XI

L’article de la Gazette des Tribunaux était conçu en ces termes :

« Un événement, sur lequel semble planer le plus profond mystère, occupe en ce moment l’attention de la justice.

« Il y a quelques jours, une petite voiture, dite tapissière, attelée d’un cheval vigoureux, s’arrêta à la porte d’un cabaret de Lieusaint, sur la route de Melun à Paris.

« Un homme de trente à trente-cinq ans, vêtu d’une blouse et portant une grande barbe rouge, en descendit et se fit servir à souper.

« Peu après, un courrier en livrée jaune et bleu arriva à son tour et demanda un cheval de poste. L’aubergiste n’en avait pas.

« Le conducteur de la tapissière, qui d’abord avait manifesté l’intention de coucher à Lieusaint, offrit alors au courrier de le conduire à Paris, moyennant une somme de dix francs. Le courrier accepta ; on remit le cheval à la tapissière, et, bien que la nuit fût très noire, on partit.

« Que s’est-il passé durant le trajet ? C’est ce que personne n’a pu dire. Mais la même nuit, vers quatre ou cinq heures, la tapissière est arrivée à la barrière de Charenton, et s’est arrêtée à la porte d’une auberge où descendent ordinairement les rouliers. L’homme à la barbe rouge était seul. Il a remis son cheval au garçon d’écurie, et a prétexté quelques mots qu’il avait à dire au frère de sa femme, lequel, disait-il, était employé à l’octroi.

« À partir de ce moment, on ne l’a plus revu.

« Le garçon d’écurie, las d’attendre, était allé se coucher ; quand il s’est relevé, vers dix heures du matin, le cheval était encore à l’écurie et la tapissière sous la remise. La journée s’est écoulée, puis la nuit suivante, personne n’est venu réclamer l’attelage.

« La tapissière n’avait aucune plaque et ne renfermait aucun objet qui pût donner la moindre indication sur son propriétaire. Seulement, et comme on se disposait à envoyer cheval et voiture à la fourrière, l’aubergiste de Lieusaint, ayant affaire à Paris, est venu loger chez son confrère de la barrière de Charenton. Il a parfaitement reconnu le cheval et la tapissière, et le signalement qu’il a donné de leur conducteur s’est trouvé semblable à celui que donnait le garçon d’écurie.

« Les employés de l’octroi, interrogés, se sont parfaitement souvenus d’avoir vu passer le même homme vers quatre ou cinq heures du matin. Il était à pied, enveloppé dans un gros caban gris.

« Ce caban, le cabaretier de Lieusaint prétend l’avoir vu sur les épaules du courrier. Qu’est devenu ce dernier ? Voilà ce qu’on ne sait pas et ce qu’il est important de savoir. Tout fait présumer, cependant, que le conducteur de la tapissière l’a assassiné.

« Mais ce qui déroute un peu les conjectures, c’est que le courrier a formellement annoncé, dans l’auberge de Lieusaint, qu’il revenait à Paris à peu près dépourvu d’argent et ne possédait plus que douze francs.

« On se demande quel autre motif que l’appât du vol aurait pu pousser l’homme à la tapissière à assassiner le malheureux courrier.

« P.-S. – Au moment où nous mettons sous presse, de nouveaux détails nous parviennent :

« Depuis deux jours, l’autorité judiciaire faisait des recherches dans la forêt de Sénart.

« Hier soir, nous écrit en hâte notre correspondant, on a découvert dans un four à chaux un cadavre complètement nu et que certains indices permettront peut-être de reconnaître. Ce cadavre a été jeté dans le four à chaux sur la figure et le ventre, de telle façon que le visage, l’abdomen, les mains et la pointe des pieds sont entièrement calcinés ; mais le dos et toute la partie postérieure du corps sont garnis encore de leur chair. On a découvert à l’épaule gauche, et presque à la naissance du cou, un trou triangulaire semblable à celui que fait une épée de combat, ou bien encore un poignard.

« Un homme de l’art, appelé à faire l’autopsie du cadavre, a constaté que la mort pouvait remonter à quatre ou cinq jours, qu’elle avait été le résultat d’un crime, et que ce crime avait été commis à l’aide d’un poignard.

