Que s’était-il donc passé pour que la comtesse, arrivée chez elle à neuf heures du soir, eût été obligée de ressortir sur-le-champ et de prolonger son absence si avant dans la nuit ?
C’est ce que nous allons raconter en peu de mots. Un piqueur, parti de Nice quelques heures avant elle, avait pu devancer la chaise de poste de la comtesse d’une demi-journée, gagner Lyon et y prendre un train qui arriverait à Paris vers midi. Aussi Baccarat avait-elle trouvé à la gare ses gens, sa voiture, et pu se rendre directement rue de la Pépinière, laissant un domestique à la gare pour y réclamer ses bagages.
Par ordre de la comtesse, le piqueur s’était rendu boulevard Beaumarchais chez Léon Rolland, porteur d’un petit billet écrit à la hâte, et dont voici la teneur :
« Ma chère Cerise,
« Je n’ai que quelques minutes pour te dire beaucoup de choses.
« Je pars dans six heures pour Paris. Pourquoi ? Parce qu’on m’affirme que Paris renferme un homme qui seul, peut-être, pourra guérir mon cher Stanislas.
« Or, comprends-tu, ma Cerise aimée, qu’il est un homme qu’on aime comme j’aime mon mari, pour lequel on donnerait sa vie tout entière avec le regret de n’en avoir qu’une à donner ; qu’à propos de cet homme on vienne vous dire qu’il faut partir sur-le-champ, aller à Paris et y chercher sa guérison, et que lorsqu’on vous a dit tout cela, que vous vous êtes mise en route, que les chevaux ne vont pas assez vite, que vous accusez de lenteur la locomotive qui siffle et marche, et que, en arrivant, vous soyez obligée de prendre un biais pour aller à ce remède qu’on vous indique, d’avoir recours à un prétexte, à une ruse pour obtenir une consultation de celui qui guérit, parce qu’on ne veut pas froisser l’orgueil de celui qui ne guérit pas ?
« Eh bien ! cela est cependant, mon enfant. Le médecin que j’ai emmené, pleine de foi en sa science, confiante en ses lumières, revient à Paris avec nous ; et comme il n’a qu’un malade, il ne le quitte pas plus que l’ombre ne quitte le corps. J’ai inventé je ne sais quelle histoire pour qu’il ne prît pas ombrage de ce départ si brusque auquel on ne songeait pas hier.
« Oh ! les médecins !… il y en a qui préféreraient tuer leur malade que le voir guérir par un autre. C’est pour cela, ma chère petite sœur, que je t’écris, afin que tu m’aides à tromper la défiance d’Esculape. Tu vas m’envoyer un billet de deux lignes et tu me diras que tu ne peux te rendre au chemin de fer. Tu es dans ton lit, souffrante et hors d’état de te lever. Tu comprends, n’est-ce pas ?
« En attendant, tu te feras conduire rue du Faubourg-Saint-Honoré, chez un docteur mulâtre du nom de Samuel Albot, et tu le supplieras de nous attendre ce soir chez lui entre neuf et onze heures.
« Adieu, embrasse ton chérubin sur ses boucles blondes, mets ma main dans celle de Léon, et aime-moi toujours.
« LOUISE. »
La comtesse, en arrivant chez elle, avait trouvé cette courte réponse :
« Chère sœur,
« Mon médecin et mon mari me défendent de me lever et pourtant je suis si impatiente de te voir, que mon cœur m’affirme que malgré la fatigue du voyage tu n’attendras point demain pour venir m’embrasser.
« À toi,
« CERISE ROLLAND. »
Baccarat montra cette lettre au médecin du comte.
– Docteur, lui dit-elle, tâchez d’obtenir de votre malade qu’il se mette au lit.
– Ce sera difficile, murmura le docteur, car il persiste plus que jamais à se croire Roland de Clayet, et prétend que votre hardiesse est sans bornes de l’amener ainsi sous le toit conjugal.
La comtesse soupira.
– Heureusement, ajouta le docteur, il est exténué de fatigue, et le sommeil en aura bientôt raison.
Baccarat sortit sans prendre le temps de quitter ses habits de voyage, et se fit conduire boulevard Beaumarchais.
Madame Rolland l’attendait tout habillée.
Les deux sœurs s’embrassèrent avec effusion, et Léon Rolland dit aussitôt à la comtesse :
– J’ai vu le docteur mulâtre.
– Ah ! fit Baccarat avec anxiété. Eh bien ?
– Eh bien ! il vous attend.
– Allons ! dit vivement la comtesse, allons vite !
