XIII

Lorsque le rapide attelage entra dans la cour de l’hôtel, tout dormait encore chez M. de Château-Mailly.

Le duc ne voulut point que le suisse agitât la sonnette qui correspondait à l’intérieur pour mettre ses gens sur pied. Il se contenta de demander si son valet de chambre était rentré la veille. Le suisse lui répondit affirmativement.

Venture entortilla ses rênes après son fouet, qu’il mit à l’étui ; mais, avant de sauter à terre, il se pencha à l’oreille de son maître :

– Méfiez-vous de tout le monde chez vous, lui dit-il.

– Même de mon valet de chambre ?

– Surtout de lui, sa figure ne me revient pas.

– Bien, dit le duc, dont l’esprit fut impressionné par un rapide soupçon.

Il gagna sa chambre à coucher et y entra sur la pointe du pied, dans l’intention de se mettre au lit sans éveiller Zampa. Le duc avait besoin d’être seul et de réfléchir aux demi-révélations de son prétendu cocher. Mais comme les premiers rayons du jour éclairaient déjà la chambre, son regard fut attiré par une lettre placée ostensiblement sur la tablette de velours de la cheminée et adossée à la pendule.

Le duc tressaillit en reconnaissant le large cachet de cire noire aux armes de Sallandrera.

Cette lettre, Zampa l’avait rapportée sans doute en réponse du billet écrit à la hâte par M. de Château-Mailly.

Le duc en brisa le cachet, tout frémissant ; mais soudain, et tandis qu’il lisait, son regard se troubla, il pâlit, chancela, et la lettre lui échappa des mains.

M. le duc de Sallandrera écrivait à M. de Château-Mailly :

« Monsieur le duc,

« Un voyage imprévu nous est imposé, à ma famille et à moi, et des événements qu’il ne m’est pas permis de mentionner nous contraignent, la duchesse et moi, en quittant Paris pour quelques jours, à renoncer aux projets d’alliance ébauchés entre nous.

« Je vous serai reconnaissant de ne point insister davantage et vous prie, monsieur le duc, de croire à mes sentiments distingués.

« DUC DE SALLANDRERA. »

Ce congé était net, formel, excessivement poli, et M. de Château-Mailly crut que le ciel allait s’écrouler sur sa tête. Cependant, il ne jeta pas un cri, il ne tomba point à la renverse, car une pensée d’espoir venait de traverser son cerveau aussi promptement que le coup de foudre qui venait de le frapper… Cet espoir, c’était Venture.

Les hommes qui redoutent le plus les situations extrêmes sont, évidemment, ceux qui, le moment terrible arrivé, se redressent avec le plus d’énergie. Le duc qui, une seconde auparavant, avait failli tomber à la renverse, reconquit presque instantanément son calme et sa présence d’esprit. Il ramassa la lettre et l’enveloppe, les mit dans sa poche, ressortit de sa chambre sur la pointe du pied, car Zampa couchait dans un cabinet voisin, et gagna un escalier de service qui descendait aux écuries.

Maître Venture avait repris son accent anglais et gourmandait d’importance un palefrenier maladroit qui bouchonnait assez gauchement les deux chevaux qui venaient d’être dételés et placés dans leurs stalles.

Le duc s’approcha.

Comme il était fort pâle, en dépit de sa démarche assurée, Venture devina sur-le-champ que son maître venait d’apprendre une mauvaise nouvelle.

Le duc lui fit un signe, et Venture comprenant ce signe s’éloigna de la stalle des chevaux et monta le pavé de l’écurie, après avoir dit toutefois au palefrenier :

– Maître Jean, vous ne savez pas votre métier et vous me pansez des chevaux de race comme des rosses de fiacre. Vous pouvez chercher une place : je vous renvoie. Vous serez remplacé demain.

– Comme vous voudrez, l’Anglais ! répondit insolemment le palefrenier.

Il n’avait point aperçu le duc.

Celui-ci entra dans la stalle d’une petite jument de selle qu’il affectionnait. Venture l’y suivit. Alors le duc tira la lettre de sa poche et la lui tendit. Venture la prit sans mot dire, la lut, puis il examina attentivement le cachet et l’enveloppe.

