Ce soir-là, vers onze heures environ, un chiffonnier, la hotte au dos et sa lanterne à la main, parcourait lentement le boulevard des Invalides, et s’adressait le monologue suivant :
– On ne se figure pas, dans le monde, comme il est utile pour des gens distingués comme moi d’aller souvent au spectacle. Le théâtre est plein d’enseignements. Si je n’avais pas vu autrefois M. Frédérick Lemaître dans son rôle du Chiffonnier, bien certainement je n’aurais pas aussi bien composé mon petit costume de circonstance. Je suis l’artiste en guenilles le plus accompli en ce moment.
Et le chiffonnier jeta un coup d’œil admirateur sur l’ensemble de haillons qui le couvrait.
Puis il continua :
– Évidemment, quand un voleur veut être en sûreté, il n’a qu’à se cacher dans un corps de garde ou dans la maison du commissaire de police. On ira le chercher partout, excepté là. Or, mon ami Rocambole avait rencontré la veuve Fipart sous les apparences d’une commerçante en chiffons, je puis me risquer sous ce travestissement sans le moindre danger.
À ce monologue, on a reconnu Venture.
Le drôle avait eu raison, en rappelant le célèbre mélodrame du Chiffonnier et le costume étourdissant de Frédérick dans cette pièce. Il avait copié si merveilleusement le célèbre comédien, qu’on eût juré voir en lui un chiffonnier modèle, et, bien certainement, sous cette défroque, il ne ressemblait pas plus au nouveau cocher de M. le duc de Château-Mailly que le cocher ne ressemblait à M. Jonathas, l’hôte du garni de la place Belhomme, à Montmartre.
Le chiffonnier remonta le boulevard jusqu’à l’angle de la rue de Babylone, s’assit sur un banc, tira de sa poche une pipe, la bourra, et, après l’avoir allumée, poursuivit son monologue.
– Voyons, se dit-il, je crois qu’il est bon d’analyser les faits et d’envisager froidement les choses. Commençons. Il y a une assez jolie partie de cartes engagée, dont l’enjeu est mademoiselle Conception de Sallandrera, l’héritière d’une grandesse espagnole et de quelques millions. Quels sont les joueurs ? M. de Château-Mailly et Rocambole. Mais, continua Venture, qui était serré en logique, Rocambole joue-t-il pour son compte ou pour celui d’autrui ? Telle est la question. Dans le premier cas, comment se nomme-t-il, dans quelle peau est-il entré ? Voilà ce que je ne sais pas et ce qu’il faut absolument que je sache. Dans le second, à quel adversaire sérieux avons-nous affaire ? Depuis vingt-quatre heures je prends mes renseignements et ne devine absolument rien. On ne connaît aucun prétendant à la main de mademoiselle Conception, aucun prétendant sérieux, bien entendu… Cependant la maman Fipart a vu Rocambole sur ce boulevard, à minuit. D’où sortait-il ? Foi de Venture, dussé-je passer huit nuits consécutives ici, je verrai bien si on entre ou si on sort de l’hôtel Sallandrera par la petite porte.
Et Venture se prit à arpenter le boulevard, tantôt en remontant et s’éloignant du quai, tantôt descendant vers la rivière, mais ne perdant pas de vue les jardins de l’hôtel Sallandrera.
Vers minuit, il entendit un pas rapide qui venait du quai.
En même temps, il vit un domestique en livrée noisette, qui remontait le boulevard en sifflant un refrain populaire aux barrières. Le laquais passa près de lui, sifflant toujours, doubla le pas et entra dans la rue de Babylone ; mais presque aussitôt il en ressortit, rasa le mur du jardin, et disparut comme une apparition fantastique.
La petite porte s’était ouverte et refermée sur lui.
– Oh ! oh ! dit Venture, serait-ce donc Rocambole lui-même ? Dans tous les cas, mademoiselle Conception me paraît légère de recevoir son amant à pareille heure, et dans un semblable costume. (Et il continua sa promenade, ajoutant :) Or, si ce n’est point Rocambole lui-même, peut-être est-ce un de ses gens, à moins toutefois que ce ne soit simplement un domestique de l’hôtel.
Ces trois hypothèses étaient également admissibles.
Une heure s’écoula, personne ne ressortit.