Les deux jeunes femmes montèrent en voiture, et le cocher de la comtesse rendit la main à ses chevaux, qui partirent rapides comme l’éclair et arrivèrent en moins d’un quart d’heure dans la cour de ce vieil hôtel dont le mulâtre occupait le rez-de-chaussée et le jardin.
Le docteur Samuel avait été mis en quelques mots, par Cerise, au courant du but que se proposait Baccarat en venant le voir.
D’ailleurs, la folie du comte Artoff avait fait tant de bruit à Paris depuis quinze jours, que le mulâtre en avait ouï parler.
En apprenant que la comtesse désirait le consulter, il avait contremandé sur-le-champ deux visites qu’il avait à faire dans la soirée, et il était demeuré chez lui pour attendre cette femme célèbre à tant de titres et qu’il n’avait jamais vue, lui, l’homme de science qui n’allait jamais dans le monde que pour y exercer sa profession. Les deux jeunes femmes furent introduites dans cette grande pièce encombrée de livres et de tables dont le docteur avait fait son cabinet de travail.
Le mulâtre se leva au moment où la porte s’ouvrit, et vint à leur rencontre.
– Monsieur, dit la comtesse en prenant le siège que lui avançait le docteur, je viens à vous comme ceux qui ont longtemps erré dans l’ombre viennent à la lumière.
– Madame, répondit le docteur d’une voix simple et grave, dépourvue de tout charlatanisme, vous venez me parler de votre mari, je le devine.
– Hélas ! oui, monsieur.
– Ceux qui affirment l’infaillibilité de la science, poursuivit le docteur, sont des fous ou des imposteurs. Je ne vous dirai donc point, madame : Amenez-moi le comte Artoff et il sera guéri ; mais je vous dirai : J’ai opéré des cures étranges, merveilleuses quelquefois, des cures jugées impossibles. Je me suis occupé, pendant vingt ans, des moyens de combattre la folie ; j’ai lutté, j’ai combattu avec acharnement sans doute, mais j’ai souvent, presque toujours, triomphé.
– Ah ! monsieur, s’écria Baccarat, guérissez mon mari, et ma reconnaissance sera sans bornes.
– Madame, reprit le mulâtre, je ne puis rien vous promettre avant d’avoir vu le comte et d’avoir eu des renseignements bien exacts sur la façon dont la folie s’est déclarée chez lui.
– Elle a été instantanée.
– Et en quoi consiste-t-elle ?
– Le comte s’imagine qu’il est lui-même l’homme avec qui il devait se battre.
Le mulâtre fronça le sourcil, mais il attendit que Baccarat complétât ses révélations. La comtesse entra alors dans les plus minutieux détails, détails que nous connaissons, et finit par prononcer le nom de sir Edward, le marin anglais, ajoutant que l’opinion de ce dernier était que le comte avait dû subir un empoisonnement.
Ce mot fit tressaillir le mulâtre.
– Madame la comtesse, dit-il, la folie s’obtient par deux empoisonnements distincts. L’un qui provient de l’absorption d’une certaine quantité de belladone, mais cette folie n’a rien de grave…
– Ah ! fit Baccarat avec vivacité, mon mari est fou depuis bientôt un mois.
– L’autre folie par l’empoisonnement, madame, poursuivit le docteur, est due à un poison végétal bien connu à Java…
– Et… qu’on nomme… ? fit la comtesse avec anxiété.
– Le dutroa, dit le docteur.
– Oh ! je crois que c’est le mot dont s’est servi sir Edward.
– Mais, poursuivit le mulâtre, votre mari n’est jamais allé dans l’Inde ?
– Jamais, monsieur.
– Il ne connaît personne qui en revienne ?
– Personne.
– D’ailleurs, un empoisonnement par le dutroa est l’affaire de quelques heures. Pour admettre une pareille chose et croire à l’opinion de sir Edward, il faudrait supposer que le comte a été empoisonné dans la nuit qui a précédé le duel.
– C’est vrai.
– Et sans doute le comte a passé la nuit chez vous, chez lui ?
– Hélas ! non, monsieur, murmura la comtesse, mon mari a passé la nuit je ne sais où, probablement chez M. de Château-Mailly.
– Le duc de Château-Mailly ?
– Je le crois. Il était son témoin. Le duc pourra nous dire…
– Mais madame, dit le docteur, le duc est mort depuis hier soir.
Ces mots firent bondir la comtesse Artoff sur son siège et furent pour elle un coup de foudre.
– Mort ! le duc ! s’écria-t-elle, le duc de Château-Mailly est mort ?
– Oui, madame.