Le duc haussait la tête par-dessus le panneau de la stalle mobile sur la corde, pour voir si le palefrenier ne prenait pas garde à eux.

Mais le palefrenier continuait à laver les jambes de ses chevaux, les entortillait dans leurs flanelles et jurait comme un païen.

– Monsieur le duc, dit tout bas Venture, ceci est un congé en bonnes formes, mais ne vous lamentez point, et ne vous tenez pas pour battu. On en rappellera, comme disent les condamnés.

– Mais, murmura M. Château-Mailly, c’est inouï… Et qu’a-t-on pu dire au duc, que lui a-t-on persuadé ?

– Ils ont fait leur métier, comme nous ferons le nôtre.

Venture parlait avec une assurance qui remit quelque espoir au cœur du jeune duc.

Le faux cocher examinait toujours avec une scrupuleuse attention le cachet de l’enveloppe.

– Monsieur le duc, dit-il enfin, qui vous a apporté cette lettre ?

– Ce doit être mon valet de chambre.

– Zampa ?

– Oui. Il a dû la rapporter hier soir après notre départ.

– Eh bien ! dit froidement Venture, si cela est ainsi, votre valet de chambre vous trahit.

– Lui !… Zampa ?

– Mais oui, dit Venture.

– Comment ! à quoi pouvez-vous le savoir ?

– Tenez, répliqua le cocher, examinez bien le cachet.

– Eh bien ! fit le duc.

– Ne trouvez-vous pas l’empreinte un peu effacée ?

– En effet…

– Voici d’où cela vient ; cette empreinte, telle que vous la voyez là, n’a point été obtenue avec le cachet du duc.

– Avec quoi donc ?

– Avec un moule en cire molle, pris sur la première empreinte. La lettre a été décachetée et recachetée. Oh ! c’est fait habilement, ajouta Venture, et il faut être du métier pour s’en apercevoir.

– Ainsi cet homme me trompe ?

– Ce n’est point douteux, monsieur le duc.

– Mais… pour qui ? au profit de qui ?

– Hé ! mon Dieu, le sais-je ?… Très probablement au profit de ces ennemis mystérieux qui interceptent les lettres de la comtesse Artoff, volent celles que vous apportent les courriers, car…

Ici Venture s’arrêta comme s’il eût été frappé d’une inspiration soudaine.

Le duc le regarda et n’osa troubler sa méditation.

– Car, reprit le faux cocher, il est probable que vos ennemis n’auraient pas su que la comtesse écrivait au duc, non plus que vous attendiez un courrier d’Odessa… si quelqu’un de votre entourage, qui pénètre chez vous à toute heure, ne les en eût avertis.

– C’est juste, dit le duc.

Et tout à coup il se souvint du manuscrit brûlé dans le coffret, trois jours auparavant, quand il courait chez le duc, et il ne douta plus que Zampa n’eût mis à dessein le feu dans le fumoir.

– Je vais chasser ce misérable ! dit-il avec un mouvement de fureur concentrée.

– Gardez-vous-en bien ! fit Venture.

– Pourquoi ?

– Mais parce que cet homme peut vous être utile.

– Un traître !…

Le faux cocher se prit à sourire.

– Monsieur le duc, dit-il, a toute la naïveté d’un honnête homme ; si, comme moi, il avait vécu dans le monde des coquins, il saurait le parti qu’on peut tirer d’un ennemi caché qui se croit à l’abri.

– Faites ce que vous voudrez, murmura M. de Château-Mailly.

– Pardon, dit Venture tout bas, c’est monsieur le duc qui va faire ce que je lui dirai.

– Soit. Parlez…

– Monsieur le duc va remonter dans sa chambre et se mettre au lit.

– Bien, après ?

– Quand son valet entrera chez lui, monsieur le duc donnera toutes les marques d’un désespoir violent.

– Ensuite ?

– Ensuite rien. Je me charge de Zampa.

– Et je n’écrirai pas à M. de Sallandrera ?

– Non.

– Mais il part…

– Eh bien, il partira.

– Je commence à ne plus comprendre.

