Nous avons laissé maître Venture s’esquivant avec précaution de la maison de Murillo la Jambe-de-Bois, qu’il venait de pendre après l’avoir étranglé, dans l’intention bien évidente de faire croire à un suicide.
Maître Venture gagna la frontière à pied, marchant d’un pas alerte et sifflotant une ariette, comme un bon bourgeois qui revient du spectacle. Les premiers rayons du soleil l’atteignirent à cette limite extrême des Pyrénées qui séparent la France de l’Espagne.
Il franchit le fossé, s’assit sur une pierre française et murmura :
– À présent, comme j’ai un passeport bien en règle, au nom de M. Jonathas, je puis me donner du bon temps, et n’ai nul besoin de courir.
Venture était vêtu d’un gros paletot marron bien chaud, d’un manteau, d’un pantalon noir, coiffé d’une casquette de voyage et chaussé de grandes bottes fourrées.
– Ce costume est beaucoup trop chaud pour voyager à pied, se dit-il, je vais chercher un gîte et attendre le passage de la malle-poste.
Venture se souvenait que, la nuit précédente, il avait vu au bord de la route qui descendait en rampes brusques jusqu’à Bayonne une petite maison blanche ayant au-dessus de sa porte la traditionnelle branche de houx qui indique une auberge. Cette maison était à une lieue environ de la frontière.
Venture en prit le chemin et y arriva en moins d’une demi-heure.
L’auberge était tenue par deux honnêtes montagnards, l’homme et la femme. La femme s’occupait de la maison, donnait à boire et à manger aux voyageurs. L’homme cultivait le jour quelques perches de terre et de vignoble. La nuit il se livrait à la contrebande.
Sur les deux versants des Pyrénées, la contrebande est si bien une profession qu’elle est tenue à honneur dans les classes populaires. On aime le contrebandier, autant et plus qu’à l’Opéra-Comique. L’homme lui prête sa carabine même, la femme le cache sous son lit, les enfants lui servent de guide, s’il vient à s’égarer.
On hait le douanier. S’il poursuit le contrebandier, on cherche à lui en faire perdre la trace. S’il vient blessé, sanglant, à demi mort frapper à une porte la nuit, on feint de dormir, et on ne lui répond pas.
Maître Venture, qui, nous l’avons dit, parlait le français et l’espagnol avec la même facilité, connaissait à fond ces mœurs-là.
Il frappa donc hardiment à la porte de la petite auberge.
La femme vint ouvrir et fut quelque peu étonnée de voir arriver chez elle, à cette heure matinale, un homme aussi bien et aussi chaudement vêtu. D’autant plus que Venture était à pied et paraissait venir d’assez loin. Mais le bandit posa un doigt sur ses lèvres d’une certaine façon significative, et la femme de l’auberge demeura persuadée qu’elle avait affaire à un contrebandier.
Venture entra dans l’auberge.
– La petite mère, dit-il à la femme, en espagnol, et jetant son manteau dans un coin, on ne bavarde pas chez vous ?
– Jamais, camarade.
Et la femme posa à son tour deux doigts sur sa bouche, ce qui était, pour le faux contrebandier, un signe maçonnique.
– Amigo ! ajouta-t-elle.
Venture ôta son paletot, comme il s’était débarrassé de son manteau. Puis il demanda un rasoir, que la femme se hâta de lui apporter, et il coupa ses favoris et sa barbe. Cela fait, il avisa, suspendues à une poutre, une veste, une culotte et des guêtres en drap brun, telles qu’en portent les paysans basques un peu aisés, et il demanda :
– Combien voulez-vous de tout cela, petite mère ?
Sans doute la cabaretière était habituée à vendre des vêtements aux contrebandiers qui avaient accroché les leurs aux broussailles, ou éprouvaient le besoin de se transformer complètement pour échapper à la vigilance des douaniers, car elle répondit sans aucune hésitation :
– Dix écus de France.
– Soit.
– Et les vôtres par-dessus le marché.
– Soit encore.
La cabaretière décrocha les habits et fit signe à Venture de la suivre. Elle le conduisit à l’étage supérieur, où l’on arrivait au moyen d’une échelle, et l’y laissa.
Dix minutes après, Venture redescendit vêtu en paysan basque, coiffé d’un béret rouge, et ayant mis dans sa ceinture son argent et la fameuse lettre qui avait coûté la vie à Murillo.
