Deux jours après son entrevue avec M. le duc de Sallandrera, le jeune duc de Château-Mailly vit entrer Zampa chez lui vers dix heures du matin – l’heure ordinaire, du reste, où son valet de chambre venait l’habiller.
Zampa avait, comme l’avant-veille, un air mystérieux qui étonna quelque peu M. de Château-Mailly.
Avec la familiarité d’un valet élevé aux fonctions intimes de confident, Zampa ferma la porte et fit au duc un petit signe d’intelligence.
– Qu’est-ce ? demanda le duc.
Pour toute réponse, Zampa tira de sa poche une lettre qu’il tendit à son maître.
Le duc jeta les yeux sur l’enveloppe. Mais l’enveloppe était blanche et ne portait aucune adresse.
– C’est pour monsieur, dit Zampa.
Le duc brisa le cachet.
Mais soudain il tressaillit et un flot de sang lui monta du cœur au visage. Il venait de déplier une petite feuille de papier d’où s’échappait un parfum discret et que couvrait une jolie écriture allongée, qu’il reconnut sur-le-champ. Pourtant cette lettre ne portait aucune signature. Mais l’écriture était bien semblable à celle du billet que le duc avait reçu il y avait environ un mois, billet qui lui recommandait Zampa, le fidèle serviteur. Donc cette lettre était de Conception.
– Qui t’a remis ce billet ? demanda le duc avec une insurmontable émotion.
– Le nègre.
– Quel nègre ?
– Celui de mademoiselle Conception.
Et Zampa se retira en s’inclinant.
Le duc se mit à lire. La lettre était courte et ainsi conçue :
« De grands obstacles séparent souvent ceux qui s’aiment. Mais avec de la persévérance et du courage on arrive parfois à en triompher.
« Mon père paraît attendre avec impatience ces lettres qui prouvent que vous êtes de notre sang, mais ces lettres arrivées, toutes les difficultés ne seront point aplanies. Un secret que je ne puis vous révéler encore, que, seul, mon mari saura un jour, m’impose un rôle singulier. Mon père n’attend que la production des deux pièces pour vous accorder ma main, mais mon père ne sait pas que je suis liée par un serment et que je dois, jusqu’à la dernière heure, manifester une sorte de répulsion pour vous… pour vous, mon Dieu ! que j’aime en secret et depuis longtemps.
« Vous avez demandé ma main et mon père m’a consultée.
« – J’obéirai, ai-je répondu avec soumission et tristesse, alors que mon cœur éclatait de joie.
« Pourquoi cette hypocrisie ? Hélas ! je viens de vous le dire, un serment me lie, et je n’en serai relevée que le jour où vous m’aurez conduite à l’autel. D’ici là, il faut que je figure le désespoir, quand mon âme s’ouvre à l’espérance ; que je ne lève point les yeux sur vous quand vous viendrez, que je dise même à mon père que je vous hais…
« Ô mon Dieu ! Peut-être même, un jour, vous demanderai-je une entrevue seule à seul. Vous viendrez et nous serons seuls en apparence, mais il y aura autour de nous des yeux et des oreilles, des yeux qui suivront le jeu de nos physionomies, des oreilles qui ne perdront pas un mot de notre conversation.
« C’est alors que je vous supplierai de renoncer à ma main, alléguant que je ne vous aime pas, que j’en aime un autre… que me forcer à devenir votre femme, c’est faire le malheur de ma vie…
« Ne vous effrayez pas. Rien de tout cela ne sera sincère. Accueillez mes supplications en souriant, et persistez !…
« Qui sait même ? j’irai peut-être jusqu’à vous dire que vous avez imaginé avec la comtesse Artoff cette histoire de mystérieuse généalogie, que les pièces que vous attendez ou que vous avez produites déjà sont fausses. Souriez et répondez d’une façon évasive. Ne vous indignez pas, contentez-vous de dire :
« – Mon Dieu, mademoiselle, je vous aime, et si vos suppositions étaient vraies, je serais, à la rigueur, excusable. L’amour que j’ai pour vous justifie tout.