– C’est inutile, dit Venture avec l’impertinence d’un homme devenu nécessaire. J’ai mon idée, et d’ailleurs monsieur le duc sait bien que j’ai quelque intérêt à ce qu’il épouse mademoiselle de Sallandrera.

– C’est juste, dit le duc, qui commençait à avoir une foi aveugle en cet auxiliaire qui s’était manifesté à lui d’une manière si inattendue.

Et il quitta Venture, résolu à suivre ses conseils. Quelques minutes après qu’il eut quitté l’écurie, Zampa y entra. Venture venait d’en sortir également pour aller tranquillement se coucher.

Zampa ne trouva auprès des chevaux que le palefrenier ; il s’en approcha avec une sorte de mystère et cligna de l’œil en le regardant.

– Eh bien ? lui dit-il.

– Eh bien ! répondit le palefrenier. J’ai mon compte.

– Le cocher t’a congédié ?

– Net, monsieur Zampa.

– Très bien. Je parlerai pour toi à M. le duc et tu rentreras dans huit jours. Voilà tes dix louis.

Et Zampa mit en effet dix pièces de vingt francs dans la main du palefrenier. Celui-ci empocha l’argent, tortilla ensuite son fouet dans sa main gauche et finit par regarder Zampa.

– Ah çà ! lui dit-il, pourquoi diable m’avez-vous promis dix louis si je me faisais congédier par le nouveau cocher ?

– Mais, dit Zampa, c’est que je veux donner ta place à un de mes parents que je protège.

– Ah !…

– Voilà la raison, l’ami.

– Mais si votre cousin prend ma place, vous ne me la rendrez pas dans huit jours ?

– Pardon.

– Et comment cela ?

– Dans huit jours, de palefrenier mon parent sera passé cocher, et j’aurai fait congédier l’Anglais.

Le palefrenier salua Zampa comme un profond politique, et se contenta de cette explication.

Zampa murmura à part lui :

– Le nouveau palefrenier entrera demain. Cet Anglais est un niais, il fera ce que je voudrai.

À peu près à l’heure où M. le duc de Château-Mailly, de retour de Lieusaint, décachetait cette terrible lettre de congé que Zampa avait rapportée la veille à onze heures du soir de l’hôtel de Sallandrera, le faux marquis de Chamery se trouvait chez sir Williams.

L’aveugle était encore au lit, mais éveillé, adossé à une pile de coussins et son ardoise sur ses genoux.

Rocambole était assis auprès de lui, les jambes croisées, un puros aux lèvres, dans l’attitude nonchalante d’un homme à qui la fortune a donné un rendez-vous sérieux et qui l’attend avec la conviction qu’elle va venir. Le disciple racontait à son maître sa dernière entrevue avec Conception, entrevue qui avait suivi de deux heures cette scène assez dramatique qui s’était déroulée entre l’Espagnole et le jeune duc, en présence de M. de Sallandrera, caché dans le cabinet de toilette.

– Ainsi, écrivit l’aveugle sur son ardoise, le duc est complètement coulé ?

– Complètement, témoin cette lettre que M. de Sallandrera lui a écrite hier soir.

– Et Conception est persuadée que son père la conduira en Franche-Comté ?

– Dame ! le duc vient d’écrire à Fabien, mon très honoré et niais beau-frère, le mot que voici :

« Mon cher vicomte,

« Dans notre entrevue d’hier, je n’osais vous préciser au juste, prévoyant, hélas ! de graves soucis de famille, l’époque où je pourrais vous accompagner en Franche-Comté pour y visiter votre maison du Haut-Pas dont le prix, fort raisonnable, du reste, et la situation pittoresque me séduisent ; mais un dénouement aussi imprévu que douloureux pour moi à ces soucis auxquels je faisais allusion me rend ma liberté. Je suis donc à vos ordres, et si la comtesse d’Asmolles était du voyage, ma femme et ma fille en seraient ravies.

« Bien et toujours à vous,

« DUC DE SALLANDRERA. »

– Eh bien ! dit Rocambole, que t’en semble ?

Sir Williams écrivit :

– As-tu vu Fabien ?

– Je le quitte.

– Que t’a-t-il dit ?