– Mais, c’est impossible ! on ne meurt pas à trente ans, quand on est plein de vie et de jeunesse…
Le docteur Samuel ne répondit pas, mais il prit un journal et le tendit à Baccarat. Celle-ci l’ouvrit et lut en frissonnant l’article nécrologique suivant :
« Hier, à neuf heures et demie du soir, M. le duc de Château-Mailly à qui, dans la matinée, on avait déjà fait l’amputation du bras, a rendu le dernier soupir. Le mal avait fait de rapides progrès en quelques heures, et, vers midi, les trois médecins appelés auprès de lui ont perdu tout espoir. Le duc est mort en proie à de vives souffrances et son agonie a duré près de huit heures. Il était âgé de trente ans. Avec lui s’éteint un des beaux noms de la noblesse française. »
La comtesse froissa le journal, et demanda d’une voix pleine de larmes :
– Mais de quoi donc est-il mort, mon Dieu ?
– Du charbon, qu’il s’était inoculé en soignant et caressant un cheval qu’il aimait beaucoup, et qui était atteint de ce terrible mal.
Pendant quelques minutes, la comtesse Artoff demeura comme anéantie. Mais le docteur la rappela à elle en lui parlant de son mari.
– Je crois, madame, lui dit-il, pour revenir à la folie du comte, qu’elle doit avoir, malgré certains indices et les symptômes qui ont frappé sir Edward, une toute autre cause que celle qu’il lui assigne.
– Ah ! vous croyez !… fit la comtesse encore tout émue.
– Le poison dont vous a parlé sir Edward n’existe qu’à Java ; s’il en est quelques échantillons en Europe, ils sont très rares, et ne se trouvent que chez les gens d’étude comme moi.
– Ah ! dit la comtesse, vous… en avez, vous ?
– J’en ai rapporté la valeur de trois onces, dit le mulâtre, et je suis convaincu que moi seul à Paris…
Le docteur prit Baccarat par la main et conduisit les deux jeunes femmes près du casier vitré qui renfermait ses poisons, végétaux et minéraux. Puis il mit le doigt sur un des casiers, et indiqua la poudre rouge.
– Qui sait, monsieur ? fit Baccarat agitée d’un pressentiment, qui sait si on ne vous aurait point volé quelques grains de cette poudre !
– Madame, se récria le docteur, ceci est tout à fait impossible, deux hommes pénètrent seuls ici : un domestique en qui j’ai toute confiance, et moi. Quand je sors, je ferme cette table à double tour, et je n’y manque jamais…
Tout en parlant, le mulâtre attachait un regard attentif sur le godet qui contenait la poudre rouge.
– Qui sait ? monsieur, fit encore la comtesse, qui rapprochait dans son esprit plusieurs circonstances, telles que l’obstination de Roland de Clayet à prétendre qu’elle l’avait aimé, et cette folie du comte Artoff, qui s’était déclarée juste à l’heure où une dernière explication aurait pu faire jaillir, peut-être, la lumière entre ces deux hommes.
– Mon Dieu ! madame, reprit le docteur, ce que vous me dites là, bien que matériellement impossible, est cependant très facile à vérifier.
Le docteur alla prendre un registre qui se trouvait dans un des rayons de sa bibliothèque.
– Voici un livre, dit-il, sur lequel j’ai inscrit le nom, le nombre et la quantité exacte de tous les poisons que vous voyez là. Cette quantité n’aurait pu être altérée qu’en subissant une altération de poids.
Il feuilleta le livre, l’ouvrit à une page qui portait le numéro 45, et lut :
« Dutroa, poudre extraite de la racine broyée d’une plante javanaise de couleur rouge. Elle est renfermée dans le godet qui porte le numéro 45.
« Le poids du godet est d’un hectogramme, le poids de la poudre, de soixante-seize grammes, onze décigrammes. »
Le docteur prit alors le godet et le plaça avec son contenu dans l’un des plateaux d’une petite balance ; puis il plaça dans l’autre plateau un poids équivalent à celui qui était indiqué par le registre. Mais il ne put retenir une exclamation de surprise et d’effroi. Le plateau qui supportait le godet ne s’abaissa point, et pour établir l’équilibre, le docteur, dont la main tremblait d’émotion, fut obligé de diminuer le poids du plateau opposé jusqu’à concurrence de seize grammes neuf décigrammes.
– J’ai été volé, s’écria-t-il.
Et il devint si pâle que son teint bistré acquit un moment la blancheur d’un visage européen ; et pendant quelques secondes, ces trois personnages se regardèrent muets, étonnés… et comme si la foudre fût tombée au milieu d’eux.