Le lendemain matin, le docteur Samuel Albot s’étant levé vers sept heures du matin, selon ses habitudes laborieuses, fit le tour de son grand jardin et, en rentrant, rompit la bande d’un journal judiciaire auquel il était abonné, et qui venait d’arriver.
Tout aussitôt son attention fut arrêtée par un assez long article, qui portait ce titre bizarre :
Un drame à Clignancourt
Cet article commençait ainsi :
« Depuis quelque temps, les crimes mystérieux, et qui déroutent les plus minutieuses investigations de la justice, semblent se multiplier.
« Il y a quelques semaines, nous racontions l’assassinat d’un courrier, assassinat commis en pleine forêt de Sénart, entre Melun et Paris, et enveloppé de circonstances étranges que l’autorité judiciaire n’a pu parvenir encore à expliquer. Aujourd’hui, c’est un événement plus extraordinaire encore, et sur lequel plane le plus profond mystère, que nous avons à enregistrer.
« Il y a à Clignancourt, derrière les buttes Montmartre, une agglomération de huttes, de cabanes, de constructions grossières élevées avec de vieux matériaux, qu’on nomme la cité des chiffonniers, et qui n’est peuplée, du reste, que par des gens exerçant cette modeste et parfois douteuse industrie.
« Une fontaine jaillit au milieu de la cité. Le tuyau de conduite de cette fontaine passe dans la voûte d’une cave à laquelle il communiquait d’ordinaire une très grande humidité.
« Hier matin, les habitants de la cité furent très surpris de voir d’abord que la fontaine ne coulait plus, ensuite qu’un large filet d’eau passait sous la porte d’un logement abandonné deux jours plus tôt par une chiffonnière qui était allée demeurer dans un autre quartier. Évidemment, le tuyau de conduite de la fontaine avait crevé et inondé la cave qui se trouvait au-dessous.
« On enfonça la porte du logement, et les premiers qui entrèrent reculèrent épouvantés.
« La trappe qui servait d’entrée à la cave était soulevée et livrait passage à l’eau qui débordait et coulait, mélangée d’une teinte rougeâtre qu’il était facile de reconnaître pour du sang.
« À l’orifice de la trappe on voyait un tonneau vide que l’eau avait soulevé et qui, maintenu à la surface, avait fini par arriver jusqu’au point central de la voûte, car la cave était ronde. Ce point central par où l’eau s’échappait, c’était la trappe elle-même.
« Il en était arrivé du tonneau ce qui advient d’un bouchon immergé dans une bouteille placée sous un robinet. À mesure que la cave s’emplissait, le tonneau était monté.
« Ceci n’avait donc rien de bien extraordinaire et ne fut point la cause de l’épouvante qui s’empara des personnes qui pénétrèrent dans le taudis.
« Accroupi au bord de la trappe, les pieds dans l’eau, la tête appuyée dans ses deux mains, ils virent un homme ensanglanté roulant des yeux hagards autour de lui. Ses vêtements étaient imbibés d’eau, un filet de sang lui coulait lentement du haut de l’épaule gauche, et c’était la vue de ce sang qui avait arraché un cri de frayeur aux premiers qui l’aperçurent. Les cheveux de cet homme, complètement noirs sur le sommet de la tête, étaient blancs comme neige sur les tempes.
« On est allé à lui, on l’a forcé à se lever, et on a voulu lui adresser quelques questions. Mais il a répondu par un éclat de rire et un refrain portugais.
« En même temps qu’on s’empressait autour de lui et qu’on arrêtait, au moyen d’un bandage, le sang qui coulait de sa blessure, un chiffonnier s’est avisé de retirer le tonneau qui masquait l’orifice de la cave. Mais tout aussitôt il a jeté un cri et reculé vivement.
« Un cadavre venait de monter à la surface de l’eau. Ce cadavre était celui d’une femme. Cette femme, on l’a reconnue sur-le-champ, c’était l’ancienne locataire du taudis, connue, à Clignancourt, sous la dénomination familière de maman Fipart.
« À la place de ce cadavre qu’on a retiré comme on venait de retirer le tonneau, on en a vu paraître alors un second. C’était le corps d’un homme de cinquante ans environ, assez gros, au teint coloré et qu’on a pareillement reconnu pour être l’individu qui était venu deux jours auparavant chercher la femme Fipart en la faisant passer pour sa mère.
« Sur-le-champ, et tandis qu’on prenait les mesures nécessaires pour arrêter les progrès de l’inondation, l’autorité a été avertie.
« Un commissaire de police est arrivé sur les lieux accompagné d’un médecin.
