XXV

Pour comprendre les événements qui doivent suivre le voyage de maman Fipart et de Rocambole à Clignancourt, il est peut-être nécessaire d’avoir des notions particulières sur les mœurs des chiffonniers.

Le chiffonnier est un être à part dans la civilisation parisienne. Le soir, dès sept heures en hiver, dès neuf heures en été, il se met au travail et part, la hotte sur le dos, sa lanterne à la main gauche et son crochet de la main droite. Au point du jour, on le trouve chez le marchand de vin des barrières, buvant du trois-six et de l’eau-de-vie de pomme de terre. Il rentre chez lui fatigué, souvent ivre, et il se jette sur son grabat après avoir pris quelque nourriture.

À Clignancourt, la cité des chiffonniers, ainsi qu’on l’appelait, offrait un aspect animé le soir, à la nuit tombante, et le matin au point du jour, aux heures du départ et de la rentrée. De huit ou neuf heures du matin à six heures ou sept heures du soir, la cité ressemblait assez à une rue de Naples en plein été. Elle était déserte, en apparence du moins. À part quelques femmes assises au seuil des portes, quelques enfants se roulant dans la poussière, tout dormait pendant le jour. Le soir, passé dix heures, tout le monde était parti, sauf quelques femmes encore et quelques enfants en bas âge ; et sir Williams devait être au courant de ces habitudes lorsqu’il avait songé à Clignancourt pour y renvoyer maman Fipart et Rocambole, dans le but d’y dresser une minutieuse topographie des lieux.

L’ancienne cabaretière de Bougival descendit de son fiacre à deux chevaux au milieu de la cité, avec la dignité d’une reine longtemps exilée qui rentre dans l’exercice de sa souveraineté.

Rocambole lui donnait la main et l’appelait « ma tante ».

Comme c’était un mardi matin, la cité était moins déserte que de coutume. Quelques négociants en chiffons, qui avaient fait le lundi, fumaient leur pipe sur le pas de leur porte. Le jeune industriel à qui, la veille, Rocambole avait payé un poisson d’eau-de-vie, se trouvait précisément sur le seuil de la porte du marchand de vin.

– Tiens ! dit-il en reconnaissant Rocambole, il paraît que t’as fait fortune depuis hier, camaro ?

– C’est ma tante qui m’a recalé, répondit tout bas Rocambole ; chut !

– Elle avait donc de l’argent, la vieille ? dit une femme qui avait entendu.

– Non, dit une seconde, qui arriva en ce moment, mais elle avait un mari ; le mari, faut le croire, est à son aise…

– Ah ! oui, ce vieux qui est venu il y a trois jours.

Rocambole et maman Fipart continuèrent leur chemin, la première saluant avec une raideur protectrice ses anciens égaux.

La conversation continua parmi les chiffonniers. La femme à qui Rocambole avait demandé des renseignements sur la vieille affirma péremptoirement que madame Fipart était une femme comme il faut, mais légère, et dont le mari, après avoir longtemps manqué de philosophie, avait fini par rougir de la situation précaire et misérable où se trouvait son épouse.

Une autre se souvint parfaitement d’avoir vu Venture, trois jours auparavant, mis comme un propriétaire.

Le gamin à qui Rocambole avait payé à boire ajouta en clignant de l’œil :

– Vous ne savez pas le fin mot.

– Tu le sais donc, toi ?

– Pardienne !

– T’es donc malin, toi ?

– On le dit.

– Et comment est-il le fin mot ?

– Voilà la chose, les petites mères : ce jeune homme qui donne le bras à maman Fipart, c’est son neveu, le propre fils de la défunte sœur de la vieille.

– Ah ! dit-on à la ronde.

– Mais, continua le gamin, la vieille est une sournoise et elle avait une paillasse.

– As-tu fini ? fit-on avec incrédulité.

