Le mulâtre demeura comme atterré pendant un moment. On l’avait volé ! Mais quand ? mais comment ? Son valet le servait depuis vingt ans. Pouvait-il l’accuser ?
Jamais il ne sortait de son cabinet de travail sans fermer à double tour le casier renfermant les poisons ; et la serrure de ce casier était un chef-d’œuvre du plus célèbre des fabricants. Il était impossible de la forcer.
Or, pour qu’on eût pu voler de la poudre de dutroa au docteur, il fallait que la clé eût été oubliée après la serrure du casier, que le docteur fût sorti, que la porte du cabinet de travail fût demeurée ouverte, et que quelqu’un eût pu s’y introduire.
La réunion de ces trois circonstances paraissait impossible à Samuel Albot ; il regarda donc la comtesse avec une sorte de stupeur et d’égarement. Puis, au lieu de lui adresser la parole, il sonna violemment.
Son valet de chambre parut. C’était un homme de près de soixante ans, de race anglo-indienne, qui avait deux fois sauvé la vie à son maître, une fois en tuant un tigre qui allait bondir sur le docteur égaré dans les jungles, à la recherche de ses plantes médicinales ; une autre fois, en l’emportant sur ses épaules, frappé d’un coup de soleil.
Le docteur croyait à la fidélité de son valet comme il croyait à la lumière du jour ou à une loi mathématique.
Cependant il étendit la main vers le casier et dit avec sévérité :
– Jung, vous savez ce que contient cette table, n’est-ce pas ?
– Oui, maître, des poudres qui donnent la mort.
– Eh bien ! dit le docteur, on m’a volé quelques grains de l’une de ces poudres, et on a causé un malheur.
– C’est impossible ! s’écria le serviteur avec un accent si vrai, si naïf qu’il devenait tout à fait évident que cet homme était innocent du larcin.
Le docteur se tourna vers Baccarat :
– Vous voyez, madame, fit-il.
– Oh ! dit spontanément la comtesse, qui retrouva enfin l’usage de la parole, je n’accuse point cet homme, monsieur.
Alors le mulâtre regarda Jung et lui dit avec bonté :
– Voyons, Jung, mon ami, rappelle bien tes souvenirs.
– Je suis prêt, maître.
– Personne n’est entré ici en mon absence, depuis un mois, environ ?
– Personne.
– Tu ne t’es jamais aperçu que j’eusse oublié mes clefs après cette table ?
– Jamais.
– En es-tu bien sûr ?
L’Indien fit un signe ; ce signe voulait dire clairement :
– Je donnerais volontiers ma tête à couper.
Le docteur reprit :
– N’ai-je reçu personne ici de suspect ? et n’aurais-je point laissé seul… ?
Samuel Albot prononçait ces mots sous l’influence d’un souvenir vague et lointain.
Mais cette interrogation fit jeter un cri à son valet de chambre.
– Maître, dit-il vivement, maître, je me souviens…
– De quoi ? fit le docteur anxieux.
– Un homme est venu ici… Cet homme y est resté.
– Avec moi ?
– Oui, et sans vous, tandis que vous couriez pour le domestique renversé par une voiture.
– Ah ! dit le docteur, en effet, il y a quinze ou dix-huit jours, j’avais ici un visiteur. Je causais. Tout à coup, la porte s’ouvre, et deux hommes entrent en demandant un médecin.
– Et… ces deux hommes ? interrogea la comtesse avec angoisse.
– Je les suivis, laissant ici l’espace de quelques minutes la personne qui était avec moi. Je trouvai dans la rue un homme évanoui… Cet homme avait été renversé… mais il n’était pas blessé, il n’avait pas même de contusions. Je rejoignis mon visiteur. Évidemment, j’avais laissé le casier ouvert.
– Et… ce visiteur ?
– Oh ! mais non, c’est impossible ! s’écria le docteur. C’est un parfait gentilhomme, un homme d’honneur, le marquis de Chamery.
– Chamery ! exclama la comtesse avec une sorte d’égarement ; mais c’est le beau-frère du vicomte d’Asmolles !
– Précisément.
– Ce jeune et brillant officier qui a servi dans la marine anglaise ?
– Lui-même, madame.
– Ah ! monsieur, dit Baccarat, portez vos soupçons sur le monde entier, mais détournez-les de lui.
– Vous avez raison, madame. Et cependant, murmura le mulâtre, à qui le souvenir de la conversation avec Rocambole revenait peu à peu, cependant…
– Eh bien ?
– Eh bien ! je me rappelle que le marquis et moi, au moment où on est venu réclamer le secours de ma science pour l’homme évanoui, nous causions précisément de ce poison végétal recueilli à Java, et qui occasionne la folie. Je me souviens même que le marquis, après m’avoir fait mille questions sur les effets de ce poison et le temps qu’il faut pour agir, a fini par me témoigner le désir de le voir.
– Et vous le lui avez montré ?
– Du doigt, dans le casier.
– Mais tout cela est un rêve affreux, absurde, impossible ! monsieur… murmura la comtesse Artoff éperdue.
