XXIV

Vers neuf heures du matin, le lendemain, sir Williams, qui avait peu dormi durant la nuit, entendit le pas de Rocambole résonner dans la pièce qui précédait sa chambre à coucher. Le faux marquis de Chamery entra et vint s’asseoir sur le pied du lit de son digne professeur.

– Mon oncle, lui dit-il, lorsque j’ai eu le bonheur de te retrouver, il y a quelques mois, sous les oripeaux d’un sauvage, je te fis, si tu t’en souviens, un petit discours fort sensé.

Ce début de Rocambole intrigua si fort sir Williams, que le visage de l’aveugle exprima la plus grande surprise.

– Si tu te rappelles, mon oncle, poursuivit Rocambole, je te prouvai clair comme le jour que, malgré ton génie – car tu as du génie, mon vieux –, tu avais toujours fait fausse route…

– C’est vrai, fit sir Williams d’un signe de tête approbateur.

– Et que toutes tes belles combinaisons n’avaient abouti qu’à te faire couper la langue et crever les yeux par Baccarat, puis tatouer par les sauvages de l’Australie.

– C’est encore vrai, exprima le visage de sir Williams.

– Or, si tu as bonne mémoire, je te prouverai sur-le-champ quelle était la cause unique de tous tes malheurs.

Ici, sans doute, les souvenirs de sir Williams furent infidèles, car il parut de plus en plus surpris.

– Cela provenait, poursuivit Rocambole, de ce que tu avais lu la Cuisinière bourgeoise, et que tu étais imbu de ce préjugé que, pour faire un civet de lièvre, il faut un lièvre.

Probablement ces derniers mots de Rocambole achevèrent de piquer au vif sir Williams, car il prit son ardoise et écrivit cette phrase que terminait un point d’interrogation :

– Me feras-tu enfin, drôle, le plaisir de t’expliquer, et cesseras-tu de t’exprimer par sentences comme Sancho Pença  ?

– Les proverbes sont la sagesse des nations, murmura Rocambole d’un air railleur. (Puis il ajouta :) Eh bien ! oui, mon pauvre vieux, je soutiens mon dire. Si tu n’avais pas lu la Cuisinière bourgeoise, au lieu de te nommer aujourd’hui Walter Bright le mutilé, tu serais le vicomte Andréa, l’heureux époux de madame la comtesse Jeanne de Kergaz, veuve en premières noces de ton noble frère Armand.

Sir Williams eut un geste de colère et d’impatience.

Rocambole poursuivit :

– Pour faire le mal, tu as pris des coquins, au lieu de confier tes affaires à d’honnêtes gens. C’est pour cela que tu es l’aveugle Walter Bright et que je suis, moi, le brillant marquis de Chamery.

La colère et l’impatience de sir Williams semblèrent s’accroître.

– Eh bien ! reprit Rocambole, cette rude leçon ne t’a pas corrigé, et tu es retombé dans ton système vicieux, et il a tenu à un fil, cette nuit, que je n’épousasse jamais Conception et que j’allasse déshonorer au bagne le noble et vieux nom des Chamery, mes ancêtres.

Ces dernières paroles firent tressaillir sir Williams, qui écrivit :

– Que me chantes-tu là et qu’est-il donc arrivé ?

– Tu te souviens de Venture ?

– Oui, fit l’aveugle. Est-ce que tu l’as vu ?

– J’ai vu bien autre chose, comme tu vas en juger, ricana le faux marquis.

Et il raconta de point en point à sir Williams tout ce qui s’était passé, tout ce que Venture avait fait et quel danger ils avaient couru.

Sir Williams écoutait en frissonnant, et Rocambole aperçut quelques gouttes de sueur qui perlaient à son front.

– Or, acheva-t-il, suppose un moment que Venture nous eût devancés de vingt-quatre heures, qu’il eût trouvé les deux lettres un jour plus tôt avant que le duc n’eût le charbon, avant que Conception ne fût partie, étions-nous frais, hein ?

Sir Williams se mordait les lèvres jusqu’au sang.