– Maintenant, dit-il en langue basque, car le drôle était né sur la frontière espagnole et se trouvait presque dans son pays, mettez la poêle au feu, ma petite mère, faites rissoler votre lard et sautez-moi une omelette dans le premier numéro.
La cabaretière alluma ses fourneaux, et bientôt Venture fut à table entre l’omelette au lard, le fromage de chèvre et une vieille bouteille de vin muscat.
Le bandit mangea comme un honnête homme qui n’a pas autre chose à faire. Le souvenir de l’infortuné Murillo ne lui arracha ni un soupir ni une larme, la pensée que sir Williams était encore de ce monde ne lui fit pas perdre un coup de dent. Il se fit servir du café, de l’eau-de-vie, fuma d’excellent tabac de contrebande et prolongea son repas pendant plusieurs heures, si bien qu’il était encore à table lorsque des claquements de fouet et le bruit lointain d’une voiture se firent entendre.
C’était la malle-poste.
Lorsqu’elle s’arrêta devant l’auberge, où postillons et conducteurs avaient coutume de faire une courte halte et de vider une bouteille, maître Venture était sur le seuil, avec l’air honnête et candide d’un brave montagnard qui a des affaires à Bayonne. Il avait un bâton sur l’épaule, et, au bout de ce bâton, un mouchoir noué en quatre, qui paraissait renfermer le léger bagage du voyageur.
– Avez-vous de la place ? cria-t-il, toujours en langue basque.
– Une, à côté de moi, dans le cabriolet, répondit le conducteur.
Malgré sa majestueuse corpulence, Venture saisit assez lestement la courroie qui sert de rampe à ces sortes de voitures, et il se hissa sur le cabriolet, où il y avait déjà un vieil Espagnol, qui portait une barbe grise et le costume de velours noir des artisans de Saragosse.
Le conducteur avala un verre de vin, remonta à son tour dans le cabriolet, et la malle-poste repartit.
– Eh bien ! dit alors Venture d’un ton jovial, quoi de nouveau, conducteur ? Il n’y a pas de bruit, en Espagne, pas de révolutions, pas d’émeutes ?
– Non, dit le conducteur ; mais, en revanche, nous venons de voir un homme pendu.
– Hein ? dit Venture.
– Un homme pendu, répéta le conducteur.
– Sur la route ?
– Non ; dans sa maison.
– Et où est-elle, sa maison ?
– À Corta.
– Oh ! je connais bien Corta, allez, fit Venture d’un air naïf, et la preuve, c’est que j’ai soupé, l’année dernière, chez le curé.
– Un bon vivant ! dit le conducteur.
– Ça ne serait pas lui, au moins…
– Oh ! non.
– Je connais des gens à Corta, poursuivit Venture. Est-ce que vous connaissez le nom du pendu ?
– C’était le directeur de la poste.
– Jésus Dieu ! s’écria Venture en se signant d’un air consterné, la Jambe-de-Bois ?
– Précisément.
– Et… il s’est pendu ?
– Cette nuit.
– Un si brave homme ! murmura Venture ; mais est-ce que vous êtes bien sûr de ça ?
– Très sûr, je l’ai vu.
– Mais pourquoi s’est-il pendu ?
– Ça doit être de chagrin.
– Qui sait ?… dit le bandit avec hardiesse, peut-être qu’on l’a pendu.
– Oh ! pour ça non, répondit le conducteur. Si on l’avait pendu, c’est qu’on aurait voulu le voler, et son tiroir était plein d’argent…
– Sont-ils bêtes ! pensa Venture. Allons ! décidément, je serai à Bayonne avant qu’on ait rien découvert.
Et il continua à s’apitoyer sur le sort de la Jambe-de-Bois, qu’il prétendait avoir beaucoup connu.
Quelques heures après, la malle-poste arriva à Bayonne. Venture y prit un potage et continua sa route pour Paris, où il arriva trois jours après, à la tombée de la nuit. Seulement, ce ne fut point en malle-poste qu’il fit son entrée dans la capitale.
À Étampes, Venture avait quitté ce véhicule pour un tilbury qu’il loua et qui le conduisit jusqu’à la barrière d’Ivry.
Pendant ce dernier trajet, notre homme s’était dit :
– Je n’ai pas promis à Rocambole d’arriver un jour plus tard ou plus tôt, et comme j’ai accompli lestement mon voyage, je vais me donner le temps de réfléchir jusqu’à demain. D’ailleurs, ajouta-t-il mentalement, sir Williams serait bien homme à faire surveiller les abords de mon garni, place Belhomme, et rien ne m’assure que je n’y serais point poignardé cette nuit même, à présent que j’ai la fameuse lettre. Sir Williams est homme à faire des économies.
