Le comte Artoff continuait à tracer son B majuscule sur le sable et ne paraissait point s’être aperçu de la présence du mulâtre.
Ce dernier s’était éloigné de quelques pas, sur un signe de la comtesse qui l’avait suivi.
L’émotion éprouvée par Baccarat fut, du reste, de courte durée.
La femme forte retrouva bientôt tout son sang-froid, toute sa présence d’esprit, et se mit aussitôt à la hauteur de la situation tendue et bizarre à la fois que les événements lui faisaient.
– Docteur, dit-elle au mulâtre, tout ce que vous me dites, tout ce que j’apprends, tout ce que nous découvrons ensemble est de la dernière étrangeté.
– Je suis de votre avis, madame.
– Nous ressemblons à des voyageurs perdus en un désert, au milieu de profondes ténèbres ; et cependant, il faut à tout prix que la lumière jaillisse.
– Il le faut, répéta Samuel Albot.
– Hier, poursuivit la comtesse, qui entraîna le mulâtre sur un banc de verdure et l’invita à s’asseoir auprès d’elle, hier, nous avons constaté, vous et moi, que vous aviez été volé.
– En effet, et le vol est manifeste.
– Ensuite, consultant vos souvenirs, interrogeant votre domestique, vous m’avez affirmé que, s’il y avait un coupable, c’était à coup sûr le marquis de Chamery ?
– Ce ne peut être que lui, car je me souviens à présent de la ténacité avec laquelle il m’interrogeait sur les effets de ma poudre javanaise.
– Enfin, ajouta Baccarat, vous venez aujourd’hui et vous constatez à première vue que la folie de mon mari n’a pas d’autre cause que l’effet de cette poudre.
– Le contraire m’étonnerait, madame.
– Alors, et avant d’en arriver à des rapprochements, laissez-moi vous dire ce qui m’est arrivé hier.
– En me quittant ?
– Oui, monsieur.
Le docteur regarda la comtesse avec un certain étonnement. Baccarat était fort calme et sa voix ne trahissait pas la moindre émotion.
– Docteur, reprit-elle, j’ai eu, hélas ! une trop grande célébrité, et Paris tout entier me connaît !…
– Madame, interrompit le docteur, Paris ne se souvient que de vos vertus.
– À l’heure qu’il est, monsieur, dit la comtesse, Paris me calomnie et me croit coupable.
– Paris se trompe.
Baccarat, d’un geste, imposa silence au docteur.
– Écoutez, dit-elle, un homme plus léger que coupable s’est vanté d’avoir été aimé de moi…
– Un lâche !
– Non, une dupe.
– Que dites-vous ? fit le docteur surpris.
– Hier, en vous quittant, poursuivit la comtesse, j’ai trouvé chez moi deux personnes, un homme et une femme. L’homme était celui que vous traitiez de lâche, la femme me ressemblait comme la goutte d’eau ressemble à la goutte d’eau.
– Est-ce possible ?
– Cette femme, qui a mon visage, ma taille, mon son de voix, avait consenti à jouer mon rôle.
Et Baccarat raconta au docteur son entrevue avec M. Roland de Clayet et Rebecca, et lui répéta textuellement leur récit à tous deux.
– Vous voyez bien, docteur, fit-elle en terminant, que M. de Clayet est une dupe et non un lâche, et que s’il y a un misérable dans toute cette affaire, c’est cet inconnu qui est allé chercher Rebecca, et en a fait l’instrument de ses abominables projets.
– Madame, dit le docteur, qui avait écouté fort attentivement le récit de Baccarat, cette femme a été conduite d’abord par l’inconnu dans un petit appartement qui paraissait être le sien ?
– Oui, monsieur.
– Et elle ne sait point dans quelle rue ?
– Non, mais elle prétend que ce devait être dans le quartier de la Madeleine.
– Rue de Surène, peut-être… Le marquis de Chamery y avait un pied-à-terre.
– Que dites-vous, monsieur ?
– Une sorte de petite maison où il recevait. Vous devinez qui ?
– Et où il était connu sous son nom ?
– Je ne crois pas. Il se nommait là M. Frédéric.
– Et vous y êtes allé ?
– Plusieurs fois.
– Mais c’est donc votre ami ?
– Non, pas précisément, mais je suis son médecin et j’ai soigné un homme qu’il affectionne beaucoup, un matelot anglais qui a été tatoué par les sauvages.
À ces derniers mots, Baccarat tressaillit de nouveau.
– Un matelot ! dit-elle, un homme tatoué…
– Oui, madame.
Et le docteur, avec cette vivacité d’imagination et de souvenir qui caractérise l’homme issu de la race blanche mélangée à la race noire, dépeignit alors si exactement le sauvage australien O’Penny, le prétendu matelot au visage hideusement brûlé et tatoué, à qui on avait coupé la langue et crevé les yeux, que Baccarat jeta un cri :
– C’est sir Williams ! dit-elle.
– Sir Williams ?… fit le docteur étonné, qu’est-ce que sir Williams ?