– Le mari a su ça, et il a fait la paix avec sa femme par l’entremise de son neveu, qui est un malin…

Tandis que cette version du jeune chiffonnier rencontrait quelques incrédules, Rocambole et maman Fipart entraient dans le logis.

L’ancienne demeure de maman Fipart était fort délabrée ; mais le regard de Rocambole fut attiré sur-le-champ par une trappe mobile qui recouvrait l’entrée d’une cave. Il prit l’anneau de fer enchâssé au milieu et souleva la trappe.

– Tiens ! dit-il en apercevant une sorte d’abîme dont l’obscurité ne permettait pas de mesurer la profondeur, il n’y a donc pas d’escalier à ta cave ?

– Non, mon petit.

– Comment y descend-on ?

– Avec une échelle.

Et maman Fipart indiqua du doigt une échelle dressée contre le mur, derrière son lit.

– Faut que je voie ça, dit Rocambole.

Il alla fermer la porte et tira un méchant rideau qui pendait devant l’unique croisée du taudis, afin d’intercepter les regards des curieux, si toutefois il y en avait au-dehors. Puis il prit l’échelle et la plongea dans le trou noir.

– Allume-moi ta lanterne, dit-il, je vais aller voir ta cave.

– C’est une drôle d’idée, répéta maman Fipart.

– Soit, mais je veux voir.

Et Rocambole, armé de la lanterne, descendit dans le caveau.

Le caveau avait dix pieds de profondeur environ ; il avait deux mètres carrés et un soupirail qui y laissait pénétrer, au rez du sol des maisons, un peu d’air. Il y faisait un froid glacial et on y respirait une atmosphère humide. Un monceau de chiffons, d’étoffes et de papiers était rangé dans un coin. Dans le coin opposé se trouvait un grand tonneau vide et défoncé.

Rocambole posa sa lanterne sur le tonneau et examina la cave attentivement.

– Ma foi, se dit-il, je ne sais trop ce que sir Williams veut faire de cette cave, mais je présume qu’il s’y passera une scène qui fera quelque bruit ; or, comme il faut avoir pour principe de ne jamais initier le public à ses affaires, je vais boucher le soupirail et le bruit n’arrivera point au-dehors ; de cette façon, tout se passera en famille.

Il roula le tonneau au-dessous du soupirail pour s’en faire un marchepied convenable, puis il prit une brassée de chiffons et les tassa vigoureusement à l’entrée du trou, de façon à en faire une sorte de bourrelet qui interceptât tout bruit au passage, ce bruit fût-il des cris de rage et de détresse.

– Qu’est-ce que tu fais donc là-bas ? demandait maman Fipart.

– Je fouille dans les chiffons pour voir si tu n’as pas un magot, répondit-il en riant.

Le soupirail hermétiquement fermé, Rocambole allait remonter lorsqu’il fut frappé de l’humidité extraordinaire des murs et remarqua même comme un léger filet d’eau qui suintait à travers les pierres disjointes.

– Maman, cria-t-il, descends donc un peu, ça me paraît drôle, ça.

– Quoi donc, fit maman Fipart, qui s’aventura sur l’échelle à moitié pourrie, et descendit dans le caveau.

– Qu’est-ce que cette eau ?

– Ça, dit maman Fipart, ça vient d’un tuyau de conduite en zinc qui passe dans le mur.

– Et où va-t-il, ce tuyau ?

– Il alimente la fontaine qui est au milieu de la cité. Quelquefois, il y a de légères filtrations. L’année dernière, le propriétaire l’a fait réparer plusieurs fois.

– À quel endroit du mur penses-tu qu’il soit ?

– Tout en haut de la voûte.

Et maman Fipart étendit la main dans la direction de la trappe.

– Ma parole d’honneur ! murmura Rocambole, je ne sais pas quelle est l’idée de sir Williams, mais il m’en vient une fameuse, à moi…

Et il reprit tout haut :

– Tu n’as pas une bêche en haut ?