Venture commençait à perdre patience.
– Ah ! ma foi ! se dit-il, j’y passerai la nuit s’il le faut.
Et il éteignit sa lanterne et se coucha au bord du ruisseau, en travers de la petite porte, comme un homme ivre, mais l’oreille collée contre terre, de façon à percevoir distinctement les moindres bruits. Quelques secondes après, il crut entendre des pas qui résonnaient sur le sol du jardin.
Il ferma les yeux et laissa échapper un ronflement sonore de sa poitrine. La porte s’ouvrit presque aussitôt.
Venture ouvrit un œil, et comme la nuit n’était pas très noire, il put voir deux silhouettes s’encadrer dans la porte. L’une était celle du domestique, l’autre celle du négrillon de Conception.
Le domestique allongea sa main vers celle du nègre et dit :
– Voilà pour vous.
Venture entendit en même temps que ces paroles un bruit métallique, celui de l’or qui se heurte.
Le négrillon répondit en saluant avec respect :
– Merci, monsieur le marquis.
La porte se referma et le domestique, en mettant le pied sur le boulevard, heurta Venture et fit un faux pas.
– Ivrogne ! dit-il en continuant son chemin.
– Corbleu ! murmura le faux chiffonnier en se redressant à demi, comme un homme brutalement arraché à son sommeil, tu n’as pas pris cette fois, mon bonhomme, la peine de me dissimuler ta voix, et c’est bien la même qui m’a donné mes instructions la nuit où je suis parti pour l’Espagne. Ah ! tu es domestique et tu entres à minuit passé par les petites portes, et on t’appelle monsieur le marquis. Peste !
Venture se releva, remit sa hotte sur son dos, reprit sa lanterne et la ralluma.
Rocambole, car c’était lui, continua son chemin vers le quai. Mais Venture avait de bonnes jambes et il le suivit à cinquante pas de distance. Le faux domestique gagna le quai, arriva au pont de la Concorde, le traversa ainsi que la place de ce nom, et se dirigea vers la rue Royale. Alors Venture marcha un peu plus vite de peur de le perdre de vue.
Arrivé au faubourg Saint-Honoré, le domestique alla prendre la rue de la Madeleine et ensuite la rue de Surène. Le chiffonnier s’était insensiblement rapproché de lui, et il n’en était plus qu’à une trentaine de pas lorsqu’une porte s’ouvrit devant le domestique et se referma sur lui.
– Bon ! dit Venture, je sais où tu demeures, à moins toutefois que tu n’ailles là que pour y changer de costume, monsieur le marquis, et ceci, je vais bien le savoir.
De nouveau Venture éteignit sa lanterne et alla s’installer dans une sorte de renfoncement formé entre deux maisons. Il s’assit sur une borne et attendit. Il était alors près de deux heures du matin.
Le faux chiffonnier avait attaché son regard sur la façade de la maison.
– Si tu demeures sur le devant, s’était-il dit, je verrai bien ta lumière.
Et, en effet, environ trois minutes après que la porte se fut fermée sur Rocambole, les croisées de l’entresol s’éclairèrent discrètement ; puis il sembla à Venture qu’une lumière allait et venait derrière les doubles rideaux de lampas.
Les croisées demeurèrent éclairées environ une heure, puis la lumière s’éteignit. Venture attendait toujours, à son poste d’observation.
– Ou tu demeures là, pensait le bandit, ou tu n’y viens que pour changer de costume. Dans le premier cas, tu vas te mettre au lit ; dans le second, tu ne tarderas pas à sortir. Attendons encore…
Mais Venture attendit vainement, car il ne savait pas que la maison avait deux portes et que c’était à la seconde, celle par laquelle Rocambole n’entrait jamais et sortait toujours, que le coupé du marquis attendait. Aussi, les yeux fixés sur la première, il ne fit nulle attention à la seconde, qui s’ouvrit et donna passage à un homme enveloppé d’un manteau.
Cet homme monta dans le coupé, fit un signe au cocher, et la voiture s’éloigna.
Venture attendait toujours et une heure encore s’écoula.