Rocambole termina son récit par la manière dont il s’était emparé de Venture et l’avait conduit rue de Surène.

– Et tu l’y as laissé ?… demanda sir Williams.

– Pieds et poings liés, et un mouchoir dans la bouche.

Sir Williams se prit à rire.

– Tu comprends, poursuivit Rocambole, que je ne voulais pas permettre à un gaillard de cette trempe de courir Paris en liberté jusqu’à ce soir.

– Et qu’en veux-tu faire ce soir ?

– Ah ! voilà, dit Rocambole, ce qui est encore à l’état obscur dans mon esprit, et j’ai pensé que tu me donnerais le moyen de combiner.

– Combiner quoi ?

– Dame ! fit Rocambole, il me semble qu’il serait bon de nous débarrasser de lui une fois pour toutes.

– Oui, répondit sir Williams d’un signe de tête.

– Et j’ai eu l’idée de ne pas lui souffler un mot de mon entrevue avec cette bonne maman Fipart.

– Très bien.

– J’ai eu l’air de lui laisser entendre que, puisque maman Fipart voulait m’envoyer à l’échafaud, je voulais, moi, lui ménager un tour de ma façon.

– Et ce tour ? demanda sir Williams.

– Ah dame ! répondit le faux marquis de Chamery, j’ai pensé que tu le trouverais, toi.

Sir Williams parut réfléchir.

– Connais-tu le logement que la veuve Fipart avait à Clignancourt ?

– J’en ai vu la porte.

– Mais tu n’es pas entré ?

– Non.

– Si ce logement est pourvu d’une cave, ce qui est probable, car tous les chiffonniers ont une cave pour leurs guenilles…

– Eh bien ? fit Rocambole.

– J’ai ton affaire, écrivit sir Williams.

– C’est-à-dire le moyen de me débarrasser de Venture ?

– Précisément.

Rocambole se gratta le front.

– Dis donc, mon oncle, murmura-t-il, sais-tu que je suis dans une position embarrassante vis-à-vis de Zampa ? Il veut être absolument l’intendant de celui qui épousera Conception.

Sir Williams haussa les épaules.

– Est-ce que tu ne trouverais pas moyen de faire coup double ?

Sir Williams hocha affirmativement la tête.

– Et puis, continua Rocambole, hier soir, dans un premier moment d’effusion, bien pardonnable après tout puisqu’elle m’a élevé, j’ai promis à maman Fipart de lui donner une maison… Ça m’embête !

Le mauvais sourire de l’aveugle reparut dans toute sa hideuse expression. Puis sir Williams écrivit : – Je m’aperçois des progrès que tu as faits. Tu commences à devenir un homme raisonnable et sage.

– Ah ! tu trouves ?

– Et, continua l’aveugle, j’espère bien, d’ici à ce soir, avoir imaginé un joli petit drame à trois personnages. Mais pour que la pièce marche bien, il me faut une connaissance exacte du théâtre sur lequel elle doit être représentée. Écoute-moi bien…

– J’écoute, mon oncle.

– Tu vas aller chez maman Fipart, rue de l’Église, au Gros-Caillou.

– Très bien.

– Tu la conduiras à Clignancourt et tu l’y laisseras.

– Diable !… et si elle a des soupçons…

– Mets-lui vingt-cinq louis dans la main ; ou plutôt non… ramène-la de Clignancourt, de façon que toute la population des chiffonniers vous voie partir.

– Et puis ?

– Et puis, selon la disposition des lieux, on verra.

– Mais, dit Rocambole, que dirai-je à maman Fipart pour la conduire à Clignancourt ?

– Tu lui as promis une maison, n’est-ce pas ?

– À cinq étages, s’il vous plaît.

– Promettre n’est pas tenir.

