VII

Le lendemain de sa deuxième entrevue avec mademoiselle Conception de Sallandrera, entrevue dans laquelle le faux marquis de Chamery s’était indigné d’abord contre le duc, puis contre Zampa, et avait fini par hocher la tête et prétendre que le duc était calomnié, qu’il était incapable d’ourdir une si odieuse machination – entrevue enfin qu’il avait terminée en proposant de se retirer –, le lendemain, disons-nous, Rocambole était assis sur le pied du lit de sir Williams.

– Mon bon oncle, disait-il, j’avoue que tu es réellement un homme de génie.

L’aveugle se prit à sourire.

– Mais d’un génie obscur…

L’aveugle fit un mouvement.

– Depuis un mois, tu me fais agir comme une véritable marionnette. J’exécute ce que tu ordonnes, je dis ce que tu me souffles, et, je l’avoue à ma honte, je ne comprends absolument rien à tout cela.

Sir Williams sourit de nouveau, prit son ardoise et écrivit : – Puisque tes affaires n’en vont pas plus mal, de quoi te plains-tu ?

– C’est juste.

– Don José est mort, les deux pièces sont en notre pouvoir ; jusqu’à présent tout va bien.

– Mais, mon oncle, pourrais-tu me dire pourquoi tu m’as dicté cette lettre que je dois écrire comme si elle venait de Conception, et que M. de Château-Mailly recevra demain matin à son petit lever ?

Rocambole parlait de cette lettre que, le lendemain, en effet, Zampa remit à son maître, et qui plongea celui-ci dans une si grande stupéfaction ; stupéfaction qui, on l’a vu déjà, diminua sensiblement par les explications mensongères du valet de chambre.

Sir Williams écrivit :

– Le duc de Château-Mailly produisant les deux pièces qui établissent sa mystérieuse origine était pour M. de Sallandrera un gendre irrésistible. Mais le duc de Château-Mailly arrivant à prouver que ces pièces ont été volées ou perdues, et corroborant ses assertions de l’attestation fort honorable de son parent, est encore un gendre assez sérieux pour qu’il soit nécessaire de compter avec lui. Il a cinq ou six cent mille livres de rente, et, ne fût-il pas Sallandrera, le duc renonçant à trouver un homme de son nom serait encore très flatté de son alliance.

– Tiens ! c’est fort juste encore, cela.

– Or, poursuivit l’ardoise de sir Williams, pour nous débarrasser complètement de M. de Château-Mailly, il est donc nécessaire de le perdre tout à fait dans l’esprit du duc de Sallandrera, et surtout de mademoiselle Conception.

– Fameux ! mon oncle.

– C’est pour cela que je t’ai fait écrire cette phrase dans cette lettre où tu imites si bien l’écriture allongée et menue de Conception : « Peut-être même un jour vous demanderai-je par lettre une entrevue, seule à seul. Vous viendrez, et si nous sommes seuls en apparence, il y aura, en réalité, des yeux et des oreilles qui nous épieront, etc. Qui sait, même ? j’irai peut-être jusqu’à vous dire que vous avez imaginé avec la comtesse Artoff cette histoire de mystérieuse et invraisemblable généalogie, que les pièces que vous attendez ou que vous aurez produites déjà sont fausses… Souriez, répondez d’une façon évasive… »

– Bon ! dit Rocambole, je me souviens, mais je ne comprends pas encore.

– Eh bien ! dit sir Williams, ce soir, puisque tu retournes chez Conception, je te ferai ta leçon, et tu comprendras.

– Quel homme ! murmura Rocambole, il garde toujours son dernier mot.

– Celui qui le dit d’avance est un niais et compromet l’avenir, répliqua le crayon de sir Williams.

Puis, après un moment de réflexion, il écrivit encore :

– Tu n’as pas encore fait de visite officielle à M. le duc de Sallandrera, depuis son retour ?

– Non, mon oncle.

– C’est aujourd’hui jeudi, son jour de réception d’autrefois, il faut y aller.

– Pourquoi ?

– D’abord parce qu’il est bon qu’il ne t’oublie pas.

– Et ensuite ?…

– Tu vas voir.

– Bon ! nous rentrons dans l’intrigue.

– Tout à fait. Conception ne t’a-t-elle pas dit que son père avait le projet de s’étourdir de la douleur que lui a causée la mort de son cher don José en se jetant dans les affaires industrielles ?

– Oui, certes.

