XIX

Cependant, une seconde, puis deux s’écoulèrent.

Le doigt de Venture n’appuya point sur la détente et le coup ne partit pas. Une réflexion terrible, rapide comme l’éclair, venait de traverser le cerveau du bandit.

– Si je le tue, se dit-il, on accourra au bruit de l’arme à feu, je serai pris, et comme la loi n’admet pas qu’on se fasse justice soi-même, on m’enverra au pré (bagne), sinon à l’échafaud ; pas de bêtise. D’ailleurs, pensa en même temps Venture, tuer Rocambole n’avancera point mon affaire. Il me faut les papiers, et je vois qu’il va m’indiquer où ils se trouvent.

En effet, le marquis de Chamery, qui se croyait parfaitement seul, ouvrit la bibliothèque et y prit un gros volume.

Venture le suivait des yeux et ne perdait aucun de ses mouvements.

– J’ai pourtant secoué ce livre-là, se dit ce dernier. Rien ne s’en est échappé.

Rocambole prit le volume et s’approcha de la cheminée sur laquelle il avait placé son flambeau. Il ouvrit ensuite l’in-folio à une certaine page et parut lire attentivement. Un sourire vint alors à ses lèvres.

– Ma parole d’honneur ! murmura-t-il, je pourrais bien faire cadeau de ce volume à M. de Château-Mailly qu’il n’y verrait que du feu.

Et Rocambole replaça l’in-folio dans son rayon, ferma la bibliothèque et sortit du fumoir sans avoir même songé à s’approcher de la croisée, dans l’embrasure de laquelle Venture se tenait toujours immobile et retenant sa respiration. Un instant après, le prétendu cocher de M. de Château-Mailly entendit les pas du marquis s’éloigner, traverser le salon et gagner l’antichambre.

Puis une porte s’ouvrit et se referma. C’était la porte de l’appartement qui donnait sur l’escalier du maître.

Selon son invariable habitude, Rocambole avait pénétré chez lui par l’escalier de service et il en était sorti par le grand escalier, sans se douter qu’il laissait dans son fumoir son plus cruel ennemi.

Venture l’entendant sortir s’était retourné et, écartant un peu les petits rideaux, il plongea un regard curieux à travers les persiennes. Le bruit de la grande porte, s’ouvrant et se refermant, lui annonça que Rocambole était hors de la maison. Il le vit en effet, à la clarté du réverbère voisin, traverser la rue et gagner le trottoir opposé, puis s’en aller fort tranquillement dans la direction de la Madeleine et disparaître au coin de la rue de ce nom.

– Maintenant, se dit-il, nous allons un peu voir, mon petit.

Venture tira des allumettes de sa poche et ralluma le bougeoir.

Il avait parfaitement remarqué le volume qu’avait ouvert Rocambole. Ce volume était, du reste, par ses dimensions, assez facile à distinguer des autres. Il s’en empara et vint se placer, comme Rocambole, au coin de la cheminée, à laquelle il s’accouda pour examiner le volume tout à son aise. C’était un livre espagnol, une belle édition du dix-huitième siècle, reliée en chagrin.

Le titre noir et rouge portait :

Histoire du chevalier Don Quichotte de la Manche, etc.

Venture savait l’espagnol et lut fort couramment la première page de la prose de Cervantes. Puis de nouveau il secoua le volume. Mais aucun pli, aucune lettre ne s’en échappa.

– Il aura collé le tout avec des pains à cacheter, pensa-t-il.

Et, feuillet par feuillet, il tourna lentement les pages du livre jusqu’à la dernière.

– Par exemple ! se dit-il, celle-là est trop forte… je ne vois rien.

Et il recommença par la dernière ; mais, vers le milieu, il tressaillit tout a coup.

– Oh ! oh ! qu’est-ce que cela ? murmura-t-il.

Son doigt venait, en effet, de sentir une feuille un peu plus épaisse que les autres, et il reconnut aussitôt que cette épaisseur provenait de la réunion de deux pages si merveilleusement collées l’une à l’autre qu’il fallait une grande délicatesse de toucher pour s’en apercevoir.

– Tiens ! dit-il, décidément il est fort, le drôle, il est très fort.

Et Venture examina encore, palpa, repalpa et finit par conclure :

– Évidemment, la lettre de l’évêque de Saragosse est là, entre ces deux pages ; mais celle de feu le duc de Sallandrera, aïeul de celui-ci, n’y est pas. Continuons !

Et il tourna quelques feuillets encore.

– Bon ! la voilà, dit-il.

Il venait en effet de trouver deux autres pages collées. Venture eut d’abord la pensée de décoller brutalement les deux pages.

Une réflexion l’arrêta : – Soyons calme, se dit-il : Rocambole doit visiter quelquefois son cher volume, et si nous gâchons la besogne, il s’apercevra demain de la soustraction. Or, moi, je ne veux pas faire les choses à demi et je veux prendre mon homme au piège. Ce n’est pas seulement les lettres qu’il me faut, c’est encore la tête de ce cher ami, attendu que si je le laisse de ce monde, je ne pourrai pas jouir paisiblement des vingt-cinq mille livres de rente que je vais me faire, grâce à mon intelligence.