« Surtout, oh ! je vous le demande à genoux ! pas un mot qui puisse faire allusion à ce billet, que je vous supplie de brûler.
« Ne cherchez point à deviner, à sonder ce mystère. Vous ne le pourriez pas, et dites-vous simplement que je vous aime… »
Le billet, nous l’avons dit, ne portait aucune signature ; mais chacune de ces lignes disait suffisamment qu’il était de Conception et adressé à M. de Château-Mailly.
– Étrange ! murmura le duc.
Il lut et relut ce billet, essaya de comprendre et ne comprit pas.
Mais son cœur tressaillit de joie ; Conception l’aimait. Le duc approcha le billet d’une bougie, allumée dans le but de cacheter des lettres, et il le brûla, fidèle en cela aux ordres de mademoiselle de Sallandrera.
Puis il sonna.
Zampa revint, et, cette fois, il portait une seconde lettre sur un plateau.
Mais le duc n’y fit point attention d’abord et il dit à Zampa :
– Est-ce que tu as eu connaissance jamais que mademoiselle de Sallandrera ait été recherchée en mariage par un autre que don José ?
Évidemment pour M. Château-Mailly, si ce mystère dont parlait Conception avait quelque chance d’être expliqué, il ne pouvait l’être que par l’admission d’un troisième prétendant exerçant une influence quelconque directement ou indirectement.
Zampa avait sa leçon faite, sans doute, car il répondit sans hésiter :
– Madame la duchesse ne partage pas les idées de M. le duc.
– À propos de quoi ?
– À propos de la race et de la transmission perpétuelle du nom.
– Ah ! tu crois ?
– Elle n’aimait pas don José.
– En vérité !
– Pas plus qu’elle n’aime monsieur le duc.
– C’est-à-dire qu’elle protège en secret, sans doute, un troisième prétendant à la main de sa fille ?
– Précisément.
– Et ce prétendant ?
– Ah ! dit Zampa, je ne sais pas son nom, et je ne l’ai jamais vu. Tout ce que je sais, c’est qu’il est riche, plus riche que monsieur le duc, jeune, beau, de vieille race et duc pareillement.
M. de Château-Mailly fronça le sourcil.
Zampa continua :
– Il y a bien des mystères dans le grand monde, et si madame la duchesse protège en secret ce prétendant inconnu, c’est qu’elle a sans doute de bonnes raisons pour cela.
– Voyons ! dit le duc, parle si tu sais ; je n’hésite pas, moi, à récompenser dignement un bon serviteur.
– Ah ! dit Zampa avec un geste de fierté, monsieur le duc m’humilie !
– En quoi ?
– En ce que monsieur le duc s’imagine que j’obéis à la voix de l’intérêt. Je ne suis entré au service de monsieur le duc que pour obéir à mademoiselle Conception.
– Très bien, dit le duc, je te fais mes excuses. Parle, maintenant.
– La duchesse de Sallandrera est irlandaise, reprit le valet de chambre.
– Je sais cela.
– La duchesse avait une sœur.
– Je le sais aussi : c’était la marquise O’Brian, morte sans enfants, il y a dix ans.
– Monsieur le duc se trompe de moitié. La marquise avait un fils dont la naissance ne pouvait être authentiquement constatée et à qui on a dressé un état civil de convention.
– Et c’est ce fils ?…
– Peut-être… C’est tout ce que je puis dire à monsieur le duc.
M. de Château-Mailly conclut de ces demi-explications de Zampa que le valet était lié par un serment quelconque vis-à-vis de Conception, comme celle-ci l’était vis-à-vis de sa mère sans doute.
– Je crois comprendre, pensa-t-il ; Conception m’aime, seulement elle veut paraître céder à l’impérieuse volonté de son père en m’épousant.
Et le duc, satisfait de cette explication qu’il se donnait à lui-même, et qui, du reste, devenait plausible du moment où elle prenait pour base les paroles nébuleuses de Zampa, le duc prit sur le plateau la seconde lettre que le valet lui apportait.
Cette lettre était frappée de plusieurs timbres allemands et russes, et le duc reconnut à l’instant l’écriture du vieux colonel de Château-Mailly.