– Allons ! se dit-il, je sais maintenant à quoi m’en tenir. C’est bien ici que M. le marquis a son domicile légal et politique. Nous verrons, demain soir, à mettre la main sur ces fameux papiers que, bien certainement, il n’a pu brûler. Rocambole n’est pas homme à anéantir des chiffons qui valent mieux que de l’or en barre.
Et le faux chiffonnier s’éloigna fort tranquillement.
Le lendemain, sur les huit heures du matin, un commissionnaire se présenta rue de Surène. Ce commissionnaire, c’était toujours Venture. Venture, affublé d’une veste bleue, d’une casquette qui lui couvrait le front et de laquelle s’échappaient des cheveux roux que l’homme à la polonaise eût enviés.
Il avait une lettre à la main, et il entra dans la loge du concierge d’un air lourd et niais particulier aux Auvergnats ou aux Savoyards fraîchement débarqués sur le bitume parisien.
– Monsieur le marquis ? demanda-t-il.
Le concierge, qui lisait gravement son journal, afin de se tenir au courant de la politique, releva la tête, toisa le commissionnaire et lui dit :
– Monsieur le marquis ! quel marquis ?
– Ah ! dit naïvement le valet public, je ne sais pas son nom. C’est une petite dame qui vient de me remettre cette lettre au coin de la rue de la Madeleine en me disant que vous saviez bien.
– Il n’y a pas de marquis dans la maison.
Cette réponse fit reculer Venture d’un pas.
– Mais c’est un jeune homme, un grand mince, blond, qui demeure à l’entresol !
– Sur la rue ou sur la cour ?
– Sur la rue.
– C’est M. Frédéric, je ne lui connais pas d’autre nom ; il n’est pas marquis, répliqua le concierge, qui sans doute avait une consigne rigoureuse.
Venture ouvrit une grande bouche, laissa voir un sourire bête et dit :
– Oh ! c’est pour sûr histoire d’enjôler la petite dame qu’il se sera fait marquis.
– C’est possible, dit le concierge.
– Eh bien ! il y est, ce monsieur ?…
– Non.
– Comment ! il est sorti ?
– Parti en voyage pour huit jours.
– Depuis quand ?
– Depuis une heure.
Venture salua et se retira, mais non sans avoir toisé le portier pour essayer de deviner s’il était sincère dans sa réponse.
En même temps, il jeta un regard rapide dans la cour et tressaillit. La cour lui parut plus large et plus profonde que la maison. Il sortit, et aperçut la seconde porte ouverte. C’en fut assez pour lui, il devina tout.
– Je suis un niais et un maladroit, se dit-il, et j’ai été refait cette nuit. Mon marquis est entré par une porte et sorti par l’autre. C’est lui que j’ai vu monter dans le coupé… Oh ! oh ! acheva Venture, maître Rocambole me paraît à son affaire, il va la nuit à l’hôtel Sallandrera, et il a un coupé à deux chevaux…
Le prétendu commissionnaire s’en alla comme il était venu, négligeant de laisser la lettre, si toutefois on peut donner ce nom à une enveloppe sans adresse renfermant une feuille de papier blanc. Puis il gagna la Madeleine, tourna dans la rue Tronchet, et se dirigea vers la rue de la Pépinière, passage du Soleil. Le passage du Soleil renferme trois ou quatre hôtels garnis de bas étage où logent des ouvriers, des commissionnaires et même quelques employés des magasins de nouveautés des environs.
Venture entra dans l’un de ces établissements, prit une clef accrochée à un clou dans la loge d’un portier raccommodeur d’habits, et grimpa à un sixième étage, où il pénétra dans un petit cabinet garni d’une table, de deux chaises et d’une malle assez volumineuse.
– On ne croirait jamais, se dit-il, en jetant un regard dédaigneux à ce triste ameublement, que c’est ici le logis d’un homme qui a vingt et quelques mille francs d’économies et qui est menacé d’un prochain héritage de vingt-cinq mille livres de rente.
Ce disant, Venture se déshabilla des pieds à la tête, ouvrit sa malle et en retira une redingote bleue, un pantalon noir et un gilet de cachemire rouge. Le tout était un peu fané, mais lorsque Venture l’eut revêtu, il eut tout de suite l’apparence et la tournure d’un brave commerçant assez bien dans ses affaires et qui court la place de Paris pour acheter des marchandises.
