Nous avons suivi Venture dans son expédition nocturne, rue de Surène, et nous avons vu comment il s’empara des papiers à la possession desquels M. le duc de Château-Mailly attachait une si grande importance.
Il est maintenant nécessaire de nous attacher aux pas de Rocambole pour expliquer ce qu’il était venu faire rue de Surène, à minuit, sans se douter que Venture l’épiait derrière un rideau. On s’en souvient, c’était vers midi que M. de Château-Mailly était rentré à l’hôtel après deux ou trois heures de galop dans le bois de Boulogne et les Champs-Élysées. Ce fut Rocambole, c’est-à-dire John le palefrenier, qui reçut le cheval arabe, que cette promenade avait légèrement échauffé. Il le pansa, l’étrilla, lui lava les jambes et le regarda sous le ventre. Un point noir venait de s’y former à la place de la piqûre, et lorsque Rocambole y passa sa brosse de chiendent, le noble animal, qui déjà commençait à souffrir des premières atteintes du mal, lui lança une terrible ruade que le palefrenier improvisé esquiva avec sa légèreté ordinaire.
Tandis qu’il se livrait à cette opération, Zampa descendit aux écuries. Rocambole lui jeta un regard interrogateur qu’il promena ensuite autour de lui.
Mais Zampa, qui avait fort bien surpris ce regard, ne s’approcha cependant point de Rocambole, mais bien du groom Casse-Cou, qui, à trois stalles de distance, pansait lui-même le cheval qu’il venait de monter.
– Petit drôle ! lui dit Zampa, je t’allongerai les oreilles de telle façon qu’elles ressembleront à celles d’un caniche.
– Pourquoi cela, monsieur Zampa ? demanda le groom avec effronterie.
– Parce que tu as failli me faire chasser.
– Moi ?
– Toi-même.
– Ah ! par exemple ! murmura le groom interdit, et qu’ai-je fait ?
– Te souviens-tu qu’hier soir, tandis que M. le duc était absent et que je lisais ses journaux, tu es venu me demander je ne sais plus quoi, et que j’ai bien voulu t’admettre dans mon intimité ?
– Je m’en souviens très bien, monsieur Zampa.
– Te souviens-tu d’avoir pris une pelote sur la cheminée ?
– Moi ? non…
– Je m’en souviens, moi. Tu t’es amusé à prendre des épingles, à les piquer et à les repiquer, au bord, sur la tablette de la cheminée… puis…
– Mais, interrompit Casse-Cou, je me rappelle avoir touché à la pelote, en effet, tandis que vous me contiez l’histoire des bohémiens d’Espagne ; mais je ne me souviens pas d’avoir pris des épingles…
– C’est ce qui est arrivé cependant. Tu as, sans le vouloir, enfoncé des épingles dans le fauteuil de M. le duc.
– Ah ! dit Casse-Cou, c’est drôle tout de même, cela !
– Et, acheva Zampa, M. le duc vient de se piquer jusqu’au sang.
Rocambole écoutait, haletant.
– Et, dit Casse-Cou, il s’est fâché ?
– Il m’a traité de butor.
Casse-Cou fit la grimace et n’osa dire un seul mot.
– À l’avenir, acheva Zampa, je te casserai les reins si tu recommences.
Et le Portugais, qui savait fort bien que Rocambole avait entendu, s’en alla de ce pas majestueux et solennel qui sentait le valet de chambre confident du maître.
Rocambole ne voulait pas savoir autre chose. Il s’esquiva fort tranquillement des écuries, sortit de l’hôtel comme s’il allait faire une simple course dans le voisinage, et gagna au plus vite la rue de Surène, où il avait hâte de redevenir le marquis de Chamery.
– Je n’ai réellement plus rien à faire à l’hôtel de Château-Mailly, se dit-il, Zampa me tiendra au courant.
Une heure après, le marquis rentrait chez lui, rue de Verneuil.
Le vicomte et la vicomtesse d’Asmolles étaient partis le matin même en chaise de poste pour la Franche-Comté, et ils avaient trouvé à la barrière du Trône la berline de voyage de M. le duc de Sallandrera. Il ne restait donc à l’hôtel de Chamery que le prétendu matelot du marquis, c’est-à-dire sir Williams. Rocambole monta chez lui sur-le-champ. L’aveugle attendait son retour avec une vive impatience. Il reconnut le bruit de ses pas dans l’escalier, et quand son cher élève entra, le visage du mutilé exprima une sorte d’anxiété qui disait combien il s’intéressait à tout ce qui concernait l’être dans lequel il s’était incarné par la pensée.