« Cette dernière circonstance achève d’assombrir le mystère qui plane sur cette affaire. Comment admettre, si le crime n’a point été prémédité, que l’homme à la tapissière eût sur lui un stylet, arme assez rare chez des gens de sa condition.

« La jambe droite porte un tatouage fait avec de la poudre brûlée.

« Ce tatouage va bien certainement permettre de constater l’identité du cadavre, qui ne pourrait être que celui du courrier, si l’absence complète de vêtements et cette blessure triangulaire n’achevaient de donner un caractère étrange à cet assassinat.

« Malgré les recherches les plus minutieuses, on n’a pu découvrir les vêtements du courrier.

« Espérons que cet horrible mystère ne tardera point à s’éclaircir, et que le coupable n’échappera pas plus longtemps aux actives recherches de la justice.

« P.-S. – Le cadavre a été rapporté à Lieusaint, où il demeurera exposé pendant quelques jours. »

Quand M. de Château-Mailly eut terminé cette lecture, il demeura un moment immobile, inerte et comme pétrifié.

Zampa l’observa à la dérobée :

– Monsieur le duc m’excusera, dit-il enfin, mais j’ai cru devoir lui montrer…

– C’est bien, interrompit brusquement le duc.

Et il s’assit devant une table et écrivit au duc de Sallandrera le billet que voici :

« Monsieur le duc,

« Il y a je ne sais quelle fatalité qui semble peser sur ces malheureux papiers d’Odessa que m’envoie mon parent le colonel de Château-Mailly.

« En rentrant chez moi, j’apprends qu’un courrier a été assassiné dans la forêt de Sénart, à peu de distance de Lieusaint.

« Je tremble que ce ne soit le mien, et je pars pour Lieusaint, malgré l’heure avancée de la nuit.

« Quoi qu’il arrive, ou soit arrivé, j’espère retrouver les papiers et vous les porter à mon retour, demain matin, car je vais et je viens sans m’arrêter.

« Votre respectueux,

« DUC DE CHÂTEAU-MAILLY. »

Cette lettre écrite, le duc dit à Zampa :

– Tu vas courir à l’hôtel Sallandrera.

– Bien, fit Zampa d’un signe de tête. Attendrai-je la réponse ?

– Il n’y en a pas. D’ailleurs, quand tu reviendras, je serai parti.

Et le duc ajouta :

– Envoie-moi le cocher en descendant.

Zampa prit la lettre et se dit :

– Je ne sais pas si l’homme à la polonaise a prévu ce voyage de M. le duc, mais il est bien certain que cet article de la Gazette des Tribunaux a produit quelque effet. D’ailleurs, il n’y a aucun inconvénient à ce que M. le duc aille faire une promenade à Lieusaint : le temps est doux.

Et Zampa entra dans les écuries où maître Venture donnait les derniers ordres et se disposait à aller se coucher bientôt.

– Monsieur le cocher, lui dit le Portugais, montez donc sur-le-champ chez M. le duc. Il veut vous parler.

Venture tressaillit, mais il conserva son sang-froid et son flegme tout britannique.

– Aôh ! répondit-il, tout de souite.

Zampa enfourcha un cheval et courut à l’hôtel Sallandrera ; le nouveau cocher monta chez le duc. Ce dernier tenait encore à la main la Gazette des Tribunaux, et il était bouleversé.

– Williams, lui dit le duc, vous allez faire atteler mes deux trotteurs irlandais au phaéton, et vous prendrez votre pelisse fourrée, car les nuits sont fraîches.

Le cocher s’inclina, mais il eut le temps de lire le titre du journal que tenait le duc.

– Hum ! pensa-t-il, il y a du Rocambole là-dessous.

Et il sortit et redescendit aux écuries, laissant le duc qui changeait de costume et remplaçait son habit noir par une redingote à jupe très courte, vêtement usité pour monter en voiture découverte.

Venture entra dans les écuries, donna l’ordre de panser les deux chevaux et de les garnir ; puis il s’esquiva et sortit de l’hôtel par une petite porte qui donnait sur la rue de la Ville-l’Évêque.