Il l’ouvrit avec empressement et lut :
« Odessa…
« Mon cher cousin,
« J’ai écrit, il y a quelques jours, à madame la comtesse Artoff, pour lui accuser réception de sa lettre, et lui annoncer l’arrivée de son courrier.
« Je vous écris maintenant à vous pour vous aviser du départ de ce même courrier. Il est parti avant-hier matin, après trois jours de repos, et il vous porte ces deux pièces, auxquelles vous attachez un si grand prix. Peut-être même sera-t-il à Paris avant ma lettre, et n’aurez-vous à me répondre que pour m’annoncer son arrivée. »
Suivaient quelques compliments affectueux et quelques banalités.
– Parbleu ! pensa le duc, je vais envoyer cette lettre à M. de Sallandrera, Cela lui fera prendre patience.
Et il mit la lettre du colonel sous enveloppe, avec les quelques lignes suivantes :
« Monsieur le duc,
« Vous verrez d’après la lettre ci-jointe que les pièces que j’attends avec impatience ne peuvent tarder de nous arriver ; ce soir peut-être, peut-être dans une heure, me sera-t-il permis de vous prouver que je suis Sallandrera comme vous, et que j’ai quelque titre à devenir votre fils.
« Hommages empressés et respectueux,
« Duc DE CHÂTEAU-MAILLY. »
– Monte à cheval, et porte cette lettre à l’hôtel Sallandrera, dit le duc.
– Dois-je rapporter la réponse ?
– S’il y en a une.
Zampa sortit, mais il revint une seconde après :
– Monsieur le duc, dit-il, a demandé un cocher depuis deux ou trois jours déjà ?
– Sans doute, puisque John s’en va.
– Il y a là, dans l’antichambre, un homme qui se dit anglais et cocher, et qui voudrait se présenter devant monsieur.
– Fais entrer.
Zampa se plaça sur le seuil et dit :
– Entrez, mon brave homme.
Il laissa le cocher pénétrer chez le duc, et courut porter sa lettre.
Or, ce cocher que Zampa, l’âme damnée de Rocambole, introduisait ainsi sans défiance n’était autre que maître Venture, arrivé de la veille, et qui se présentait à l’hôtel Château-Mailly deux heures à peine après avoir lu, à la quatrième page d’un journal, l’annonce faite par le duc. Mais ces deux heures avaient suffi pour métamorphoser complètement Venture et lui donner la tournure d’un fils d’Albion. On eût dit que le drôle venait pour la première fois de passer la Manche, tant il était anglais des pieds à la tête par la tournure, le costume et le baragouin.
Il salua le duc avec la dignité particulière aux gens de sa profession – profession qui, en Angleterre, est considérée comme affranchie de toute domesticité – et il lui tendit un volumineux paquet de certificats de bonne conduite délivrés par les différents maîtres qu’il avait servis, et accompagnés d’un passeport visé par l’ambassade française à Londres, au nom d’Elward-John Crampt, âgé de cinquante-sept ans. Le duc fut satisfait de la tournure et de la bonne mine du prétendu cocher.
– Quel est votre dernier maître ? lui demanda-t-il.
– Lord H…, du Lancastre’shire, répondit Venture.
– Je vais vous prendre à l’essai, ajouta M. de Château-Mailly, et si je suis content de vous, vous fixerez vos appointements.
– Oh ! dit le faux Anglais avec des inflexions de voix qu’on eût juré sortir d’un vrai gosier britannique, moâ entrer chez milord, parce que milord avé les plus beaux chevaux de Paris. Artiste, moâ !
Le duc sonna. Un valet de pied accourut.
Le cocher arriva peu après.
– John, lui dit le duc, vous n’attendez pour me quitter, puisque vous retournez en Angleterre, que le moment où j’aurai pu vous remplacer. Voilà votre successeur. Mettez-le au courant de mes chevaux et de mes habitudes, après, vous serez libre.
Les deux Anglais, le vrai et le faux, se regardèrent. Mais Venture était si bien transformé que John ne soupçonna pas un seul instant qu’il avait devant lui un Anglais de contrebande.
– Allez, dit le duc.