« Le médecin a constaté que l’homme dont le regard annonçait la folie, et dont les cheveux étaient blancs sur les tempes, devait avoir les mêmes cheveux entièrement noirs quelques heures auparavant ; qu’il avait dû soutenir une lutte terrible contre la mort ; que par l’état de ses vêtements il était facile de voir qu’il avait dû être précipité dans la cave après avoir reçu un coup de poignard, sans gravité du reste, et que c’était en se cramponnant au tonneau pour se maintenir à la surface et ne se point noyer qu’il avait dû, la cave débordant enfin, en sortir et soulever, par un effort suprême, la trappe qui, sans doute, était baissée.
« L’homme de l’art a ensuite reconnu que la femme, qui n’avait aucune blessure, avait péri par strangulation et n’avait dû être jetée que morte dans la cave.
« Enfin le second cadavre avait sous le sein gauche une large blessure qui a dû occasionner instantanément la mort, et qui paraît avoir été faite avec la lame d’un couteau, tandis que celle que l’homme encore vivant porte à l’épaule est triangulaire.
« Évidemment, un quatrième personnage a figuré dans ce drame, dont on ne s’explique ni les péripéties terribles ni le dénouement.
« Comment ces deux personnes, qu’on avait vues quitter la cité des chiffonniers pour n’y plus rentrer, sont-elles revenues pour y trouver la mort ? C’est ce qu’on ne sait pas jusqu’à présent.
« Quel est cet homme qui a survécu ?… Mystère !
« Seulement on s’est souvenu que, dans le courant de la journée précédente, l’infortunée maman Fipart était venue à Clignancourt, en compagnie d’un jeune homme de vingt-sept à vingt-huit ans, portant de petites moustaches blondes et se donnant comme son neveu. Ce dernier serait-il l’auteur de ce double assassinat ?
« Enfin, on a reconnu que le tuyau de conduite avait été crevé au moyen d’une tarière.
« La cave ayant été vidée à l’aide d’une pompe, on en a retiré un couteau catalan qui a été reconnu pour être l’arme qui avait donné la mort au gros homme.
« Mais quant à ce poignard triangulaire dont l’épaule du fou porte l’empreinte, on n’a pu le retrouver.
« Ce dernier a été pansé par le docteur, puis conduit provisoirement à l’hospice Lariboisière, où il sera de nouveau examiné par les hommes de l’art. On espère calmer son accès d’aliénation mentale et avoir par lui la clef de ce ténébreux et sanglant mystère.
« Quant aux deux cadavres, ils ont été envoyés à la morgue.
« On vient de constater l’identité du fou, grâce à un hasard étrange. Au moment où il est entré dans la salle de l’hospice où on lui préparait un lit, un malade s’est écrié :
« – Tiens ! c’est Zampa !
« – Qu’est-ce que Zampa ? lui a-t-on demandé aussitôt, tandis que le fou parlait et chantait en langue portugaise.
« – C’est le valet de chambre de M. le duc.
« – Quel duc ?
« – Le duc de Château-Mailly.
« Le malade est un palefrenier qui est sorti la semaine dernière de chez cet infortuné duc de Château-Mailly, dont nous avons annoncé la fin tragique, et il a positivement reconnu le fou pour être le valet de chambre du défunt.
« La justice poursuit ses investigations. »
La lecture de cet article devait impressionner le docteur Samuel Albot, et cela à deux points de vue. D’abord, il y était question d’un homme arrivant à la folie par la terreur, et le docteur était friand, qu’on nous passe le mot, de certains cas exceptionnels d’aliénation mentale tels que celui-là. Ensuite, le nom de M. de Château-Mailly, mêlé tout à coup à ce récit, devait achever d’éveiller sa curiosité. Comment, en effet, le valet de chambre du duc avait-il pu se trouver à Clignancourt, mêlé à un mystérieux assassinat, et cela au moment même, sans doute, où s’accomplissaient les funérailles de son maître ?
Le docteur consulta sa montre :
– Il est neuf heures, se dit-il, la comtesse Artoff m’attend à midi ; j’ai donc trois heures devant moi et j’ai le temps d’aller étudier ce nouveau cas de folie.
Le mulâtre appela son valet de chambre et demanda sa voiture. Un quart d’heure après, il prenait la route de la morgue. Il voulait y voir les cadavres de maman Fipart et de Venture.
Le docteur s’adressa au gardien de la morgue, déclina sa qualité de médecin, et fut admis en dedans du vitrage, de façon qu’il lui fût possible de bien examiner les deux cadavres.
Celui de maman Fipart, qui attira le premier son attention, portait au cou l’empreinte des doigts de Rocambole. Le docteur examina cette empreinte, et ne put s’empêcher de tressaillir.
– Cette femme, pensa-t-il, a été évidemment étranglée par un homme qui a vécu à New York ou à Philadelphie ; elle est étranglée à l’américaine… Un assassin vulgaire, acheva le docteur, n’aurait point appuyé savamment son pouce gauche sous la pomme d’Adam.
Puis il passa à Venture.
Le coup de couteau avait été donné d’une main ferme, de haut en bas, et il avait profondément pénétré dans la région du cœur.