Ce raisonnement n’était point dépourvu de justesse. Venture le corrobora par cette deuxième réflexion :
– Il est évident que j’ai bien fait, il y a sept jours, d’accepter la mission qu’on me donnait. Je n’avais pas le sou, et une affaire de cinq mille francs n’est pas à dédaigner. Mais ni sir Williams ni Rocambole n’avaient prévu que je trouverais vingt mille francs dans le sac qui renfermait la lettre. Or, vingt mille francs, c’est rond, et je pourrais bien avec cela me mettre à mon compte… Je vais garder la lettre jusqu’à demain.
Et Venture était descendu dans une auberge de la barrière, où il s’était fait servir à souper. Mais le bandit n’était pas homme à ne point s’occuper sur-le-champ de mettre ses vingt mille francs en sûreté, et, après son souper, il sortit de l’auberge.
– Je suis un peu loin de chez la veuve Fipart, se dit-il. La vieille demeure, depuis qu’elle est chiffonnière, à Clignancourt, derrière le Château-Rouge. Mais je vais prendre par la Villette et me payer un fiacre à l’heure. Elle a du bon, la veuve Fipart, et elle n’aime plus son petit Rocambole depuis qu’il la laisse dans la misère.
Venture se rendit à Clignancourt, renvoya son fiacre à la hauteur de Château-Rouge et se dirigea à pied vers un pâté de maisons à un seul étage, construites en vieux plâtras et en charpentes provenant des démolitions de Paris, un assemblage de huttes malpropres et plus misérables à l’œil que le dernier hameau du plus pauvre pays de montagnes.
La veuve Fipart habitait, à l’extrémité de cette petite cité, une sorte de taudis composé d’une seule pièce au rez-de-chaussée. L’étage supérieur était un grenier à fourrages, appartenant à un nourrisseur.
Il était environ dix heures lorsque Venture arriva. Une lumière tremblotait derrière les carreaux huilés de la croisée et à travers les ais disjoints de la porte.
– La vieille est chez elle, pensa Venture.
Venture frappa à la porte.
– Entrez, dit de l’intérieur une voix affaiblie, la clef est sur la porte.
Venture tourna la clef et entra. La chambre où il pénétra n’avait d’autres meubles qu’une vieille table, deux chaises boiteuses et une sorte de grabat sur lequel une vieille femme était couchée : c’était la mère Fipart. La veuve Fipart, que Venture eût été fort étonné de retrouver dans son lit s’il avait assisté trois jours auparavant à son entretien avec Rocambole sous le pont de Passy.
La veuve Fipart ressuscitée !…
Mais Venture ne savait rien, et il se contenta de lui dire :
– Ah çà, tu es donc malade, toi, la maman ?
– C’est-à-dire que j’ai été morte, répondit-elle d’une voix si faible, qu’on eût dit celle d’un trépassé revenant à minuit du cimetière pour implorer les prières des vivants.
– Morte, oh ! c’te farce !
– Ce n’est point une farce. J’ai été morte deux heures.
– Est-ce que tu es folle, la vieille ?
– Demande à ce brigand de Rocambole.
– Rocambole !… exclama Venture, qui tressaillit des pieds à la tête.
– Oui, c’est lui qui m’a étranglée.
– Étranglée !…
– Et jetée à la Seine.
– Foi de Jonathas ! je crois que tu perds la boussole, la vieille.
– Je l’ai perdue… un moment, murmura la veuve Fipart, qui crispa ses poings amaigris, mais je l’ai retrouvée.
– Tu as donc revu Rocambole ?
– J’ai senti ses doigts à mon cou, et ils serrent fort…
– Mais où ? quand ?
– Il y a trois jours, sous le pont de Passy.
Et la veuve Fipart, après avoir raconté à Venture ce que nous savons déjà de sa rencontre fortuite avec le faux marquis de Chamery, continua en ces termes :
– Quand le monstre m’a eu serré le cou, j’ai perdu connaissance et il faut présumer qu’il m’a crue morte, puisqu’il m’a jetée à l’eau. Il paraît qu’il y avait une barque sur la Seine, un bachot qui venait de Saint-Cloud et qui m’a repêchée.
– Comment ! dit Venture, tu n’es pas allée au fond ?