– Ah ! docteur, répondit Baccarat, vous dire ce que c’est que sir Williams, ce serait vous raconter une longue histoire, l’histoire de mes malheurs, l’histoire de mon repentir et de ma conversion, celle de ma vie tout entière, pour ainsi dire.
Et comme la surprise du docteur allait croissant, la comtesse ajouta :
– Qu’il vous suffise de savoir, docteur, que sir Williams est un de ces monstres dont le génie semble être la plus parfaite incarnation du mal, un de ces monstres qui ont commencé la vie par le parricide et la terminent sur l’échafaud. Ce ne sont point les sauvages qui ont mutilé et rendu muet sir Williams, acheva la comtesse d’une voix railleuse.
– Et qui donc, alors, madame ?
– C’est moi !
Baccarat prononça ces mots avec un calme qui donna le frisson au mulâtre.
– Vous, vous ? s’écria-t-il.
– Docteur, reprit-elle, plus tard vous saurez tout. Mais, aujourd’hui, cherchons la lumière, car nous sommes enveloppés de ténèbres.
– Je crois rêver, murmura le docteur.
Baccarat poursuivit :
– Sir Williams est né vicomte, il a été assassin, voleur, chef de bandits. L’un de ceux qui lui obéissaient jadis se nommait Venture. Un autre démon femelle avait nom : la veuve Fipart.
Le docteur ne put retenir une exclamation.
– Tenez, docteur, continua Baccarat, j’ai lutté pendant quatre années jour et nuit, corps à corps, astuce contre astuce, avec ce génie infernal, et j’ai fini par le vaincre. Cette lutte, ce combat terrible m’ont donné une clairvoyance extraordinaire, et l’habitude de reconstituer pièce à pièce la vérité mise en lambeaux, plongée dans l’obscurité la plus profonde. Avec sir Williams, il fallait profiter d’un indice insignifiant, surprendre un regard, analyser un sourire.
– Mais cet homme était donc un démon ?
– Oui, docteur. Il n’avait d’humain que l’apparence. Eh bien ! si le portrait que vous venez de me faire de ce matelot ne m’abuse point, si l’homme aveugle et mutilé que le marquis de Chamery confia à vos lumières est bien réellement sir Williams, je vais tout comprendre à l’instant. Le marquis de Chamery a été l’instrument de la vengeance de sir Williams. Il a perdu mon honneur, il a tué moralement mon époux. Seulement, ajouta Baccarat, comment admettre que le marquis de Chamery, un gentilhomme, un officier, un homme dont les états de service sont une longue nomenclature de hauts faits et de grandes actions, ait pu devenir l’instrument d’un misérable comme sir Williams ?
– Qui sait s’il n’a point été sa dupe ? fit le mulâtre.
– Ah ! docteur, dit vivement la comtesse, un honnête homme a beau être dupé, il ne se fait pas empoisonneur.
– Vous avez raison, madame.
– Donc, continua Baccarat, en partant toujours de cette double hypothèse que le matelot anglais n’est autre que sir Williams, que le voleur de la poudre javanaise est bien le marquis de Chamery, il nous faut rechercher quel intérêt particulier pouvait avoir ce dernier à se faire mon ennemi mortel… Là commencent les ténèbres, docteur…
– Mystère ! murmura le mulâtre.
Mais soudain un éclair traversa le cerveau de Baccarat et elle se frappa le front.
– Docteur, dit-elle, vous avez vu l’homme qui a survécu à ce drame inexplicable, que relate votre journal, ce drame qui a coûté la vie à cet homme qu’on nommait Venture et à cette vieille femme appelée maman Fipart ?
– Je l’ai vu, madame.
– Et, vous en êtes bien sûr, c’est bien le même valet qui se fit renverser par une voiture le jour où le poison vous fut volé ?
– C’est bien lui, madame.
– Eh bien ! dit Baccarat, c’est ici, je crois, que sommeille l’étincelle d’où jaillira la lumière.
– Vous croyez ?
– Cet homme qui, à n’en plus douter, était le complice de votre voleur, a été reconnu pour le valet de chambre de l’infortuné duc de Château-Mailly ?
– Du moins, le palefrenier malade l’a constaté.
– Très bien ! Le duc est mort il y a deux jours, n’est-ce pas ?
– Du charbon, qu’il s’est inoculé en caressant son cheval favori.
– Docteur, dit Baccarat, le duc est mort assassiné, empoisonné plutôt par la même main qui a frappé le comte Artoff et m’a frappée moi-même.
Le docteur fit un soubresaut.
– Écoutez, poursuivit Baccarat, je ne sais pas encore quel lien mystérieux il peut exister entre sir Williams, le marquis de Chamery et le valet de chambre de M. de Château-Mailly ; mais voici ce que je sais. Écoutez bien.
– J’écoute, madame.
– Si cet homme dont vous parlez, et qui a survécu au massacre accompli à Clignancourt, est portugais, s’il se nomme Zampa, il a déjà été le valet de chambre de don José d’Alvar.
– Cet Espagnol qui a été assassiné par sa maîtresse, il y a deux mois, au bal du général C… ?