– Non.

– Un marteau et un ciseau à froid, alors ?

– Non, mais j’ai une espèce de tringle de la grosseur du bras, pointue par le bout.

– Va la chercher.

Maman Fipart remonta et jeta, un instant après, une sorte de levier en fer, comme ceux dont se servent les ouvriers paveurs et terrassiers. L’ex-chiffonnière l’avait trouvé dans la rue, quelques jours auparavant, en rentrant chez elle un matin, et elle s’était dit :

– Il y a bien là huit livres de fer, et le fer, ça se vend. Emportons-le.

L’arrivée de Venture et la subite opulence de maman Fipart avaient empêché de négocier cette valeur mal acquise.

Rocambole remonta sur le tonneau, s’arma du levier et l’introduisit entre deux pierres mal jointes. Puis il exerça habilement une pesée vigoureuse, et l’une des deux pierres se détacha de la voûte et tomba sur le sol. Alors, l’élève de sir Williams, à qui, décidément, tout réussissait, aperçut un tuyau en zinc de la grosseur du bras : il avait descellé la pierre à l’endroit même où il avait remarqué une légère filtration, il en eut bientôt découvert la cause première. Il existait dans le tuyau un trou de la grosseur d’une épingle, et par ce trou il s’échappait un mince filet d’eau.

Rocambole laissa sa lanterne sur le tonneau et remonta dans le taudis de maman Fipart.

Maman Fipart avait sous son lit une caisse dans laquelle se trouvaient divers objets provenant de ses vols ; parmi eux, Rocambole trouva cet outil qu’on nomme une tarière, sorte de grosse vrille qui fait un trou de la dimension d’un goulot de bouteille, environ. Rocambole s’en empara, redescendit dans la cave, se hissa de nouveau sur le tonneau et plaça la pointe de sa tarière sur le tuyau en zinc. Au bout d’un moment, le trou, qui avait la dimension d’un trou d’aiguille, fut large à y passer le doigt ; il s’en échappa un jet d’eau semblable à celui d’un robinet de bains.

Alors, Rocambole tira sa montre.

– À dix heures du soir, dit-il, il y aura quatre pieds d’eau dans la cave, à minuit, il y en aura six, au point du jour, la cave sera pleine.

Et il replaça la pierre, de façon à étouffer le bruit de l’eau qui, en coulant, se dispersa entre les fentes de la voûte.

Puis il remonta et dit à maman Fipart :

– Allons-nous-en, maintenant.

– Qu’est-ce que tu as donc fait, là-bas ?

– J’ai préparé un bain.

– Pour qui ?

– Pour Venture.

Maman Fipart eut un léger frisson, car elle se souvint de ce bain forcé que lui avait fait prendre Rocambole quelques jours auparavant. Aussi ce ne fut point sans une certaine volupté qu’elle rouvrit la porte de son taudis et remonta dans le fiacre qui stationnait à l’entrée de la cité.

Le jeune chiffonnier était toujours chez le marchand de vin.

– Est-ce que tu ne paies rien ? dit-il à Rocambole.

– Parbleu si, répondit le marquis. Et il lui dit à l’oreille, tandis qu’on leur servait de l’eau-de-vie :

– Je t’avais bien dit que ma tante avait un magot.

– Vrai, elle en avait un ?

– Dans sa cave. Nous venons de l’effaroucher.

Rocambole employait une expression bien connue dans le monde des voleurs pour dire que le trésor avait été déterré.

– Je n’ai pas de chance, murmura naïvement le gamin ; j’aurais dû m’en douter et faire le coup la nuit dernière.

– Farceur ! dit Rocambole, qui paya et remonta dans le fiacre.

– Où allons-nous maintenant ? dit la vieille.

– Tu vas au Gros-Caillou.

– Et toi ?

– Moi, je te conduis jusqu’à la Madeleine : j’ai affaire par là.