Il avait remarqué, au milieu de cette rue, une baraque de marchande de journaux.

– Donnez-moi la Gazette des Tribunaux, dit-il en bon français et en plaçant dix sous sur la tablette de la vieille qui se livrait à ce commerce.

– Voici la dernière, lui fut-il répondu.

Venture prit le journal et s’en alla sans attendre sa monnaie. Il rentra dans les écuries, s’appuya contre un pilier qui supportait une lanterne, et se mit à parcourir fort tranquillement le journal. Mais tout à coup son attention fut attirée par l’article dont la lecture avait si fortement ému le duc de Château-Mailly.

– Parbleu ! se dit-il, nous y voilà, et c’est, je crois, le second acte du petit drame dont j’ai joué le premier. J’ai assassiné Murillo pour avoir la lettre de la comtesse Artoff, on a assassiné le courrier pour intercepter les papiers qui venaient d’Odessa.

Venture entendit la voix du duc qui, dans la cour, disait : – Est-ce prêt ? Où est le cocher ?

Il se hâta de cacher le journal dans sa poche, endossa sa livrée garnie de fourrures, et se montra aux regards du duc.

Les chevaux étaient au phaéton.

Le duc fit placer une paire de pistolets au garde-crotte, monta le premier et prit les rênes.

– Montez près de moi, dit-il au cocher, qui s’apprêtait à prendre place sur le siège de derrière.

Le suisse ouvrit les deux battants de la porte, et le phaéton s’élança dans la rue. Mais au lieu de gagner le boulevard et de prendre la route de Melun, le duc remonta le faubourg Saint-Honoré jusqu’à l’église Saint-Philippe-du-Roule, tourna à droite et prit la rue de la Pépinière. Il venait d’obéir à une soudaine inspiration, qui dérouta quelque peu d’abord les calculs de probabilité de maître Venture, lequel se demandait comment le faubourg Saint-Honoré pouvait conduire à Lieusaint.

Mais le duc arrêta ses chevaux devant l’hôtel Artoff.

– Sonnez ! dit-il en anglais au cocher.

Venture sauta à bas du phaéton, et tira la chaînette de la petite porte.

Cette porte s’ouvrit.

– Entrez chez le suisse, continua le duc, et dites-lui qu’il vienne me parler.

Le suisse, qui n’était point couché encore, car dix heures venaient à peine de sonner, sortit avec empressement de sa loge, au nom sonore que lui jeta Venture.

Disons, en passant, qu’il ne reconnut point, sous sa perruque et sa livrée, le personnage qui s’était présenté déjà à l’hôtel et avait demandé si le comte Artoff était à Paris.

Le duc dit au suisse qui s’approcha, sa casquette à la main : – Connaissez-vous le courrier que la comtesse Artoff a envoyé en Russie ?

– Oui, répondit le suisse, mais comme j’ai eu l’honneur, ce matin, de le faire observer à monsieur le duc, le courrier n’est pas de retour.

– Je le sais.

Le suisse regarda le duc.

– Le connaissez-vous beaucoup ? répéta celui-ci.

– Mais… oui…

– Depuis longtemps ?

– Depuis dix ans au moins ! C’est moi qui l’ai fait entrer chez monsieur le comte.

– Très bien. L’avez-vous vu nu ?

Le suisse fut très étonné de cette question, mais il répondit : – Nous avons servi ensemble. Il était matelot à bord d’un navire où je me trouvais, moi, en qualité d’adjudant d’infanterie de marine.

– À merveille ! savez-vous s’il avait des tatouages ?

– Oui, à la jambe droite.

– Qu’était-ce que ce tatouage ?

– Un homme nu jusqu’à la ceinture, chargeant un canon.

– Est-ce tout ?

– Non, au-dessous, on voyait un cœur percé d’une épée.

– C’est bien, dit le duc ; merci.

Et il fit signe à Venture, qui remonta près de lui, et, rendant la main à ses chevaux, le duc lança son rapide attelage dans la direction de la rue Saint-Lazare.