– Précisément. Or, don José était le fiancé de sa cousine, doña Conception, la fille du duc de Sallandrera.
– Je l’ai ouï dire, madame.
– Pourquoi ce Zampa, poursuivit Baccarat, est-il entré, son maître mort, au service de M. de Château-Mailly, je ne sais encore ; mais voici une coïncidence bizarre. Don José était fiancé à mademoiselle de Sallandrera ; le duc de Château-Mailly aimait cette même Conception, il l’avait demandée en mariage, et au moment où j’ai quitté Paris, il attendait de Russie des papiers importants qui devaient lui assurer le consentement du duc de Sallandrera.
– Ah ! madame, s’écria le docteur effrayé, savez-vous que nous allons remonter bien haut pour trouver des coupables ?
– Écoutez, docteur, reprit Baccarat, nous sommes toujours dans les ténèbres, et savez-vous où est la lumière ?
– J’écoute, madame.
– Elle est dans la raison perdue de cet homme qui se nomme Zampa. Pensez-vous qu’on puisse le guérir ?
– Je le crois.
– Promptement ?
– Peut-être.
– Car, songez-y, docteur, si le matelot mutilé et sir Williams ne font qu’un, si le marquis de Chamery est son instrument, si la mort du duc de Château-Mailly est non point le résultat d’une fatalité terrible, mais d’un crime, les minutes valent des heures.
– Pourquoi, madame ?
– Parce que le génie de sir Williams ne s’arrête ni au déshonneur d’une femme, ni à un assassinat.
– Madame, dit gravement le docteur, vous avez une haute position dans le monde, beaucoup d’amis influents. Vous devez pouvoir beaucoup.
– Peut-être… dit Baccarat.
– Eh bien ! obtenez de l’autorité judiciaire, dans les mains de qui se trouve Zampa, qu’il me soit confié.
– Et vous le guérirez ?
– Je tâcherai, du moins. Je ferai l’essai sur lui d’un remède violent et terrible dont j’ai déjà fait usage sous les tropiques, un remède qui tue ou qui guérit. Si le fou résiste au traitement que je lui ferai subir, il sera guéri dans trois jours, il aura recouvré toute sa raison.
– Venez avec moi, dit la comtesse, qui fit quitter le jardin au docteur et le conduisit dans son boudoir.
Là, elle se plaça devant une table, et écrivit la lettre suivante :
« Monsieur le comte,
« Vous ne croyez pas à mon infamie, vous, ma bonne Cerise me l’a dit, car vous êtes un grand et noble cœur ; et je n’hésite point à m’adresser à vous.
« J’ai été la victime d’une abominable intrigue qui se rattache à d’autres crimes encore inconnus et que j’espère dévoiler bientôt.
« Mais pour me réhabiliter dans l’opinion, pour arriver à faire jaillir la lumière, il faut que vous m’aidiez, il faut que vous mettiez votre crédit à ma disposition.
« Je vous adresse le docteur Samuel Albot. Ne le questionnez pas, il ne pourrait vous répondre ; mais obtenez ce qu’il vous demandera.
« Votre servante,
« Comtesse ARTOFF. »
La lettre que Baccarat mit sous enveloppe et cacheta portait cette suscription :
À monsieur le comte Armand de Kergaz.
– Docteur, dit alors Baccarat, permettez-moi d’exiger de vous votre parole d’honneur que rien de ce que nous savons, ou plutôt de ce que nous supposons, ne sortira de votre bouche.
– Je vous la donne, madame, répondit Samuel Albot.
– Maintenant, prenez cette lettre, montez en voiture et rendez-vous rue Culture-Sainte-Catherine. J’enverrai chez vous, ce soir, pour connaître le résultat de votre démarche.
– Je vole, madame, dit le docteur, qui prit la lettre, baisa la main de la comtesse, monta en voiture et se fit conduire chez le comte de Kergaz.
Trois heures après, la comtesse Artoff reçut du docteur mulâtre le billet suivant :
« Madame la comtesse,
« M. de Kergaz m’a accompagné lui-même chez le juge d’instruction à qui l’affaire ténébreuse de Clignancourt est confiée.
« Ce magistrat, sur l’assurance que je lui ai donnée de tenir Zampa à la disposition de la justice, n’a point hésité à signer un ordre de mise en liberté provisoire. Le fou m’a été confié.
« Je suis allé le prendre moi-même à l’hospice Lariboisière ; il est chez moi maintenant, et, dès ce soir, je vais le soumettre à mon traitement.
« Sa constitution robuste me donne l’espoir qu’il résistera à cette terrible épreuve.
« Votre humble serviteur,
« DR SAMUEL ALBOT. »
– Ah ! murmura la comtesse après avoir lu cette lettre, si mes soupçons sont fondés, sir Williams, si réellement tu es revenu des terres australes guidé par le démon de la vengeance, tu me retrouveras préparée à une nouvelle lutte, et cette fois je ne te ferai pas grâce de la vie.
Baccarat se trompait, ce n’était pas de sa main que devait mourir sir Williams.