– Et qu’il était sur le point d’acquérir les hauts-fourneaux et les minières de L…, en Franche-Comté ?

– Précisément. Son notaire lui conseille cette acquisition.

– Ton beau-frère, le vicomte Fabien d’Asmolles, ne possède-t-il pas, à deux lieues de ces mines, une propriété ?

– Oui, le château du Haut-Pas.

– Et ne veut-il pas le vendre ?

– C’est encore vrai.

– Eh bien ! dit sir Williams, fais-toi le négociateur de cette affaire, et propose à M. de Sallandrera de l’aller visiter avec Fabien la semaine prochaine.

– Tu tiens donc à ce que le duc achète le Haut-Pas ?

– Non, je tiens à ce qu’il quitte Paris pendant huit jours.

– Pourquoi ?

– Tu le sauras plus tard.

– Mon oncle, murmura Rocambole, tu es décidément mystérieux et muet comme le destin.

– Et comme lui je suis aveugle, écrivit sir Williams en souriant, car il était en assez belle humeur ce jour-là pour railler ses propres infirmités.

Rocambole causa quelques minutes encore avec son horrible conseiller et descendit chez Fabien.

– Mon ami, lui dit-il, veux-tu faire à la fois une bonne action et une bonne affaire ?… La bonne action me concerne… La bonne affaire est pour toi.

– Voyons, tu m’intrigues.

– J’ai toujours ouï dire, continua Rocambole, que le meilleur moyen de séduire les hommes est de les prendre d’abord par leur propre intérêt.

– Ah ! fi ! dit Fabien.

– Donc, laisse-moi commencer par l’affaire. Tu veux vendre le Haut-Pas ?

– Si je peux ; c’est une propriété qui me ruine en réparations et ne me rapporte rien.

– Combien l’estimes-tu ?

– Deux cent mille francs.

– Si je t’en trouvais deux cent cinquante mille ?…

– Ah çà ! dit le vicomte en regardant attentivement Rocambole, est-ce que tu te fais courtier de bande noire ?

– Nullement.

– As-tu acheté un office de notaire ?

– Pas davantage.

– Alors, explique-toi.

– Tout à l’heure. Laisse-moi maintenant te parler de la bonne action que tu peux accomplir vis-à-vis de moi.

– Parle, infortuné, dit Fabien en riant.

– Je t’ai longtemps caché mes petites ambitions et les secrets de mon cœur…

– C’est vrai.

– Mais comme tu as fini par les deviner, autant vaut s’en ouvrir franchement avec toi.

– C’est-à-dire que tu vas me parler de mademoiselle de Sallandrera ?

– Précisément.

– Eh bien ! où en es-tu ?

– Je crois qu’elle m’aime… fit Rocambole avec une fatuité pleine de modestie.

– Peste !

– Et si une bonne occasion d’être en relations suivies d’affaires avec le duc se présentait, peut-être que…

– Est-ce que tu voudrais lui vendre mon castel du Haut-Pas ?

– Tu devines.

– Quelle drôle d’idée !

– Nullement. Le duc veut acheter les minières et les usines de L…

– Ah ! c’est différent.

– Et si tu veux me charger de la négociation…

– Très volontiers, dit le vicomte. Mais, ajouta-t-il en riant, ne viens-tu pas de m’en offrir, pour le compte du duc, deux cent cinquante mille francs, alors que mes prétentions ne s’élèvent qu’à deux cent mille ?

– Tu aurais pu me refuser.

– Mais enfin, en gendre futur de M. de Sallandrera, tu ne me parais pas songer beaucoup à tes propres intérêts.

– Oh ! dit Rocambole avec le laisser-aller d’un véritable grand seigneur, je n’y regarde pas de si près avec mes amis.

Le vicomte se prit à rire.

– Adieu, ajouta Rocambole, je vais de ce pas chez le duc, muni de tes pleins pouvoirs.

– Bonne chance ! souhaita Fabien.

Nous ne suivrons point Rocambole chez M. de Sallandrera ; mais nous allons le retrouver à douze heures de distance, c’est-à-dire vers minuit, dans l’atelier de mademoiselle Conception où il venait d’être introduit, comme à l’ordinaire, par le négrillon ; et nous allons savoir, par sa conversation avec la jeune fille, le résultat de son entrevue avec le duc.

Conception avait attendu l’heure du rendez-vous, en proie à une anxiété difficile à peindre.