– N’importe ! j’ai promis…

– Eh bien ! prends les Petites-Affiches… Tu auras du malheur si tu ne vois pas quelque maison à vendre du côté de Montmartre. Vous irez visiter la maison. Tu mettras l’eau à la bouche de maman Fipart et tu lui diras alors : « Je veux bien te donner la maison, maman, mais j’y mets une condition : tu vas m’aider à périr Venture. » Alors, tu la questionneras. Si elle n’a pas de cave à Clignancourt, il est inutile d’y aller.

– Que ferai-je alors ?

– Tu reviendras me trouver et nous verrons.

– Est-ce tout ce que tu as à me dire ?

– Mon Dieu, oui. Cependant, tâche d’avoir des nouvelles de l’hôtel de Château-Mailly.

– C’est facile, Zampa viendra rue de Surène à dix heures. J’y cours, ajouta Rocambole.

Et le faux marquis de Chamery quitta sir Williams et courut, en effet, rue de Surène, où il redevint l’homme à la polonaise et aux cheveux jaunes.

Zampa arriva bientôt. Rocambole le reçut dans la salle à manger, de façon que l’infortuné Venture, qu’il avait enfermé dans le cabinet de toilette, pièce située à l’autre extrémité de l’appartement, ne pût rien entendre de leur conversation.

– Eh bien ? fit Rocambole.

– Le cheval vient de mourir.

– Ah !… et le duc ?

– Le duc a la fièvre et un commencement de délire.

– Bravo !

– Au point du jour, il avait le bras tellement enflé, qu’il a envoyé chercher son médecin.

– Et le médecin est venu ?

– Sur-le-champ.

– Qu’a-t-il dit alors ?

– D’abord, il a été fort étonné et a paru ne pas comprendre le mal du duc ; mais en ce moment, le vétérinaire est entré et a dit : « Monsieur le duc, votre cheval est bon à abattre, il a le charbon. » Ces paroles ont été pour le docteur un trait de lumière. Il a demandé quelques renseignements et il a appris que le duc s’était piqué, le matin précédent, avec une épingle, et que, ensuite, il avait visité plusieurs fois son cheval et l’avait caressé à différentes reprises.

– Le duc a-t-il entendu cela ?

– Non, c’est moi qui ai donné les détails au docteur.

– Et qu’a-t-il dit, le docteur ?

– Il a envoyé chercher sur-le-champ deux de ses collègues, les docteurs R… et B…

– Peste !… murmura Rocambole, deux lumières de la science !

– Les trois docteurs sont entrés en consultation.

– En connais-tu le résultat ?

– Non ; mais on a mandé en toute hâte l’oncle maternel du duc, M. le curé de l’église Saint-L…, et sa sœur, la marquise de Rotry, ses seuls parents. La marquise et le curé sont accourus ; mais lorsqu’ils sont arrivés, M. le duc avait déjà le délire. Les médecins ont parlé de lui couper le bras.

– Flambé ! murmura Rocambole.

– Vous n’avez rien à m’ordonner ?

– Rien, si ce n’est de revenir ici ce soir.

– À quelle heure ?

– À huit heures précises.

Zampa s’en alla, et Rocambole retourna dans le cabinet de toilette. Venture était couché sur le dos, les pieds et les poings liés.

– As-tu faim, mon vieux ? lui dit l’élève de sir Williams.

– Oui, fit Venture d’un signe de tête.

– Eh bien ! je vais te donner un verre de malaga et un biscuit. C’est tout ce que je possède ici. Mais rassure-toi, ta captivité finira ce soir, et demain je te donnerai cinquante mille balles et un passeport pour l’Amérique.

– Vrai ? fit Venture, dont l’œil étincela.

– Oui, si tu me débarrasses de maman Fipart.

– Oh ! la vieille coquine ! je lui tordrai le cou un peu proprement, soyez tranquille.

Pendant qu’ils échangeaient ces quelques mots, Rocambole avait délié les mains de Venture, à qui il avait précédemment ôté son bâillon, et ce dernier s’était mis sur son séant et trempait des biscuits dans un verre de vin que venait de lui verser son gardien.

– Est-ce fini ? dit Rocambole.

– Dame ! je ne bouderais pas devant une côtelette ou une tranche de roastbeef.