Et comme changer de costume n’était pas même un léger accident dans la vie de M. de Château-Mailly, livré alors à des préoccupations bien autrement graves, les deux cochers partis, le duc se mit à arpenter sa chambre à coucher de long en large, songeant à la fois à l’arrivée prochaine du courrier, à la lettre étrange de Conception et se demandant si M. de Sallandrera n’allait pas le prier d’aller le voir le jour même.
Aller à l’hôtel de Sallandrera, n’était-ce pas pour lui déjà le bonheur ?
Pour tromper son impatience, le duc passa une veste de chambre et descendit pour faire une visite à ses écuries.
Il y trouva son ancien et son nouveau cocher. Le premier installait le second avec la solennité de rigueur ; il lui présentait les palefreniers, lui montrait les chevaux, le mettait au courant des prédilections et des habitudes du maître.
Venture paraissait prendre un intérêt extrême à chaque détail, même le plus minime ; il s’était fait une bonne physionomie à la fois naïve et fine, intelligente et honnête.
M. de Château-Mailly le vit entrer dans chaque stalle, vérifier les chevaux en profond connaisseur, approuver parfois les observations de l’ancien cocher, parfois les discuter, et il demeura convaincu, au bout d’un quart d’heure d’examen, que Venture était des pieds à la tête un de ces hommes de cheval comme l’Angleterre seule en possède dans les classes inférieures.
En effet, le sportsman français a sans doute toutes les connaissances pratiques et théoriques que possède le sportsman anglais, mais le cocher, le palefrenier britannique ont une instruction bien autrement solide, en hippiatrique et en équitation, que les Français de la même classe.
– Décidément, pensa le duc, je crois que cet homme sera une excellente acquisition.
Et comme le duc parlait fort couramment l’anglais, il lia conversation avec Venture.
Venture fit des prodiges et confirma en quelques minutes la bonne opinion que le duc avait de lui.
Quelques minutes auparavant, John, le cocher qui partait, avait dit à son successeur : – M. le duc aime beaucoup les chevaux et il s’y intéresse en véritable artiste.
– Tant mieux, avait répondu Venture.
– Souvent, le matin, vous le verrez descendre, vous adresser la parole, causer avec vous une heure entière, comme s’il était un simple écuyer de manège.
– Voici qui cadre avec mes plans, pensa Venture, et ce ne sera peut-être pas toujours de chevaux que je lui parlerai…
Or, c’était peu après que M. de Château-Mailly, comme s’il eût voulu confirmer l’assertion de John, était arrivé aux écuries et avait adressé la parole à Venture. Ils causaient depuis dix minutes lorsque le pas d’un cheval se fit entendre dans la cour.
Soudain, la physionomie du duc s’altéra. Il devint pâle et ne put maîtriser une subite émotion. C’était Zampa qui revenait de l’hôtel Sallandrera, et le duc, de pâle qu’il était, devint pourpre en voyant le valet mettre pied à terre.
Zampa avait une lettre à la main.
– Oh ! oh ! pensa Venture, qui l’observait du coin de l’œil, voici des nouvelles de l’intrigue Rocambole et Cie. Attention !
Et le nouveau cocher se retira respectueusement à l’écart, tandis que M. de Château-Mailly, dont l’émotion allait croissant, brisait le cachet de la lettre :
« Mon cher duc [disait M. de Sallandrera], voulez-vous venir ce soir nous faire l’honneur de dîner avec nous ? Nous serons seuls – en famille – puisque décidément le colonel de Château-Mailly, votre cousin, persiste à soutenir nos liens de parenté. Nous avons à causer longuement, pour le cas plus que probable, à présent, où nous aurions les deux pièces dont on vous annonce le départ d’Odessa.
« À vous,
« DUC DE SALLANDRERA. »
Le duc de Château-Mailly quitta brusquement ses écuries et remonta s’enfermer dans son cabinet pour y maîtriser son émotion et sa joie.
Maintenant, avant d’aller plus loin, disons ce qui s’était passé la veille, afin d’expliquer la lettre qui paraissait venir de mademoiselle de Sallandrera, et que Zampa avait commentée d’une façon plus bizarre encore.