– Il est prêt à partir demain, ainsi que Blanche. Ils sont trop dans mes intérêts pour qu’il en soit autrement.

– Fabien a-t-il écrit au duc ?

– Oui.

– Verras-tu Conception ?

– Ce soir.

Sir Williams demeura pensif un moment et Rocambole respecta sa rêverie.

L’aveugle reprit :

– Nous n’avons toujours pas de nouvelles de Venture ?

– Aucune, et cela m’inquiète…

– Moi aussi, écrivit l’aveugle.

Et, après une seconde pause et une nouvelle rêverie, il écrivit :

– Le drôle nous a trahis une fois déjà, il pourrait bien nous trahir encore.

– J’en ai peur…

– Heureusement, il lui sera difficile d’avoir la clef de l’énigme, Baccarat est partie.

– C’est vrai.

– Cependant, et à tout hasard, il faut en finir avec le duc.

Rocambole tressaillit.

– Ah ! parbleu ! dit-il, je présume que tu vas me dire, mon oncle, quel est ton plan en ne voulant pas que j’accompagne tout d’abord Fabien et le duc de Sallandrera, et que j’entre, dès demain, en qualité de palefrenier, chez M. de Château-Mailly.

– Non, fit l’aveugle d’un signe de tête.

– Pourquoi ?

– Parce que tu es toujours pour moi un jeune étourdi, et qu’il ne faut te confier un plan qu’à l’heure même de l’exécution.

– Merci de la confiance !

Et Rocambole se dressa et regarda sir Williams, qui continuait à griffonner sur son ardoise et traçait cette phrase :

– Pour aujourd’hui, tu peux te reposer sur tes lauriers, et vivre en parfait gentilhomme, qui n’a d’autre souci que celui de dépenser convenablement ses revenus. Descends chez ta sœur, et demande-lui à déjeuner.

– Bon ; après ?

– Après, va te promener.

– Et puis ?

– Tu iras faire un mistigri à ton cercle.

– Mon oncle, dit Rocambole, je crois que tu te moques de moi.

– Oui, fit la tête railleuse de sir Williams en s’inclinant de haut en bas.

Cependant il ajouta avec son crayon :

– Après ton dîner, et avant d’aller faire tes adieux à Conception, tu monteras ici et je t’expliquerai pourquoi le duc de Château-Mailly a besoin d’un palefrenier. Bonsoir !

– Bonsoir, mon oncle.

Rocambole se leva, serra la main de son hideux mentor et descendit chez la vicomtesse d’Asmolles.

C’était l’heure du déjeuner.

– Mon cher ami, lui dit Fabien en se mettant à table, pourrait-on te faire une simple question ?

– Sans doute.

– Tu as tenu à ce que je vendisse le Haut-Pas à M. de Sallandrera ?

– Certainement.

– Tu tiens également à ce que nous partions dès demain pour en faire les honneurs au duc ?

– Comme tu le dis.

– Tu y tiens surtout parce que mademoiselle Conception sera du voyage ?

– Naturellement.

– Alors, pourquoi ne veux-tu pas en être, toi ?

– C’est une erreur.

– Comment ! tu pars avec nous ?

– Pas le moins du monde ; je vous rejoindrai.

– C’est singulier.

– Mais non. Pendant les quatre ou cinq jours que je serai séparé de vous, vous aurez le temps de parler de moi.

La vicomtesse se mit à sourire ; elle était femme, elle avait compris.

– Mon frère, dit-elle, est un diplomate, il nous nomme ses ambassadeurs.

Rocambole suivit à la lettre le programme de sir Williams.

Il monta à cheval une heure, fit une partie à son club, dîna en famille et assista à la clôture des caisses de voyage de sa sœur ; puis il monta chez l’aveugle.

– Eh bien ! mon oncle, dit-il, vas-tu me dire pourquoi je dois entrer comme palefrenier chez M. de Château-Mailly ?

Sir Williams écrivit sur son ardoise :

– Sais-tu ce que c’est que le charbon ?

– Le charbon ? fit Rocambole, mais c’est une maladie mortelle chez les races bovine et chevaline.

– Et chez les hommes, ajouta sir Williams, dont les traits hideux s’illuminèrent d’un cruel sourire.

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