Le léger bruit qui s’était fait dans le cabinet de toilette fut instantané et cessa sur-le-champ. Le duc avait entendu ce bruit, qui confirmait pour lui cette phrase de la prétendue lettre de Conception : « Des yeux et des oreilles nous épieront, etc., etc. » Il devenait évident pour M. de Château-Mailly qu’il y avait quelqu’un de caché dans le cabinet de toilette. Mais il ne parut point s’en apercevoir, non plus que de la pâleur de Conception, à laquelle il répondit :
– Mon Dieu ! mademoiselle, vous me permettrez de garder le silence sur cette question. Et quand même cela serait…
Fidèle aux prescriptions de la lettre reçue le matin, le duc parut hésiter.
– Achevez donc, monsieur, dit Conception, achevez, de grâce !
– Eh bien ! dit le duc, qui se souvenait parfaitement des phrases soulignées dans la lettre, ce ne serait, après tout, qu’une preuve d’amour.
– Comment ! s’écria Conception, vous osez convenir que cette histoire…
– Je ne conviens de rien, mademoiselle.
– Inventée par vous et la comtesse Artoff, continua Conception indignée…
– Ah ! permettez, interrompit le duc.
– Monsieur, dit froidement Conception, me feriez-vous bien un serment ?
– Cela dépend.
– Me jureriez-vous, sur votre honneur de gentilhomme, que vous avez la conviction, la certitude que vous êtes bien de la race des Sallandrera ?
Le duc, esclave des prétendues recommandations de la jeune fille, parut hésiter encore et répondit enfin :
– Je ne puis faire ce serment.
Alors Conception se leva avec dignité, comme une reine à qui on a osé mentir.
– C’est bien, monsieur, dit-elle, cela me suffit amplement.
Et puis elle lui montra la porte du doigt et lui dit avec chaleur :
– Monsieur, je ne suis point encore votre femme, et je suis ici chez moi. Sortez, sortez sur-le-champ.
Le duc eut un éblouissement ; mais, toujours persuadé que Conception jouait un rôle comme lui, il se leva sans mot dire, salua profondément et se dirigea vers la porte. Mais, arrivé là, il se retourna :
– Adieu, mademoiselle, dit-il, malgré vos rigueurs, je vous aime, et, Dieu aidant, vous serez ma femme.
Et il sortit.
Dans l’antichambre, M. de Château-Mailly trouva le nègre de Conception. Le moricaud prit un flambeau pour l’éclairer et passa devant lui. Redescendu au premier étage, le duc allait se diriger vers le salon, où il croyait devoir rejoindre le duc et la duchesse ; mais, sur le seuil de l’antichambre, il trouva un laquais qui lui dit :
– Madame la duchesse est souffrante. Elle s’est retirée chez elle.
– C’est bien. Conduisez-moi au fumoir du duc.
– Monsieur le duc est sorti depuis vingt minutes, dit le laquais.
– Sorti ?
– Oui, monsieur.
– C’est bizarre…
– On est venu le chercher en toute hâte pour aller chez un Espagnol, le général C…, qui est très malade.
Ce motif parut tellement plausible à M. de Château-Mailly qu’il n’insista pas et demanda ses gens.
– Le carrosse de M. le duc de Château-Mailly ! cria le laquais.
Et il conduisit respectueusement le duc jusqu’au bas de l’escalier.
Pendant ce temps, Conception courait à la porte du cabinet de toilette et l’ouvrait toute grande. M. de Sallandrera, pâle comme la mort, en sortit.
– Eh bien ! mon père, dit Conception, avez-vous entendu ?
– Tout.
– Avez-vous vu sa figure ?
– Oui.
– Croyez-vous encore ?
– Non.
– Voilà, continua la jeune fille, l’homme que vous voulez me faire épouser. Un imposteur !
Le duc ne répondit pas d’abord et demeura immobile et les yeux baissés, comme s’il eût été privé de sentiment. Puis, tout à coup, un douloureux soupir sortit de sa poitrine, et il se frappa le front, murmurant avec accablement : – Tout est donc fini, mon Dieu ! et les Sallandrera sont donc éteints pour jamais…
Conception ne répondit pas. Elle venait de comprendre que son père renonçait à lui faire épouser M. de Château-Mailly.
– Ô ma race ! ma grande et noble race ! murmura le duc d’une voix brisée, je suis donc votre dernier rejeton !
Et pour la seconde fois don Paëz duc de Sallandrera cacha sa tête dans ses mains, et sa fille vit jaillir une larme au travers de ses doigts.
Alors Conception se jeta à son cou, l’entoura de ses bras, le couvrit de caresses et lui dit :
– Mon père… mon bon, mon excellent père. Je vous aime…
Et il y eut un moment d’expansion entre le père et la fille, moment pendant lequel Conception faillit laisser échapper le secret tout entier de son âme. Mais une voix intérieure, celle de la prudence, étouffa sa voix, elle garda le silence sur M. de Chamery.