– Eh bien ? fit-il en levant la tête d’une certaine façon interrogative.
– Ça marche, répondit Rocambole.
– Tu as piqué le cheval ? écrivit l’aveugle sur son ardoise.
– Et l’homme, répondit Rocambole.
Sir Williams se prit à sourire, et son visage approbateur combla de joie son disciple.
– Maintenant, dit ce dernier, que faut-il faire ?
– Trouver la Fipart.
– Ah !
– Et savoir ce qu’est devenu Venture.
– Ceci est plus difficile.
Sir Williams écrivit :
– Quand on a été cocher, palefrenier, que sais-je ? on peut endosser une blouse… et aller flâner à Clignancourt… Là, on recherche la veuve Fipart.
– C’est pour cela qu’on y va, j’imagine.
– Oui. On la trouve, attendu que les chiffonniers ne sortent que la nuit.
– Et… alors…
– Dame ! écrivit sir Williams, à ta place, je la prendrais par la douceur. Elle a toujours eu un faible pour toi… et elle peut nous être utile…
– Quelle drôle d’idée !
– On ne sait pas !…
– Mais comment veux-tu que le marquis de Chamery s’expose à être reconnu par la veuve Fipart, ancienne cabaretière à Bougival, ancienne portière à Ménilmontant ?
Sir Williams haussa les épaules ; puis il écrivit cette réponse diplomatique :
– On n’étrangle point, on empoisonne.
– Bon ! je comprends.
Le sourire de sir Williams reparut.
– Et, dit Rocambole, ce mince résultat obtenu, que fera-t-on ensuite ?
– On se débarrassera de Zampa.
– Comment ?
– Je ne sais pas encore, mais on trouvera…
– Et… après ?
– Après, on partira pour la Franche-Comté avec son vieux matelot Walter Bright, et on n’en reviendra que l’époux de Conception.
– Tu crois ?
Sir Williams écrivit cette phrase, qui aurait dû frapper vivement l’esprit de son élève :
– Tant que je serai près de toi, tant que je vivrai, tu réussiras. Le jour où je ne serai plus là, tout s’écroulera comme un château de cartes.
Mais Rocambole ne prêta pas à ces paroles une bien grande attention, et dit à sir Williams :
– Faut-il aller sur-le-champ à Clignancourt ?
– Quelle heure est-il ?
– Trois heures.
– C’est trop tôt. Les chiffonniers sortent à la nuit. Pourvu que tu te trouves à Clignancourt vers sept heures, cela suffit. En attendant, tu peux faire ce que tu voudras.
– Zampa doit venir rue de Surène.
– Quand ?
– Vers six heures.
L’aveugle inclina la tête en signe d’adhésion, et Rocambole le quitta. Le marquis alla passer une heure à son club, perdit vingt-cinq louis au whist, retourna rue de Surène vers cinq heures et demie, redevint l’homme à la polonaise et alla ouvrir à Zampa qui, à six heures précises, sonnait à la porte.
– Eh bien ? fit-il.
– Le cheval est très malade. M. Le duc a été averti il y a cinq minutes.
– Est-il descendu aux écuries ?
– Sur-le-champ.
– A-t-il touché le cheval ?
– Il l’a caressé à plusieurs reprises.
– Avec quelle main ?
– Avec celle qui a été piquée par l’épingle.
– Bravo !
– Avez-vous quelque chose à me dire ?
– Non.
– Reviendrai-je ?
– Demain, pour m’apprendre ce qu’il y aura de nouveau et comment le duc a passé la nuit.
Zampa s’inclina.
– A-t-on demandé après moi à l’écurie ? demanda Rocambole.
– Pas encore, le cocher n’est pas rentré.
– Et le piqueur ?
– Pas davantage.
