souvent injuste et que parfois il condamne un innocent. Mais, ajouta-t-il, comme je ne puis vous fournir aucune preuve de ce que j’avance, dites-moi maintenant le nom de l’homme qui mérite selon vous l’épithète de misérable.

– Cet homme, dit Conception, c’est le duc de Château-Mailly.

– Lui ! le duc ? exclama le marquis jouant merveilleusement l’étonnement.

– Lui ! le duc de Château-Mailly, répéta froidement Conception.

– Mais vous n’y pensez pas, s’écria Rocambole, mais vous perdez la tête, Conception !… Le duc est le type le plus pur du parfait gentilhomme. Il a le noble et grand cœur de sa race.

Conception interrompit, d’un geste impérieux, cet éloge du duc de Château-Mailly auquel Rocambole allait s’abandonner complaisamment, sans doute par ordre de sir Williams. Puis elle lui dit :

– Écoutez-moi, écoutez-moi, sans m’interrompre, jusqu’au bout. Me le promettez-vous ?

– Soit. Parlez…

Alors Conception raconta naïvement à Rocambole ce que Rocambole savait mieux qu’elle-même, c’est-à-dire l’histoire de la généalogie du duc de Château-Mailly, histoire inventée, selon elle, par la comtesse Artoff, et la lettre de cette dernière, que le duc de Sallandrera n’avait point reçue, et le mémoire du colonel de Château-Mailly, qu’on prétendait avoir été, le matin même, la proie des flammes.

Elle s’arrêta un moment à cet endroit de son récit, sans avoir dit encore un seul mot de Zampa, et elle regarda son interlocuteur.

Rocambole avait paru écouter avec beaucoup d’attention, et sa physionomie avait tour à tour exprimé l’étonnement, la surprise et une vive douleur.

– Mon Dieu ! lui dit-il alors, mais je ne vois dans tout cela qu’une chose, c’est que M. de Château-Mailly, déjà si digne d’obtenir votre main, a maintenant un titre indiscutable et sacré…

– Mais, s’écria Conception, l’interrompant vivement, vous croyez donc à cette fable ?

– Une… fable… c’est une fable ?

– Oui, dit la jeune fille. Écoutez encore, écoutez et vous verrez…

Et Conception raconta à Rocambole son entrevue du matin avec Zampa, et Rocambole lui prêta la même attention.

Elle s’attendait à voir celui-ci exprimer son indignation en termes énergiques, mais, cette fois encore, elle fut trompée dans son espérance. Rocambole lui dit avec tristesse, mais avec calme :

– Qu’est-ce que Zampa ? un valet. Qu’est-ce que le duc ? un gentilhomme. Il se peut que le valet dise la vérité ; mais moi aussi je suis gentilhomme, mademoiselle, et avant de croire qu’un gentilhomme est un imposteur, j’ai besoin d’un témoignage plus honorable que celui d’un laquais.

Conception tressaillit, et jeta un regard épouvanté à Rocambole.

– Mais tout cela pourrait donc être vrai ? s’écria-t-elle.

– Hélas !…

– Et si c’était faux ?… si, en effet, le duc est un imposteur ?

– Je le démasquerais !…

– Mais, murmura-t-elle en baissant les yeux et d’une voix qui tremblait d’émotion, si le valet avait menti ?…

Rocambole passa la main sur son front, sembla faire un effort suprême, et puis il répondit :

– Tenez, écoutez-moi, Conception, si le duc a dit vrai, s’il est digne de votre main, il faut obéir à votre père…

La jeune fille jeta un cri étouffé, cacha sa tête dans ses mains et fondit en larmes.

Alors, le faux marquis se pencha sur elle, lui mit un baiser au front, et murmura :

– Adieu… à demain… je reviendrai demain encore… et je vous apporterai peut-être le moyen de savoir la vérité… cette vérité dût-elle être mon arrêt de mort…

Il étouffa un soupir et sortit, laissant Conception abîmée dans sa douleur et pleurant à chaudes larmes.

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