Cependant M. de Sallandrera lui dit :
– Il y a décidément, mon enfant, une sorte de fatalité qui semble renverser tous mes projets de mariage pour toi. Jusqu’à présent, dominé par une grande et noble pensée de voir se continuer notre race, j’ai voulu tour à tour t’unir à don Pedro, à don José d’abord, au duc de Château-Mailly en dernier lieu. Don José et don Pedro sont morts tous deux ; le duc de Château-Mailly est un misérable indigne de toi. Désormais, mon enfant, je te laisse libre de prendre l’époux qui te conviendra. Je suis persuadé d’avance que tu choisiras un noble et un grand cœur.
Au moment où le duc prononçait ces mots, qui entrouvrirent le ciel aux yeux de Conception, on entendit le galop d’un cheval qui vint s’éteindre dans la cour de l’hôtel.
Bientôt le négrillon de Conception apparut.
– Qu’est-ce ? lui demanda le duc.
– C’est le valet de chambre de M. de Château-Mailly qui apporte une lettre.
En même temps Zampa se montra derrière lui.
Au visage bouleversé du duc, au regard de gratitude que lui jeta Conception, le Portugais comprit que la comédie avait été jouée et avait parfaitement réussi.
Zampa salua profondément le duc et lui tendit sa lettre.
Le duc sourit dédaigneusement. Cependant il ouvrit la lettre et la lut.
– Ah ! ah ! dit-il enfin, le duc se croit tellement avancé qu’il prépare déjà la rétractation à l’endroit des titres imaginaires qu’il attend.
Il passa la lettre à Conception, qui la lut et haussa les épaules.
Alors le duc s’assit devant une table, écrivit quelques lignes, les remit à Zampa, et lui dit :
– Zampa, mon ami, tu devrais rentrer à mon service, tu n’es pas bien chez le duc de Château-Mailly.
– Monsieur le duc n’a qu’à parler, répondit le Portugais, il sait bien que je suis à lui corps et âme, comme j’étais à don José.
Et Zampa salua, se retira, emportant la réponse de M. de Sallandrera, et il se dit en redescendant l’escalier :
– L’article de la Gazette des Tribunaux fait décidément un four.
Or, pour expliquer les dernières paroles de Zampa, le terme d’argot dramatique dont il s’était servi et sa brusque arrivée à l’hôtel Sallandrera, il faut nous reporter en arrière d’une heure environ, et nous rendre à l’hôtel de Château-Mailly. Tandis que le duc dînait chez son futur beau-père, et montait ensuite dans l’atelier de Conception, Zampa, les jambes croisées, une cigarette aux lèvres, était fort mollement étendu dans le fauteuil dont se servait M. de Château-Mailly, dans cette pièce qui était à la fois pour le duc un cabinet de travail et un fumoir.
– Quand on pense, se disait-il en riant, qu’à l’heure qu’il est mon pauvre maître est en train de couler pour toujours son affaire de mariage, et qu’il va me revenir persuadé que mademoiselle Conception l’adore ! À quoi tiennent les choses, pourtant ?
On gratta doucement à la porte :
– Qui est là ? demanda Zampa, bien certain que, dans tous les cas, ce n’était pas son maître.
– C’est moi, dit une voix d’enfant.
– Qui toi ?
– Casse-Cou, répondit la voix.
– Entre ! dit Zampa sans rien perdre de la nonchalance orientale de son attitude.
La porte s’ouvrit, et l’être vivant qui répondait à ce nom bizarre de Casse-Cou entra.
C’était un groom haut de trois pieds et demi que le duc affectionnait pour sa hardiesse sans pareille, et à qui il avait donné, précisément à cause de cela, ce surnom pittoresque de Casse-Cou. Casse-Cou montait les chevaux réputés indomptables et les réduisait promptement, Casse-Cou avait une foule de qualités hippiques qui lui avaient valu l’estime de son maître.
Zampa, qui, en sa qualité de valet de chambre, était un grand personnage parmi les gens du duc, avait pris Casse-Cou sous sa protection et l’avait spécialement attaché à sa personne.
– Que veux-tu, drôle ? fit Zampa d’un ton de Turcaret en belle humeur.
– Je suis fâché de vous déranger, monsieur Zampa, mais il y a en bas, dans la cour, un homme qui veut vous parler.
– À moi ?
– À vous.
– Comment est-il, cet homme ?
– Assez mal mis.
– Vieux, jeune ?
– Entre les deux.
– Complète ton signalement.
– Il a la figure rouge et les cheveux jaunes.
– Diable ! pensa Zampa, c’est l’homme à la polonaise.
Et il dit vivement à Casse-Cou :
– Fais-le monter !
– Ici ?
– Parbleu !
Casse-Cou s’en alla en courant et revint, une minute après, suivi de Rocambole lui-même, de Rocambole vêtu de sa polonaise à brandebourgs et coiffé de sa perruque d’un blond jaunâtre. On sait que Zampa n’avait jamais vu le marquis de Chamery sous un autre déguisement.