Rocambole congédia Zampa ; puis il fit subir une notable métamorphose à sa personne et sortit de la maison de la rue de Surène par l’escalier de service. Le brillant marquis de Chamery était devenu un véritable Parisien des barrières, un habitué des marchands de vin de la banlieue. Casquette inclinée sur l’oreille, blouse blanche tachée de vin, souliers éculés, pantalon noir luisant, cravate en corde sur du linge douteux, brûle-gueule aux lèvres. Ainsi accoutré, Rocambole résumait ce type bien connu sous le nom de gouapeur, c’est-à-dire un ouvrier sans état, un travailleur qui ne fait rien, un vaurien qui passe sa vie à culotter des pipes et à boire du vin bleu à un sou le canon.
Rocambole se dirigea fort tranquillement vers la barrière de Clichy par la rue Tronchet et la rue d’Amsterdam. Puis il gagna les hauteurs de Montmartre, toujours à pied, toujours fumant sa courte pipe et fredonnant un refrain d’estaminet. Il passa devant le célèbre Moulin de la Galette, et descendit à Clignancourt, où une agglomération de chiffonniers et de ferrailleurs avaient établi leur domicile.
Il ne lui fut pas difficile de trouver sur-le-champ l’espèce de cité formée de masures et de constructions en vieux matériaux cimentés à l’argile où vivait et grouillait pêle-mêle cette population de nocturnes industriels.
Comme il en franchissait le seuil, un jeune chiffonnier en sortait sa hotte au dos.
– Hé ! camarade, lui dit Rocambole, es-tu bon zigue ? Je paye un canon…
– Ça va, dit le chiffonnier, qui avait quatorze ou quinze ans.
Rocambole l’entraîna dans un horrible bouchon situé à l’entrée de la cité, et sur le comptoir duquel on débitait sans relâche de l’esprit-de-vin et de l’eau-de-vie de pomme de terre.
– Qu’est-ce qu’il y a pour ton service, camaro ? demanda le chiffonnier.
– Tu dois connaître ma tante, toi ?
– Le mont-de-piété ?
– Mais non, farceur !… ma tante, ma vraie tante, la propre sœur de feu ma mère.
– Est-ce qu’elle est dans la partie ?
– Mais oui. Elle chiffonne…
– Et elle demeure ici ?
– Je ne sais pas ; peut-être bien que oui…
– Comment qu’on l’appelle ?
– Madame Fipart.
– Maman Fipart ? la veuve Fipart ?
– Tu la connais ?
– Pardienne ! elle demeure là-bas… tiens, à cette porte rouge comme un bras de guillotine. Mais je ne sais pas si elle y est… Je ne l’ai pas vue aujourd’hui…
– Sais-tu si elle a de quoi ? demanda Rocambole en clignant de l’œil.
– Le commerce ne va pas.
– Ah ! je t’en fiche ! tantan Fipart a toujours de l’os (de l’argent), va. Elle a une paillasse, c’est sûr, et de l’argent dedans.
– C’est-y que tu veux qu’elle t’en donne ? demanda le chiffonnier.
– Tiens ! dit naïvement Rocambole, c’est-y pas la vraie sœur de ma vraie mère ? J’aime pas le travail, moi, j’suis faignant !…
Et il jeta deux sous sur le comptoir du marchand de vin pour payer les deux verres de trois-six qu’ils venaient d’absorber.
Puis il ajouta en donnant une poignée de main au chiffonnier :
– Au revoir ! camarade.
Rocambole se dirigea vers la porte que lui avait indiquée le chiffonnier.
C’était bien celle du taudis où, à son retour d’Espagne, Venture avait retrouvé maman Fipart. Mais le fils adoptif de la veuve cogna inutilement, la porte ne s’ouvrit pas. Une femme qui passait lui dit :
– Maman n’y est pas.
Maman était l’adjectif que tous les gens de la connaissance de la veuve Fipart plaçaient invariablement devant son nom.
– Et où donc qu’elle est, la tante ? demanda Rocambole.
– Tiens ! c’est votre tante ?
– Un peu…
– Eh bien ! elle n’y est pas.
– Où est-elle ?
– Ah ! dame ! on ne sait pas ; mais elle est partie hier avec un homme qui paraissait avoir de quoi.
– Hein !
– Et qui lui a apporté une robe et des souliers, et un bonnet ; et que, lorsqu’elle a eu tout cela, elle ressemblait à une duchesse.
Rocambole tressaillit.
– Comment était-il donc, cet homme ?