Et Venture examina les deux pages réunies, avec une attention plus scrupuleuse encore.

– Oh ! dit-il, la chose a été bien faite.

Il passa le bout de sa langue sur les bords.

– C’est de la colle de pâte, et cela tient comme un pain à cacheter. Mais nous avons su jadis décacheter les lettres, et nous allons utiliser nos connaissances.

Venture s’en alla dans la chambre à coucher, où il avait remarqué, en passant, une veilleuse en bronze. La veilleuse était pleine d’eau ; un godet à esprit-de-vin était placé en dessous. Venture rapporta la veilleuse, alluma le godet, qui était plein, et l’eau ne tarda point à entrer en ébullition. Alors il plaça le volume au-dessus, et le laissa exposé à l’action de la vapeur. Quelques minutes suffirent. Les deux pages s’imprégnèrent de vapeur, la colle se fondit peu à peu, et les deux pages se détachèrent l’une de l’autre par un coin. Venture prit sur le bureau de Rocambole un couteau d’ivoire, et acheva de les séparer. Un papier jauni, aplati, couvert d’une grosse écriture noire, dont la forme irrégulière accusait le dix-huitième siècle, apparut aux yeux de Venture.

C’était la lettre de l’évêque de Saragosse, lettre contresignée par le valet qui avait assisté à la substitution de l’enfant. Venture décolla les deux autres pages à l’aide du même procédé et fut bientôt en possession d’une seconde lettre.

Celle-là était signée :

« Votre père,

« DUC DE SALLANDRERA. »

Venture mit les deux lettres dans sa poche. Puis il prit sur le bureau de Rocambole deux feuilles de papier blanc de même dimension et de même épaisseur que les lettres et les mit à la place. Après quoi, comme la colle était fraîche encore, il réunit les pages du livre avec une habileté égale à celle qu’avait déployée Rocambole dans cette délicate opération. Puis il replaça le volume dans la bibliothèque, reporta la veilleuse dans la chambre à coucher, ralluma son rat-de-cave et souffla le bougeoir.

Ces précautions prises, il sortit de l’appartement comme il y était entré, et gagna l’escalier, qu’il redescendit, cette fois, d’un pas leste, assuré, le pas d’un homme qui n’a aucune peccadille sur la conscience.

Il était alors plus de minuit : le concierge était couché.

– Le cordon, s’il vous plaît ! cria Venture en frappant aux carreaux de la loge.

Le concierge ne s’éveilla qu’à moitié et tira le cordon sans avoir songé à demander qui sortait.

Venture s’empressa de gagner la rue.

– Ouf ! murmura-t-il, voilà une petite expédition qui n’a pas été sans périls.

Une heure plus tard environ, le cocher de M. le duc de Château-Mailly rentrait à l’hôtel, affublé de nouveau de sa perruque blonde et de ses favoris roux.

– Ce n’est pas la peine, pensa-t-il, de réveiller M. le duc. Il vaut mieux attendre demain matin pour lui donner ces papiers. D’autant mieux qu’il faut songer maintenant à s’emparer de Rocambole, et ce n’est pas chose facile.

Venture allait monter chez lui et se coucher, mais il vit de la lumière et entendit parler dans les écuries. Cette circonstance inaccoutumée éveilla sa curiosité, et au lieu de gagner sa chambre qui se trouvait dans les combles de l’hôtel, comme celles des autres domestiques, il entra dans les écuries. Deux palefreniers et le piqueur étaient groupés auprès de la stalle d’Ibrahim, le cheval arabe. Le pauvre animal était couché sur sa litière, avait les barres bordées d’une écume sanglante, et paraissait en proie à de vives souffrances…

– Qu’a donc ce cheval ? demanda Venture, qui s’approcha et reprit son accentuation anglaise.

– Je ne sais pas, dit le piqueur. Il se tord comme cela depuis cinq heures du soir… On est allé chez le vétérinaire par ordre de M. le duc, qui est venu plusieurs fois voir son cher Ibrahim. Le vétérinaire n’était pas chez lui.

Venture se pencha sur le cheval, l’examina, tressaillit.

– Mais, s’écria-t-il tout à coup, ce cheval a le charbon… C’est un cheval perdu et bon à abattre !

Avant d’aller plus loin, il est nécessaire de nous reporter à ce moment où, le jour précédent, Rocambole, prenant possession de ses fonctions de palefrenier, s’était aperçu que le nouveau cocher de M. de Château-Mailly traînait la jambe droite comme un forçat libéré ou en rupture de ban.

Cette remarque rendit Rocambole tout pensif.

– Il faudra que j’examine davantage cet homme-là, se dit-il. Ma parole d’honneur, s’il était un peu plus gros… Mais non… ce n’est pas possible… Venture a un ventre énorme…

Cependant, et bien qu’il se fût arrêté là de ses réflexions, Rocambole n’en demeura pas moins soucieux. Venture s’était si bien grimé que son adversaire hésitait à le reconnaître. Mais pourquoi un Anglais, un véritable Anglais, avait-il la démarche d’un homme qui a passé quelque dix ans dans les bagnes de France ?