– Madame, répondit gravement le docteur, rien n’est impossible, et si j’en crois à présent mes soupçons…
– Eh bien ? achevez, monsieur.
– Si on m’a volé de cette poudre, c’est le marquis ; si on a empoisonné le comte… c’est le marquis !
Le docteur prononça ces mots avec un accent de conviction qui donna le frisson à Baccarat.
– Du reste, madame, ajouta le docteur, si réellement votre mari est fou de la folie que nous croyons…
– Oh ! interrompit vivement Baccarat, dites-moi que vous le guérirez !
– Je le guérirai, madame, je vous le jure, répondit solennellement le docteur.
Et comme elle jetait un cri de joie et joignait les mains pour remercier Dieu, le docteur ajouta :
– Madame la comtesse, rentrez chez vous et ayez foi en la Providence, d’abord, et ensuite en cette science qu’elle a daigné me permettre d’acquérir pour soulager mes semblables. Demain, à midi, j’aurai l’honneur de me présenter chez vous ; je verrai le comte, j’examinerai son état. Et puis, si réellement il y a un grand coupable à punir, Dieu nous aidera, madame.
– Adieu, monsieur, à demain ! murmura la comtesse, qui sortit toute bouleversée et monta en voiture avec sa sœur, en se disant : – Non, cela n’est pas possible !… Je connais le vicomte d’Asmolles ; c’est un grand cœur, une âme chevaleresque, et tous ceux qui tiennent à lui par les liens du sang doivent être de même. Un Chamery ne saurait être un empoisonneur !
– Oh ! murmura Cerise à son tour, tout cela est infernal ! On dirait le génie ténébreux de sir Williams.
Ce nom fit tressaillir la comtesse et lui donna le frisson.
Mais bientôt un sourire vint à ses lèvres :
– Tu es folle, dit-elle, sir Williams est mort et, dans tous les cas, il est réduit à une impuissance éternelle.
– Boulevard Beaumarchais ! dit la comtesse au valet qui replia le marchepied garni de moquette.
La comtesse reconduisit sa sœur chez elle et rentra enfin à l’hôtel de la rue de la Pépinière.
– Comment ! dit-elle en descendant de voiture, et apercevant le salon du rez-de-chaussée éclairé, le comte n’est pas couché ?
– M. le comte est au lit depuis dix heures, répondit un valet.
– Alors, c’est le docteur…
– Non, c’est un monsieur et une dame qui ont tellement insisté pour voir madame la comtesse cette nuit même…
– Leurs noms ? demanda Baccarat, au comble de l’étonnement.
– Je ne les sais pas. Cependant, il me semble avoir déjà vu le monsieur à l’hôtel.
– Et… la femme ?
– Elle a un voile épais sur le visage. Mais elle est grande comme la comtesse et elle a l’air jeune.
Baccarat n’écouta point la fin de ce signalement. Elle monta d’un pas rapide les marches du perron, traversa le vaste vestibule et entra dans le salon où Rebecca et Roland de Clayet attendaient.
Au bruit de la porte qui s’ouvrait, Rebecca, qui avait rejeté son voile, se leva, et les deux jeunes femmes se trouvèrent face à face. La comtesse jeta un cri et recula comme pétrifiée, tant elle croyait se voir elle-même. Mais, en ce moment, Roland, qu’elle n’avait point aperçu, fit un pas et se mit humblement à genoux devant elle.
Et à la vue de cette femme qui lui ressemblait si parfaitement qu’elle aurait pu croire qu’elle avait une glace devant elle, et de cet homme qui s’agenouillait et demandait grâce, la comtesse comprit tout.
– Relevez-vous, monsieur, dit-elle à Roland sans dédain, relevez-vous, je devine tout à présent.
Mais Roland demeura à genoux. Alors la comtesse mesura Rebecca d’un regard superbe.
– Qui donc êtes-vous, fit-elle, vous qui avez osé me voler mon visage, ma taille, mon geste, ma voix et jusqu’à mon nom ? qui donc êtes-vous ?
La courtisane supporta le regard étincelant de Baccarat, et, se redressant à son tour, opposant au regard indigné de son ennemie un regard insolent et sans pudeur :
– Ah ! dit-elle, vous voulez savoir qui je suis, madame ?
– Oui, certes, dit la comtesse avec hauteur.
– Eh bien ! dit Rebecca, je suis la fille de votre père, on me nomme Rebecca.
– Ma sœur ! exclama Baccarat, dont le courroux tomba.
Elle prononça ce mot avec tant d’âme et un accent de pitié si profonde, que l’âme bronzée de la courtisane en fut émue.
– Ma sœur ! répéta-t-elle avec un élan de compassion, et dominée tout à coup par un souvenir de sa première enfance. Ah ! je me rappelle, à présent… vous devez être ma sœur… Oui, oui, je me souviens qu’un jour mon père me tenait par la main et traversait avec moi la place de la Bastille. J’avais trois ou quatre ans, peut-être ; une femme tenant comme lui un enfant par la main, une petite fille blonde comme moi l’approcha… Je ne sais pas ce qu’elle dit à mon père, je ne compris pas bien, mais elle pleurait, et mon père la repoussa.