– L’identité de celui-là vient d’être constatée, dit le gardien, qui accompagnait Samuel Albot.
– Ah ! et quand cela ?
– Ce matin même.
– Quel est cet homme ?
– Il a été reconnu par un détenu de Mazas, qui a fait trois ans de Poissy avec lui. C’est un ancien forçat dit Venture, dit Jonathas, dit Joseph Brisedoux. Il a été, il y a cinq ans, en qualité de valet de chambre, au service d’une dame qui était la maîtresse d’un grand seigneur, un vieux qui est mort… Ma foi ! le détenu qu’on a amené ici de Mazas, ce matin, a dit son nom et celui de la dame. J’oublie le nom, mais je sais qu’il avait son hôtel place Beauvau et que la dame demeurait rue de la Pépinière.
– Place Beauvau ? fit le docteur surpris.
– Oui, monsieur.
– Ne serait-ce pas le duc de Château-Mailly ?
– Oui, c’est bien ce nom-là, répondit le gardien.
– Voici, pensa Samuel Albot, un singulier rapprochement. Cet homme était le valet de chambre de la maîtresse du vieux duc, lequel a laissé sa fortune à son neveu, en dépit des espérances de la première, et l’autre, celui qui est fou et dont les cheveux ont blanchi, a été le valet de chambre du jeune duc, lequel vient de mourir pareillement.
Le docteur mulâtre quitta la morgue tout pensif et se fit conduire à l’hospice Lariboisière.
Le fou avait été transféré dans une petite salle où il était seul et sous la surveillance de deux infirmiers. Ce ne fut qu’après s’être nommé au directeur de l’hospice et avoir témoigné son désir d’étudier la folie du malade que Samuel Albot put arriver jusqu’à lui.
Le Portugais riait et chantait sans relâche, mais il ne parlait pas, ou, s’il prononçait quelques mots, c’était toujours en langue portugaise.
Le docteur l’enveloppa de son regard clair et sûr, et, soudain, il laissa échapper un cri de surprise. Il venait de reconnaître Zampa.
Or, Zampa, on s’en souvient, était ce même domestique en livrée qui s’était fait renverser un jour, dans le faubourg Saint-Honoré, par un timon de voiture, et cela à la porte du docteur, tandis que ce dernier causait avec le marquis de Chamery.
Le vol de la poudre de dutroa ne pouvait plus laisser subsister un doute dans l’esprit du docteur. Évidemment, si le marquis de Chamery était l’auteur du vol, Zampa avait été son complice.
Le docteur examina fort attentivement le fou et finit par dire à l’interne qui l’avait accompagné :
– La folie de cet homme n’a rien de grave, elle n’est que momentanée, et je me chargerais bien de le guérir, moi.
Puis il quitta l’hospice comme il avait quitté la morgue une heure plus tôt et se fit conduire rue de la Pépinière.
Midi sonnait comme la voiture du docteur entrait dans la cour de l’hôtel Artoff. Baccarat avait eu soin d’éloigner le médecin du comte, qui se trouvait absent de l’hôtel lorsque le mulâtre y arriva ; Baccarat accourut à la rencontre du docteur, lui prit la main et le conduisit dans le jardin.
– Venez, dit-elle, mon mari est là.
Le comte, assis sur un banc de verdure, fumait en traçant sur le sable, du bout de sa canne, un B majuscule qu’il effaçait et recommençait sans relâche.
Les fous feraient éternellement la même chose s’ils n’étaient détournés de temps à autre de l’occupation qu’ils ont choisie.
Le docteur mulâtre jeta sur lui un seul coup d’œil et demeura convaincu que la folie du comte n’avait d’autre cause qu’un empoisonnement par la poudre javanaise.
Baccarat le regardait et semblait se suspendre par avance aux lèvres du savant.
– Madame la comtesse, dit enfin Samuel Albot, je guérirai votre époux. Mais auparavant, laissez-moi vous faire une question.
– Parlez, monsieur.
– Le comte et vous, étiez-vous très liés avec le duc de Château-Mailly ?
– Oui, monsieur.
Samuel Albot tira un journal de sa poche et le tendit à Baccarat. C’était la feuille judiciaire qu’il avait lue le matin.
Baccarat lut à son tour, et manifesta une vive surprise à ce nom de maman Fipart, qui lui rappelait de si terribles souvenirs ; mais sa surprise fit place à de la stupeur lorsqu’elle arriva à ce post-scriptum annonçant que l’homme blessé avait été reconnu pour le valet de chambre de l’infortuné duc de Château-Mailly.
Et lorsque enfin le docteur lui eut dit :
– L’homme assassiné se nomme Venture, et le fou est ce même laquais qui feignit un évanouissement à ma porte le jour où on m’a volé la poudre rouge…
Alors la comtesse eut un frisson, et un nom glissa sur ses lèvres : « Sir Williams ! »