– Maintenant, je comprends, murmura Venture, qui se souvint des tatouages mentionnés par la Gazette des Tribunaux.

Arrivé devant le chemin de fer de l’Ouest, le duc tourna à droite et descendit au boulevard par les rues du Havre et de la Ferme-des-Mathurins.

Puis, comme à cette heure tardive le nombre des voitures est bien moins grand que durant le jour, et que d’ailleurs M. de Château-Mailly était excellent cocher, il laissa prendre à ses deux trotteurs une allure si rapide qu’en moins de vingt minutes le phaéton atteignit la barrière de Charenton.

Alors M. de Château-Mailly tira sa montre :

– Il est onze heures, se dit-il. Lieusaint est à huit lieues d’ici. C’est un trajet de deux heures, car il a plu et les routes sont bourbeuses.

Venture gardait un silence tout diplomatique, et, en cocher bien appris, il ne se serait certainement pas permis d’adresser la parole à son maître.

Le duc, fortement préoccupé, courut pendant près d’une heure sur la vieille route de Melun sans paraître s’apercevoir qu’il avait un compagnon. Mais enfin, comme la nuit était fort noire et que le sol de la route, inégal et détrempé, l’obligeait, pour éviter de trop fréquents cahots, à une attention des plus grandes, le duc lui dit brusquement :

– Tenez, prenez ma place et conduisez.

Il se mit à gauche et passa les rênes à son cocher.

Celui-ci rassembla ses chevaux, leur rendit ensuite la main, et le phaéton continua sa route avec une vitesse nouvelle et sans égale.

À minuit, il atteignait Montgeron ; à une heure moins quelques minutes, il entrait dans Lieusaint.

Une lumière filtrant à travers les contrevents d’une maison située à peu près au milieu du pays et sur la gauche servit de phare au duc. C’était précisément l’auberge où nous avons vu, quelques jours auparavant, descendre successivement l’homme à la barbe rouge et le courrier, et de laquelle ils étaient partis tous deux dans la tapissière du premier.

Au bruit de la voiture, la porte de l’auberge s’ouvrit et l’hôtelier se montra.

– Nous sommes à Lieusaint, n’est-ce pas, mon brave homme ? demanda le duc.

– Oui, monsieur.

M. de Château-Mailly descendit, tandis que Venture baragouinait un français très original et demandait si on avait une écurie et de l’avoine.

Puis le duc entra dans l’auberge et s’assit devant le feu, tandis que l’hôtelier aidait le cocher à dételer. Quand il revint, le duc lui dit :

– Il s’est passé un grave événement ici, ces jours derniers.

– Il s’est commis un assassinat, monsieur.

– Sur la personne de qui ?

– On ne sait pas, vu que le cadavre est défiguré. Mais moi, j’ai toujours eu dans l’idée que c’était le courrier qui a passé par ici.

– Ah ! dit le duc, vous l’avez vu, ce courrier ?

– Oui, c’est d’ici qu’il est parti.

– Comment était-il ?

– Grand, bel homme, très fort.

– D’où venait-il ?

– Il a dit qu’il venait de Russie.

– C’est bien cela, murmura le duc. Et où est le cadavre ?

– On l’a exposé… mais personne n’est encore venu le reconnaître.

– Où est-il exposé ?

– Dans un grenier à foin, sur la route, au bout du pays.

– Pouvez-vous m’y conduire ?

– Oui, monsieur.

Et l’hôte ajouta :

– Est-ce que monsieur connaissait le courrier ?

– C’est moi qui l’avais envoyé en Russie.

Le duc prononça ces mots avec une sorte d’accablement douloureux.

L’aubergiste prit une lanterne et l’alluma.

En ce moment, Venture, qui en avait fini avec ses chevaux, entra dans la cuisine de l’auberge.

– Venez avec moi, lui dit le duc.

L’aubergiste passa le premier, le duc et son cocher le suivirent.

Tous deux traversèrent Lieusaint dans toute sa longueur et arrivèrent à la porte d’une grange à fourrage isolée des habitations, et de laquelle s’échappait la clarté projetée par une lanterne allumée à l’intérieur.

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