– C’était ma mère ! dit Rebecca, dont la voix s’altéra, et cet enfant, c’était moi… Et depuis ce jour-là, voyez-vous, madame, poursuivit l’étudiante en baissant les yeux, moi, l’enfant de l’amour, l’enfant de l’abandon, la malheureuse élevée dans l’ombre, reniée par tous, même par Dieu, je me souviens toujours de vous avoir vue passer, vous, l’enfant du soleil et de la lumière. Et depuis ce jour, madame, je vous vouai une haine profonde, féroce, une haine qui m’a portée à vous faire tant de mal… une haine que je croyais inextinguible… et que… je sens s’évanouir pour faire place au repentir, depuis que vous m’avez appelée « ma sœur ! »
En prononçant ces derniers mots, Rebecca avait des larmes dans la voix. Et comme Roland, elle s’agenouilla devant la comtesse Artoff et lui baisa les mains.
Le noble cœur de Baccarat se sentit touché. La pécheresse repentie et réhabilitée tendit la main à la pécheresse repentante et lui dit :
– Relève-toi, ma sœur, je te pardonne…
Et puis elle se tourna vers Roland :
– Monsieur, lui dit-elle, vous êtes trop jeune pour être méchant, et évidemment vous avez été trompé.
– Oh ! croyez-le, madame, s’écria Roland avec l’accent d’un cœur honnête et bourrelé de remords ; et croyez aussi que j’aurai le courage de réparer le mal que j’ai fait.
– Monsieur, dit Baccarat, le mal que vous m’avez fait à moi, et que je vous pardonne de grand cœur, n’est rien auprès de celui que vous avez, ou plutôt qu’on vous a fait faire à l’homme généreux et bon qui m’a donné son nom et que j’aime jusqu’au fanatisme. Ce mal, monsieur, il faut le réparer ; il faut m’aider à retrouver l’auteur de cette odieuse machination dont vous et moi avons été les victimes.
Roland dit alors à Rebecca :
– Vous que j’ai retrouvée et que j’ai amenée ici en employant la menace, vous allez dire la vérité, n’est-ce pas ?
– Je dirai tout, répondit Rebecca.
Et elle recommença pour la comtesse Artoff ce récit qu’elle avait déjà fait à Roland.
En l’écoutant, Baccarat était redevenue cette femme des anciens jours, à l’esprit investigateur et mûri, au cœur fort. Elle ne laissa passer aucun détail de cette étrange mystification, elle se fit raconter les moindres circonstances.
– Mais, dit-elle enfin à Roland, qui corroborait parfois le récit de Rebecca d’un fait que cette dernière ignorait, vous aviez un valet de chambre du nom de Baptiste ?
– Oui, madame.
– Ce valet de chambre prétendait être au mieux avec ma femme de chambre, à moi, comtesse Artoff ?
– Il le disait.
– Les billets qu’il vous apportait…
– Il les tenait d’elle, disait-il.
– Eh bien ! dit Baccarat, où est-il, ce valet, qui évidemment était le complice de vos mystificateurs ?
– Il s’est sauvé en me volant.
– Quand ?
– Le jour même où j’ai dû me battre avec le comte.
– Cela devait être. L’aviez-vous depuis longtemps à votre service ?
– Depuis quinze jours.
– Comment y était-il entré ?
– C’est un de mes amis qui me l’avait donné, le marquis de Chamery.
– Chamery ! s’écria Baccarat, qui éprouva comme une commotion électrique. (Et elle se dit tout bas :) Mais quel est donc cet homme, et que lui ai-je donc fait, moi ?…
Et puis elle prit vivement la main de Roland :
– Monsieur, lui dit-elle, vous êtes jeune, vous êtes léger, étourdi, mais vous devez être homme d’honneur, vous devez savoir tenir un serment.
– Quel qu’il soit, celui que vous exigerez de moi, madame, je le tiendrai !
– Eh bien ! reprit Baccarat, jurez-moi que vous m’obéirez aveuglément.
– Je le jure sur la tombe de mes pères.
– Que rien de ce que vous venez de me dire, rien de ce que nous avons dit ne sortira de votre bouche.
– Mais il faut bien que je vous réhabilite, madame, s’écria Roland, chez qui le vieux sang chevaleresque de ses pères parlait enfin, il faut que je dise au monde entier…
– Rien, dit gravement Baccarat. Le monde ne doit pas savoir que j’ai été déshonorée à tort, que j’ai été calomniée, qu’une femme me ressemblait si étrangement que vous l’avez prise pour moi… Ma sœur partira demain, elle quittera Paris voilée, cachée au fond d’une chaise de poste. Il ne faut pas qu’on la voie.
Et comme Roland et la juive demeuraient stupéfaits, la comtesse Artoff ajouta avec une gravité pleine de tristesse :
– L’heure de ma réhabilitation n’est point venue encore… PLUS TARD !…