– Je le crois ; mais je n’ai point le temps de te l’aller chercher. Allons, donne tes mains…

– Comment ! vous allez encore m’attacher ?

– Parbleu !

– Mais je ne veux pas m’échapper, dit Venture, je préfère les cinquante mille balles…

– Je le crois. Cependant…

– Vous vous défiez de moi, hein ?

– Presque pas ; mais enfin, je vais toujours te bâillonner.

– Encore !… oh ! non, par grâce, dit Venture, ça m’étouffe…

– Ce n’est pas que je craigne qu’on t’entende crier, mon bonhomme, car cette pièce où nous sommes est bien fermée par de bonnes portes rembourrées qui ne laissent échapper aucun son ; mais tu serais homme à essayer de couper tes liens avec tes dents… Allons, sois gentil !

Et Rocambole garrotta et bâillonna de nouveau Venture. Ensuite, il s’habilla modestement, comme un ouvrier endimanché, et quitta la rue de Surène après avoir mis toutefois dans sa poche la clef du cabinet de toilette dans lequel se trouvait Venture.

Le faux marquis de Chamery prit un fiacre dans le faubourg Saint-Honoré, un vrai fiacre à deux petites rosses bretonnes, avec un cocher ivre et malpropre, et tout en ayant un air honnête et candide, il se fit conduire au Gros-Caillou.

Maman Fipart, attablée près de son feu, sa boîte d’argent placée à côté d’elle, prenait son café au lait lorsque son fils d’adoption entra. Rocambole lui sauta au cou, et l’horrible vieille reçut son accolade avec une effusion toute maternelle.

Rocambole tira un papier de sa poche.

– Tiens, dit-il, voilà les Petites-Affiches. Il y est question d’une maison à Montmartre, à vendre à l’amiable : quatre-vingt mille francs… Ça te va-t-il ?

– Juste ciel ! exclama la vieille, est-ce que tu veux te moquer de ta mère, amour de drôle ?

– Tu te trompes, maman, dit Rocambole, et je ne me moque nullement de toi. Seulement, tu comprends, si je te donne une maison, c’est pour que tu sois reconnaissante.

– Oh ! jusqu’à la mort.

– Et que tu fasses quelque chose pour ton petit Rocambole.

– On fera tout ce que tu voudras.

– Tu ne tiens pas à Venture, hein ?

– Oh ! le gredin, le misérable !… qui voulait faire raccourcir mon enfant chéri !

– Alors, tu ne vois aucun inconvénient à lui jouer un mauvais tour ?

– T’es bête ! fit maman Fipart. Faut-il le faire cuire dans l’huile ?

– On verra… En attendant, mets ton chapeau et ton châle puisque tu es à présent une femme comme il faut, et viens avec moi.

– Voir la maison ?

– Pardienne !

– Et puis… après ?

– Après, nous parlerons de Venture.

Or, comme Rocambole avait un fiacre à la porte, dix minutes après, le faux marquis et la vieille étaient en route pour Montmartre. Une heure plus tard, ils avaient visité la maison, et Rocambole disait au concierge :

– Nous reviendrons demain matin et il est probable que nous ferons l’affaire.

Alors, maman Fipart dit à son fils d’adoption :

– Où allons-nous donc, maintenant ?

– À ton ancien bazar de Clignancourt.

– Pourquoi ?

– Pour voir comment il est.

– Est-ce que tu voudrais m’y loger de nouveau ?

– Farceuse ! dit Rocambole en jetant un regard affectueux à la vieille, te voilà propriétaire d’une maison à six étages.

– Qu’est-ce que tu veux donc que nous allions faire à Clignancourt ?

– C’est à cause de Venture.

Et Rocambole ajouta :

– Il y a une cave chez toi, n’est-ce pas ?

– Et une belle encore !

– Eh bien ! allons la visiter.

– Quelle drôle d’idée !

– Bah ! fit Rocambole, tu verras ce soir si elle est drôle, mon idée…

Et ils se mirent en route.

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