Rocambole, en entrant, lui prit la main et sentit que cette main tremblait. Le faux marquis, inspiré sans doute par les sages conseils de sir Williams, s’était fait le visage solennel et triste d’un homme qui a pris une héroïque et douloureuse résolution. Il avait à la main un petit paquet. Ce paquet n’était autre que les lettres de la jeune fille.

Il s’assit auprès d’elle et lui dit : – Vous dépeindre ce que j’ai souffert de tortures sans nom, mademoiselle, depuis vingt-quatre heures, est chose impossible, mais je me sens du courage, et notre dernière… entrevue…

– La dernière ! s’écria Conception, que dites-vous donc, mon Dieu ?

Un triste sourire, le sourire de l’homme résigné à mourir, vint aux lèvres de Rocambole.

– Mademoiselle, dit-il, de notre conversation va dépendre la portée de ce mot.

– Mais que dites-vous donc ? expliquez-vous ! fit-elle avec véhémence.

– Conception, reprit-il, toujours grave et triste, nous sommes à l’heure, je crois, où il nous convient d’envisager les choses froidement…

– Froidement ! oh ! quel mot !…

– Écoutez-moi, Conception, et permettez-moi de récapituler brièvement le passé.

Elle fit un signe d’assentiment.

– Quand vous m’avez appelé, poursuivit-il, lorsque vous m’avez fait l’honneur de vous confier à moi et de me demander ma protection, vous étiez sur le point de tomber au pouvoir d’un misérable dont vous ne pouviez, hélas ! révéler l’infamie sans briser le cœur du duc votre père…

– Vous avez été généreux et bon, murmura la jeune fille avec âme, et vous m’avez sauvée…

– J’ai osé me substituer à la Providence vengeresse et, au lieu de me punir, Dieu a été pour moi.

Rocambole prononça ces derniers mots avec la solennité du juge.

Il poursuivit : – J’ai frappé don José parce que don José était un misérable, parce qu’il était impossible que don José fût jamais votre époux. Mais à présent, Conception, votre situation n’est plus la même, et vous devez, avant tout, une complète obéissance à votre père.

– Mon Dieu ! fit Conception avec douleur.

– Le duc de Sallandrera a raison, continua Rocambole, de vouloir perpétuer sa race ; c’est une grande et noble pensée qui a longtemps été l’inspiration vivifiante, la croyance sacrée de l’aristocratie. Si réellement M. le duc de Château-Mailly est le fils mystérieux des Sallandrera d’un autre âge, il faut l’épouser, mademoiselle, il faut obéir à votre père. Et c’est en prévision, hélas !… acheva Rocambole avec une émotion du meilleur effet, que je vous ai rapporté vos lettres.

– Gardez-les, dit Conception. Dussiez-vous les brûler, je ne les reprendrai pas !

– Je les brûlerai le jour où vous serez duchesse de Château-Mailly-Sallandrera.

– Mais cet homme a menti, cet homme ment ! s’écria Conception.

– Qu’en savez-vous ?

– Ne vous ai-je pas dit hier…

– Oui… des propos de valet.

– Oh ! cet homme était sincère…

Rocambole parut réfléchir un moment.

– Eh bien ! dit-il, si le duc a menti, nous le verrons bien…

– Comment ?

– Il ne pourra produire les lettres qui attestent cette prétendue origine.

– Et s’il se procure des pièces fausses, s’il fait fabriquer de prétendus vieux parchemins ?

– Oh ! infamie !…

Et comme Conception se taisait, Rocambole parut obéir à une inspiration soudaine et il lui prit la main.

– Écoutez, dit-il, m’aimez-vous ?

– Oh ! pouvez-vous le demander ?

– Avez-vous foi en moi ?

– Oui.

– Si je vous donne un conseil, le suivrez-vous ?

– Oui, parlez, j’obéirai.

– Ah ! dit Rocambole, c’est qu’il faut que vous ayez du courage…

– J’en aurai.

– Que vous osiez tenir tête un moment au duc votre père…

– Je l’oserai.

– Eh bien ! demain, allez voir votre père, et dites-lui ceci : « Le duc de Château-Mailly ment comme un imposteur, et je veux vous en donner la preuve. » Votre père se récriera. Alors, insistez et obtenez de lui qu’il vous permette d’entretenir quelques minutes, seule à seul, le duc de Château-Mailly.