Rocambole fit un signe imperceptible au Portugais.
– Va-t-en, dit celui-ci à Casse-Cou, monsieur est un de mes cousins qui vient me voir pour affaires de famille.
Lorsque Casse-Cou fut parti et que la porte eut été prudemment fermée par Zampa, ce dernier perdit aussitôt son attitude protectrice.
En présence de l’homme à la polonaise, le Portugais redevint rampant et soumis comme toujours.
– Il paraît, dit Rocambole ironiquement, que tu jouais au rôle de duc lorsque je suis entré. Tu te prélassais dans ce fauteuil comme un homme affligé de quelques centaines de mille de rente.
– Heu ! heu ! fit modestement Zampa, si votre protection ne me fait pas défaut, on les aura peut-être un jour.
Rocambole s’assit et tira un journal de sa poche.
– Qu’est-ce que cela ? demanda le Portugais.
– C’est la Gazette des Tribunaux.
Zampa regarda curieusement Rocambole.
– Il paraît, dit celui-ci, qu’il est arrivé malheur à ce courrier que la comtesse Artoff avait envoyé à Odessa.
– Bah ! il est mort ?
– Mon Dieu ! oui.
– Et c’est dans la Gazette des Tribunaux ?
– Oui. Ton maître va rentrer, j’imagine ?
– Je l’attends.
– Eh bien ! quand il sera venu, tu lui montreras ce journal.
– Très bien ! dit Zampa.
– Maintenant, continua Rocambole, donne-moi quelques renseignements sur les écuries du duc.
– Volontiers. Le duc a trente chevaux.
– Comment se compose le personnel ?
– Un piqueur, un cocher, huit palefreniers, deux grooms.
– Quel est celui qui dirige, du piqueur ou du cocher ?
– Le piqueur achète ou fait réformer les chevaux.
– Et le cocher…
– Le cocher renvoie ou arrête les palefreniers.
– Sans l’assentiment du duc ?
– Presque toujours.
– Très bien. Comment es-tu avec le cocher, mon maître ?
– Je ne suis encore ni bien ni mal.
– Comment cela ?
– C’est un nouveau. Il est entré ce matin.
– Comment est-il ?
– C’est un Anglais pur sang. Un gros rougeaud, assez bon enfant à l’œil.
– Et les palefreniers ?
– Il y en a un qui est tout à fait à ma dévotion.
– Très bien ; tu vas t’arranger pour qu’il se fasse renvoyer.
– Diable !… Je ne sais pas si cela lui ira.
– Que gagne-t-il ?
– Douze cents francs.
– Tu lui donneras dix louis, et tu lui promettras de le faire rentrer dans huit jours.
– Tiens ! dit Zampa, comme cela il est probable qu’il consentira.
– S’il refuse les dix louis, tu doubleras cette somme.
– Après ?
– Après, tu vas t’arranger pour qu’un jeune garçon que je protège et qui se nomme John le remplace.
– C’est bien, je ferai de mon mieux.
Rocambole se leva.
– Maintenant, acheva-t-il, tu examineras la physionomie de ton maître quand il rentrera et ensuite lorsqu’il aura lu la Gazette des Tribunaux.
– Et… après ?
– Après tu viendras rue de Surène, demain matin, me rendre compte de ce qui s’est passé.
Zampa reconduisit Rocambole avec force salutations respectueuses.
Puis il vint se rasseoir fort tranquillement dans le fauteuil, et confectionna une nouvelle cigarette.
Quelques minutes après, le bruit de la porte cochère s’ouvrant à deux battants vint à retentir, et Zampa entendit le carrosse du duc qui roulait jusqu’au perron.
– Oh ! oh ! pensa-t-il, on dîne lestement à l’hôtel Sallandrera.
Et il alla au-devant de son maître. M. de Château-Mailly s’avança le visage un peu triste et l’air préoccupé. Tout ce qui venait de se passer à l’hôtel Sallandrera l’avait légèrement ému.
Quand il entra dans son fumoir, Zampa avait à la main la Gazette des Tribunaux.
– Qu’est-ce que cela ? demanda le duc.
Le Portugais parut embarrassé.
– Ça, dit-il, c’est un journal que j’ai acheté pour monsieur.
– Pourquoi ?
– Ah ! dit Zampa, c’est une histoire tout entière.
– Voyons, fit le duc en se jetant dans un fauteuil.
– Je suis sorti tout à l’heure, reprit Zampa, et je suis entré dans un café, sur le boulevard. La Gazette des Tribunaux m’est tombée sous la main. Je l’ai parcourue, et tout à coup mes regards ont été attirés par… un article.
– Sur quoi ?
– Sur un assassinat qui a eu lieu entre Melun et Paris, dans la forêt de Sénart.
– Que peut me faire cet assassinat ?
– Ah ! dame ! répondit Zampa, il m’a semblé que la victime ressemblait précisément au courrier qu’attend monsieur le duc.
Le duc tressaillit des pieds à la tête, et s’empara du journal que Zampa lui tendait.