La maison du passage du Soleil était construite comme plusieurs vieilles maisons de Paris, c’est-à-dire qu’elle avait deux escaliers qui se rejoignaient aux étages supérieurs et n’en formaient plus qu’un seul. L’un de ces escaliers, celui par lequel Venture était monté, prenait naissance dans le passage ; l’autre, qui commençait au cinquième étage, descendait rue de la Pépinière.
Ce fut dans ce dernier que le commissionnaire, transformé en épicier, s’engagea. Il traversa la rue de la Pépinière, prit celle d’Anjou-Saint-Honoré, et arrêta d’un geste une de ces voitures de remise dont le cocher a reçu le sobriquet de maraudeur.
– Voilà, bourgeois, dit l’automédon libre, en ouvrant la portière avec empressement. Où faut-il vous conduire ?
– Au Gros-Caillou.
– Quelle rue ?
– Rue de l’Église, 5, à côté de l’École militaire ; il y a un pourboire…
– Connu ! dit le cocher qui monta sur son siège et fouetta sa rosse.
Une grande demi-heure après, Venture atteignit la rue de l’Église et descendit de voiture devant la maison qui portait le numéro 5. Cette maison, élevée de deux étages, avait un aspect très honnête, et un concierge bottier en vieux montra, par son carreau entrouvert, une face rougeaude et un large nez surmonté de besicles d’argent.
– Eh bien ! l’ami, dit Venture, comment vous entendez-vous avec maman ?
– Une bien digne femme, môssieu, répondit le portier en saluant jusqu’à terre. Mon épouse, qui lui fait son ménage et ses petites provisions, dit que c’est un agneau pour la douceur.
Venture regarda le portier en souriant et cligna légèrement de l’œil.
– Pauvre chère femme ! murmura-t-il, elle a assez travaillé comme ça pour avoir le droit de se reposer. Nous étions huit enfants, moi qui vous parle ; elle nous a tous élevés.
– Ça se peut bien, dit le portier.
– Cependant, continua Venture, j’ai peur que de ne plus rien faire finisse par l’ennuyer…
– Ça se peut bien encore, môssieu.
– Les gens qui ont toujours bûché, voyez-vous, ça aime le travail comme d’autres aiment le plaisir.
– Ah ! dame !…
– Et si je pouvais lui trouver une petite besogne bien douce, quelque chose comme un fonds d’hôtel garni, par exemple !
– Tiens !… dit le portier, justement celui-ci est à vendre…
– Bah ! fit Venture, qui avait déjà lorgné une affiche placée à la porte.
– La propriétaire, continua le portier, veut se retirer, et elle cherche à se débarrasser de son fonds…
– Est-ce cher ?
– C’est pour rien ; huit mille francs.
– Combien de numéros ?
– Seize.
– Et le bail ?
– Encore six ans. Quinze cents francs de loyer. Bonne clientèle ; rien que des femmes de sous-officiers. Jamais une chambre libre.
– Eh bien ! dit Venture, je vais voir maman ; en descendant, nous pourrions bien causer de ça.
Et Venture monta au premier étage de l’hôtel et frappa à une porte située à droite du palier.
– Entrez !… la clef est sur la porte, cria de l’intérieur une voix cassée.
Venture tourna la clef et se trouva sur le seuil d’une jolie chambre meublée, accompagnée d’une petite cuisine. Les meubles étaient en noyer, les rideaux en damas bleu. Un canapé et quatre fauteuils garnissaient les murs.
Assise sur le canapé, il y avait une vieille femme vêtue de noir des pieds à la tête comme une artisane de province qui est à son aise. Elle avait une tabatière en argent, des lunettes sur le nez et elle lisait un journal. On eût dit la plus honnête vieille femme du monde.
– Tonnerre ! maman, s’écria Venture ravi, tu ressembles à une dame patronnesse. Tu as un air véritablement distingué. Et quand on songe que je t’ai donnée ici pour madame veuve Brisedoux, native de Bayeux en Normandie, ancienne marchande de légumes et mère de môssieu Honoré Brisedoux, négociant épicier de la place de Paris…
Et après cette tirade pompeuse, maître Venture ferma la porte et s’assit auprès de la veuve Fipart, qui, on le voit, avait subi une notable métamorphose.