– Un gros, déjà vieux, un peu chauve. Il avait une redingote noire ; il était cossu comme un habitué du marché de Poissy.
– C’est mon oncle ! dit Rocambole.
Et le faux marquis de Chamery, qui venait de tressaillir à ce signalement, ajouta mentalement : – Ce portrait ressemble furieusement à maître Venture.
La chiffonnière, qui était loquace, poursuivit :
– Il est venu en voiture, ma foi ! à preuve que j’ai reconnu le cocher…
– Tiens ! vous connaissez le cocher ?
– Oui ; c’est un maraudeur.
– Où a-t-il sa remise ?
– À Montmartre, impasse Cauchois.
– Et mon oncle…
– Tiens ! c’est donc votre oncle ?
– Oui. Il s’était fâché avec ma tante, rapport qu’elle avait été légère… mais vu qu’elle est vieille, faut croire que le danger étant passé, il aura voulu faire la paix…
La chiffonnière se mit à rire.
– Eh bien ! dit-elle, il l’a emmenée chez lui probablement, vu qu’il l’a habillée des pieds à la tête…
– Et vous ne l’avez pas revue ?
– Non.
– Merci, ma petite dame, dit Rocambole en saluant.
Et il s’en alla, se disant :
– Le cocher demeure impasse Cauchois, à Montmartre… Je saurai bien par lui où il a mené maman Fipart.
Le faux marquis de Chamery quitta la cité des chiffonniers, retourna à Montmartre, longea le boulevard extérieur et alla jusqu’à la Villette.
Une foule de marchands fripiers étalent du matin au soir des habits d’occasion sur le trottoir du boulevard extérieur, en cet endroit. En homme prudent, Rocambole avait compris qu’il ne pouvait essayer de corrompre le cocher dans le piètre costume où il était. Comme les fripiers de la Villette ne s’inquiètent que médiocrement de la moralité de leurs clients, Rocambole put échanger pour la modeste somme de vingt francs, et sans qu’il lui fût fait la moindre question sur la provenance de cet argent, sa blouse, son pantalon usé et sa casquette contre un pantalon bleu à la hussarde, une redingote qu’il boutonna militairement, et un chapeau de soie retapé. Enfin il remplaça ses souliers éculés par des bottes à hauts talons.
Ainsi vêtu, Rocambole se trouva avoir un faux air d’agent de police en costume bourgeois, et il retourna à Montmartre.
Précisément au moment où il mettait le pied sur le seuil de l’impasse Cauchois, un coupé de remise y rentrait avec un cheval efflanqué.
– Voilà, bourgeois ! cria le cocher, qui crut voir une pratique dans Rocambole. Le temps de changer de cheval, et je suis à vous.
Mais Rocambole alla droit à lui et lui dit sévèrement :
– Descendez donc de votre siège et venez répondre aux questions qu’on a à vous faire.
– Hum ! murmura le cocher, qui regarda le pantalon bleu et la redingote boutonnée… Est-ce que ce bourgeois demeurerait rue de Jérusalem ?
Et il descendit de son siège, et aborda Rocambole en mettant le chapeau à la main.
– Vous êtes cocher de remise ? demanda celui-ci toujours bref et sévère.
– Oui, monsieur.
– Maraudeur, comme on dit.
– C’est cela.
– Vous demeurez dans l’impasse ?
– Oui.
– Y êtes-vous le seul de votre profession ?
– Oui, monsieur.
– C’est bien, dit Rocambole.
Et il ajouta :
– Alors c’est bien à vous que j’ai affaire. Vous êtes allé hier à Clignancourt ?
– C’est vrai.
– Vous y avez conduit un homme entre deux âges, gros, un peu chauve, les favoris noirs…
– C’est parfaitement vrai.
– À la cité des chiffonniers ?
– Encore exact.
– Et vous en êtes reparti avec lui et une femme, une vieille, vêtue de noir ?
– Oui, monsieur l’a…
– Chut ! dit Rocambole. Contentez-vous de répondre à mes questions. Où avez-vous conduit ces deux personnes ?
– Au Gros-Caillou.
– Quelle rue ?
– Rue de l’Église.
– Ah !… pensa Rocambole, je tiens mes deux bandits, et cette fois maman Fipart ne sera pas étranglée de travers.