– Non, mes jupons m’ont soutenue d’abord, et puis le froid m’a fait revenir à moi et j’ai crié au secours. Le bachot n’était pas loin ; un homme s’est jeté à la nage et m’a repêchée.
– Tu as de la chance ! dit Venture.
– Pendant un moment, j’ai été si étourdie que je n’ai pas su où j’étais.
– Et puis, interrompit Venture, tu t’es souvenue et tu as dénoncé Rocambole ?
– Pas si bête ! dit la veuve Fipart.
– Tu l’aimes donc toujours, ce brigand ?
– Oh ! non, par exemple.
– Eh bien ! alors…
– Es-tu simple, mon pauvre Venture !… Puisque Rocambole m’a étranglée, moi, sa mère adoptive, moi, la maman Fipart à son Rocambole chéri, c’est qu’il me craignait, le drôle.
– Tiens ! c’est juste.
– Et s’il me craint, c’est que je peux lui faire du mal, et que nous pourrions compter…
– Eh ! eh ! dit Venture, tu as de la sorbonne, la vieille.
– Un peu, mon neveu. Alors, je me suis souvenue que le petit m’avait dit qu’il passait souvent à minuit sur le boulevard des Invalides.
– Bonne note à prendre, pensa Venture.
– Je me suis dit que j’aurais ma belle.
– C’est encore possible, ça.
– J’ai même pensé que tu pourrais me donner un jour ou l’autre un coup de main ; car, vois-tu, et quoi qu’il en dise, Rocambole m’a paru caié.
– C’est probable.
– Et on verrait à le faire chanter un peu proprement.
– On le fera chanter.
– Oh ! le gredin !… avoir voulu tuer sa mère… une femme qui l’a élevé comme un prince, qui le chérissait, fallait voir !
Pendant que la vieille bavardait, Venture s’était mis à réfléchir profondément.
– Mais enfin, reprit-il, qu’as-tu dit aux gens du bachot ?
– Que j’avais voulu me périr par misère. Alors ils ont fait une quête entre eux et ils ont réuni six francs qu’ils m’ont donnés.
– Et tu es revenue ici ?
– C’est-à-dire que je me suis traînée. En arrivant, je me suis mise au lit et j’y suis encore… mais quand je sortirai…
– Eh bien ?…
– Oh ! je retrouverai ce brigand de Rocambole, et il me le paiera !…
Venture était toujours songeur.
– Dis donc, la mère, fit-il enfin, Rocambole t’a dit que sir Williams était mort.
– Oui.
– En es-tu sûre ?
– Oh ! oui…
– Bien sûre ?
– Je suis persuadée que le gredin est calé et qu’il travaille pour son compte.
– Ah ! si j’en étais sûr… murmura Venture. Ce n’est pas Rocambole que je crains…
Il garda un moment le silence. Puis il reprit enfin :
– Dis donc, la vieille, je n’ai pas le sou. On m’a mis à la porte de mon garni, tu vas me laisser coucher dans ce coin-là, n’est-ce pas ? sur ce tas de paille.
– Comme tu voudras, répondit la veuve Fipart.
– Tu es une bonne fille, la vieille, et on te revaudra ça.
Venture se jeta sur la paille et s’adressa le monologue suivant :
– Il est évident que j’ai une fière peur de sir Williams ; mais il est évident aussi que je n’ai pas peur de Rocambole, et si j’étais sûr que sir Williams fût mort et que ce fût lui, Rocambole, qui ait écrit le bout de lettre que j’ai reçu, je me ficherais pas mal de ses menaces. Or, cette lettre me promet le pal ou un coup de poignard si je n’obéis pas. Mais rien ne m’empêche, aussi, de filer quelque part, en Angleterre, par exemple ! si le capitaine sir Williams est réellement encore de ce monde. Et puisque Rocambole m’a promis cinq mille francs pour cette lettre adressée au duc de Sallandrera, c’est qu’elle a quelque valeur. Bah !… il faut voir !…
Et Venture, qui avait décidément la bosse de la trahison, se leva, s’approcha de la table sur laquelle brûlait une chandelle, fouilla dans ses poches et en retira la fameuse lettre qui avait coûté la vie à l’Espagnol Murillo. Il hésita pendant quelques minutes encore, la tourna et la retourna dans ses doigts, en lut et relut la suscription.
– Allons, se dit-il, au petit bonheur !…
Et il brisa le cachet, retira la lettre de son enveloppe et la lut.