Le fiacre partit au trot de ses deux rosses.

Quand il eut atteint la rue Tronchet, Rocambole descendit.

– Maintenant, dit-il à maman Fipart, écoute bien. Ce soir, à neuf heures, tu t’en retourneras à pied à Clignancourt.

– Encore !

– Et tu m’attendras. Seulement, tâche qu’on ne te voie pas entrer.

– Et puis ?

– Je te dirai alors ce que nous ferons de Venture.

– Mais si je le vois avant ?

– Tu ne le verras pas.

– Il m’a pourtant dit hier…

– Ça ne fait rien. Il ne viendra pas. Adieu. À ce soir.

Et Rocambole s’en alla et gagna la rue de Surène, où il fit un bout de toilette pour rentrer chez lui.

– Eh bien ! mon oncle, dit le faux marquis de Chamery à sir Williams, maman Fipart a une cave, une belle cave dont on peut faire une baignoire.

Sir Williams tressaillit.

Alors Rocambole lui fit une minutieuse description des lieux, et ajouta :

– Je ne sais pas quelle est ton idée, mais je crois que la mienne n’est pas précisément mauvaise.

L’aveugle écrivit sur son ardoise :

– Ton idée a cela d’heureux qu’elle se combine parfaitement avec la mienne.

– Ah ! tu trouves ?

– Et, puisque tu as songé à faire prendre un bain à Venture, je vais te donner le moyen d’en finir également avec Zampa et maman Fipart.

– Tu es un amour d’oncle, murmura Rocambole avec admiration.

Sir Williams reprit son crayon et écrivit rapidement.

Penché sur son épaule, Rocambole lisait à mesure qu’il écrivait.

L’aveugle développa son plan ténébreux et termina par ces deux mots :

– Comprends-tu ?

– Parfaitement.

Alors sir Williams passa sa manche sur l’ardoise et effaça tout.

À six heures précises, Rocambole était de retour rue de Surène, et, sous la perruque blonde de l’homme à la polonaise, il donnait audience à Zampa.

– Comment va le duc ? demanda-t-il.

– Très mal, répondit le valet. On a jugé l’amputation du bras nécessaire. L’avis des médecins est partagé, du reste. L’un prétend qu’il n’y a plus d’espoir, les deux autres espèrent encore.

– Quel est celui qui n’espère plus ?

– Le docteur B…

– Ah !… pensa Rocambole, il est rare que celui-là se trompe. Ce pauvre duc est flambé ! Aussi, pourquoi diable voulait-il épouser Conception ?

Et Rocambole dit au Portugais :

– Maître Zampa, le personnage mystérieux qui veut épouser Mlle de Sallandrera, et dont je suis moi-même l’humble serviteur, m’a chargé de vous dire qu’il était content de vous. Aussi, vous serez intendant…

– Dites-vous vrai ? s’écria le Portugais.

– Le lendemain du mariage, vous serez installé. Mais, en attendant, et pour vous encourager, je suis chargé de vous remettre ces trois billets de mille francs, à titre d’épingles .

Rocambole ne put résister au plaisir de faire un mot.

– Ce sont des épingles, pour une épingle bien placée, dit-il en faisant allusion à celle qui avait déchiré la main de M. de Château-Mailly. Puis il ajouta :

– On attend de vous un dernier service.

– Je suis prêt. Que faut-il faire ?

– Oh ! fit négligemment Rocambole, on vous chargera ce soir de régler un compte avec ce prétendu cocher qui a failli tout gâter.

– Faut-il l’expédier ?

– Justement.

– Où et quand ?

– Trouvez-vous dans trois heures, c’est-à-dire à neuf heures précises, dans le chemin de ronde de la barrière Blanche. J’y serai et je vous conduirai où il faut aller.

– C’est bien, dit Zampa, j’y serai.

– Et prenez votre meilleur couteau catalan, acheva Rocambole.

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