– Bah ! se dit enfin Rocambole, j’ai mal vu… Le cocher marche mal, et voilà tout… D’ailleurs, Venture est beaucoup plus gros, et je crois qu’il est moins grand. C’est égal, je ne le perdrai pas de vue. En attendant, occupons-nous de nos affaires.

Rocambole avait piqué le cheval avec l’épingle empoisonnée. Le cheval avait éprouvé une légère douleur et répondu par un coup de pied, que Rocambole avait esquivé en se jetant lestement de côté. Le faux palefrenier avait soigneusement renfermé l’épingle dans sa boîte et s’était éloigné de la stalle d’Ibrahim. Rocambole avait, pour exécuter l’ordre de sir Williams, saisi l’instant favorable, car une minute après le piqueur et un autre palefrenier entrèrent dans l’écurie. Rocambole se remit à panser son cheval de l’air le plus indifférent du monde.

Un quart d’heure après, Zampa arriva.

– Sellez Ibrahim, dit-il, M. le duc va sortir.

Rocambole passa dans la sellerie, y prit la selle et la bride d’Ibrahim, et la harnacha lestement.

– Toujours le boulanger (le hasard) pour nous ! se dit-il. La petite course que l’arabe va faire hâter de dix heures le développement du mal. Bonne affaire !

En même temps, le groom Casse-Cou sellait lui-même un autre cheval pour accompagner son maître au Bois.

M. de Château-Mailly, qui était remonté chez lui, descendit bientôt après et enfourcha Ibrahim, après avoir dit à Zampa :

– Je rentrerai vers midi pour m’habiller. J’ai des visites à faire aujourd’hui. Tu feras atteler le carrosse pour deux heures.

Zampa s’inclina, et le duc partit suivi de Casse-Cou.

Rocambole, qui pansait un troisième cheval, avait entendu tout ce que venait de dire le duc.

Le cocher n’avait pas reparu. Sans doute, maître Venture avait demandé au duc la permission de sortir.

Toujours est-il que le piqueur et les palefreniers se trouvaient seuls aux écuries.

Maître Zampa, lui, se promenait dans la cour, et comme la valetaille prend des libertés quand les maîtres sont absents, il s’était mis à fumer une cigarette qu’il avait roulée dans ses doigts avec la dextérité particulière aux Espagnols et à leurs voisins les Portugais.

Alors Rocambole se glissa sans bruit hors des écuries et s’approcha de lui.

Zampa prit l’attitude hautaine d’un valet de chambre de bonne roche vis-à-vis d’un humble palefrenier. Mais dans cette attitude, Rocambole surprit quelques signes mystérieux empreints du plus profond respect et qui voulaient dire sans nul doute : « Je sais bien que vous êtes mon maître, que je dépends entièrement de vous et que vous pourriez me renvoyer à l’échafaud si cela vous convenait. »

– Très bien, dit Rocambole en souriant. Tu as l’insolence de pose qui convient à ton rôle de valet de confiance.

– J’attends vos ordres, murmura tout bas le Portugais.

– Ils sont fort simples. Tu vas d’abord répondre à mes questions.

– J’écoute.

– Où ton maître se tient-il habituellement ?

– Dans son fumoir, dont il a fait un cabinet de travail.

– C’est toujours là qu’il va d’abord en rentrant ?

– Toujours.

– Et qu’il s’habille et qu’il se déshabille ?

– Oui, car son cabinet de toilette est à côté.

– Très bien.

Et comme Zampa ne paraissait point comprendre :

– Je voudrais, ajouta Rocambole, que tu me conduisisses dans le fumoir.

– Venez, dit Zampa.

Il fit passer Rocambole dans le petit escalier qui descendait des appartements du duc aux écuries.

– Est-ce que, dit Rocambole, en entrant et désignant du doigt un fauteuil à la Voltaire, c’est là que s’asseoit le duc quand il veut écrire ?

– Toujours.

– Très bien ! Tiens-toi sur le carré, et fais attention que personne ne vienne nous déranger.

À midi, M. le duc de Château-Mailly rentra de sa promenade et se fit servir à déjeuner. Puis il passa dans la pièce qui lui servait de cabinet de travail et y dépouilla sa correspondance, que Zampa lui apporta sur un vaste plat d’argent.

Parmi les lettres que le duc reçut, il en était une qui venait de son notaire et à laquelle il lui fallait répondre sur-le-champ.

Le duc s’assit dans son voltaire, devant sa table, et écrivit sa lettre. Puis il dit à Zampa :

– Habille-moi ! je vais sortir.

Et le duc, pour se lever, appuya ses deux mains sur les bras du voltaire.

Mais soudain il poussa un cri de douleur.

– Maître Zampa, dit-il avec colère, vous êtes un maladroit de piquer les épingles dans les bras de mon fauteuil au lieu de les enfoncer dans la pelote.

Et le duc montra à Zampa, qui parut consterné de sa bévue, sa main gauche à la naissance de laquelle perlait une petite goutte de sang.

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