Rocambole, en prononçant ces derniers mots, se leva et alla ouvrir une porte vitrée donnant dans un cabinet de toilette, lequel communiquait avec un corridor.

Puis il revint auprès de Conception étonnée.

– Tenez, dit-il, le duc de Château-Mailly viendra ici, vous le ferez asseoir là, à cette place où j’étais, et vous obtiendrez que votre père se cache dans ce cabinet, d’où il pourra tout entendre et ne pas perdre un seul instant de vue la physionomie de M. de Château-Mailly.

– Et alors ?…

– Alors, adressez-vous au duc comme à un galant homme, dites-lui que vous ne l’aimez pas, que vous ne pouvez l’aimer, que votre cœur ne vous appartient plus ; et puis allez plus loin encore, et dites-lui : « Tenez, monsieur le duc, je sais votre amour depuis longtemps et je vous crois capable de tout pour obtenir ma main… Eh bien ! soyez franc avec moi, avouez que cette histoire d’origine mystérieuse est de l’invention de la comtesse Artoff. »

– Oh !… interrompit Conception, oserai-je donc jamais ?

– Il faut oser, mademoiselle. Peut-être le duc niera-t-il effrontément, mais il se troublera bien certainement assez pour que votre père sente le doute pénétrer en lui.

– Ah ! s’écria Conception, vous avez là une inspiration du ciel.

– L’inspiration de l’homme qui aime, murmura Rocambole. Et vous oserez, n’est-ce pas ?

– Je vous le jure.

– Quand ?

– Demain. J’écrirai au duc après avoir vu mon père.

Les deux amants causèrent quelques minutes encore, puis Rocambole ajouta : – Vous savez que j’ai vu votre père aujourd’hui. Je lui ai parlé du Haut-Pas, un château qui appartient au vicomte d’Asmolles, mon beau-frère, et que ce dernier veut vendre.

– Mon père nous en a parlé à dîner ; il a même l’intention d’aller le visiter.

– Eh bien ! tâchez d’être du voyage.

– Pourquoi ?

– Je ne sais ; mais il me semble que ce serait heureux pour nous. J’ai des pressentiments.

– J’en serai, dit Conception, je vous le promets.

Une heure après, M. le marquis de Chamery rentrait fort paisiblement chez lui, et, le lendemain, il se trouvait rue de Surène, affublé de sa perruque blonde et de sa polonaise à brandebourgs, pour y attendre Zampa.

Zampa arriva, porteur de la lettre de M. de Château-Mailly au duc de Sallandrera.

Rocambole la décacheta, en prit connaissance, la recacheta ensuite, et dit au valet : – Tu me rapporteras la réponse.

Zampa alla, et revint une heure après, porteur de l’invitation à dîner de M. de Sallandrera au duc de Château-Mailly.

– Parfait, murmura Rocambole.

Et il écrivit le billet suivant :

« Je vous ai écrit il y a quelques heures, mon ami, pour vous prévenir du rôle étrange que j’attends de votre dévouement.

« Les événements marchent et se précipitent, et voici que c’est pour ce soir. Vous recevrez bientôt un billet officiel de moi, billet froid en quatre lignes et dans lequel je ne vous dirai pas, comme ici, que je vous aime… Mais ne vous alarmez pas et obéissez-moi, il le faut !

« L’avenir en dépend !

« Surtout, à une question directe, touchant les lettres que vous attendez de Russie, répondez d’une façon évasive.

« Un jour vous saurez pourquoi je vous impose cette condition plus que bizarre.

« À vous toujours et partout. »

Et Rocambole plia le billet, le ferma avec un simple pain à cacheter et le remit à Zampa.

– Allons, décidément, se dit-il, tout marche assez bien jusqu’à présent, et sir Williams est un homme de quelque imagination, il faut en convenir, Conception m’aime, les papiers sont en ma possession, le duc va se couler dans l’esprit du beau-père. Tout marche ! Une seule chose m’inquiète…

Rocambole fronça le sourcil et ajouta :

– Je suis allé trois fois à la poste restante, rien ! Venture n’est-il pas encore de retour, ou bien le drôle aurait-il décacheté la lettre ? Si cela était, je ne répondrais plus de rien, et décidément il faudrait convenir que sir Williams est né sous une sinistre étoile, et qu’au dernier moment une pierre d’achoppement quelconque vient toujours changer le triomphe en défaite.

Et Rocambole sentit l’inquiétude le gagner de plus en plus.

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