Avant même que le premier aboiement des chiens n’eût retenti, le faux marquis de Chamery avait sauté à bas de son cheval, tandis que M. de Sallandrera et le vicomte poussaient les leurs et s’élançaient au grand trot sur la pente rapide qui descendait dans le Ravin-Noir.
Sur un signe de lui, le piqueur, qui venait d’atteindre le couronnement du chemin, enfourcha le cheval du marquis et suivit son maître et le duc.
Le braconnier et Rocambole demeurèrent seuls un moment ; car le second piqueur ne s’était, à son tour, aventuré dans le sentier et n’avait commencé son ascension que lorsque le dernier chien eut disparu dans les profondeurs de la grotte.
Alors le faux marquis arma les deux coups du fusil suisse, à canons superposés, qu’il avait sur l’épaule, et il tourna ses regards vers le fond du ravin, dans lequel les trois cavaliers arrivaient en ce moment.
Le spectacle qui s’offrit alors à ses regards fut assez bizarre.
D’abord, il entendit un bruit étrange et caverneux sous ses pieds ; c’était la voix enrouée des mâtins se brisant et se répercutant à la fois sur les parois de la grotte et allant s’affaiblissant à mesure que la vaillante meute s’enfonçait dans les profondeurs du souterrain.
Puis tout à coup, à l’opposé, vers le nord, et du milieu de cette touffe de broussailles rabougries qu’avait indiquées Fabien du bout de sa cravache, le marquis vit surgir tout à coup, ainsi qu’une taupe gigantesque surgirait du milieu d’une prairie, une masse noirâtre qui bondit d’abord, s’arrêta, se dressa tout debout, puis s’arrondit en boule l’espace d’une minute, et enfin s’élança devant elle avec une agilité que ses formes épaisses étaient loin de laisser supposer.
C’était l’ours.
À la place même où il venait de se montrer tout à coup, le marquis vit apparaître successivement les huit chiens, qui, comme lui, s’arrêtèrent un moment, semblèrent hésiter, puis se réunirent et s’élancèrent côte à côte sur la voie, et cela si près les uns des autres qu’on les eût couverts au passage avec un manteau.
Le duc de Sallandrera, Fabien et le piqueur, qui se trouvaient alors à une centaine de mètres en arrière, piquèrent des deux et suivirent la chasse.
L’ours galopait comme un pur-sang anglais, et il avait pris sur les chiens une avance considérable.
Le faux marquis demeura debout, l’arme au bras, à la cime des rochers, pendant dix minutes environ ; puis, quand il eut vu la chasse, selon la prédiction de Fabien, tourner la montagne à l’extrémité du vallon et disparaître, il demanda au braconnier :
– Ne peut-il pas se faire que la bête fasse un crochet et revienne sur elle-même ? qu’au lieu de retourner gagner l’extrémité opposée du vallon, là-bas, afin de rentrer dans la grotte par le tronc de sapin, elle n’essaie d’y revenir par le chemin qu’elle vient de suivre ?
– Cela m’étonnerait, dit le braconnier… mais enfin c’est possible.
– Eh bien ! dit Rocambole, allez donc vous poster là-bas, vous qui êtes un bon tireur.
– Où cela, monsieur ?
– À dix mètres des broussailles. Si l’ours revient par là, vous lui camperez une balle.
– Et moi ? demanda le piqueur.
– Toi, mon garçon, dit le marquis, tu vas demeurer ici en vedette.
– Mais où monsieur le marquis va-t-il donc se mettre ?
– Oh ! moi, répondit Rocambole en riant, j’ai mon idée.
Et le faux marquis, plaçant son fusil sur l’épaule gauche, s’aventura dans l’étroit sentier taillé dans le roc, et le descendit avec la hardiesse d’un montagnard jusqu’à l’entrée de la grotte. Là, il s’assit fort tranquillement sur le tronc de sapin qui servait de pont et reliait les rochers au chemin pratiqué de l’autre côté du torrent. Puis il plaça son fusil à côté de lui, ainsi que ce joli poignard qui avait déjà pratiqué quelques boutonnières ; et là, les jambes croisées, comme s’il eût été nonchalamment assis devant Tortoni, un soir de printemps, à l’heure où passent, en jouant de la prunelle, des sylphides un peu douteuses, il s’adressa le petit discours suivant :
– Rocambole, mon ami, il ne faut point vous dissimuler un seul instant que, de quelque part que lui vienne l’assistance surnaturelle, du ciel ou de l’enfer, l’homme doit cependant s’aider un peu lui-même. Or, s’il est vrai que le diable, votre protecteur, vous traite comme son cousin et se soit un peu mêlé de votre jeu en biseautant vos cartes à son idée, il n’en est pas moins vrai non plus que vous devez, quand même, jouer sérieusement votre petite partie. Il est à peu près certain que vous épouserez Mlle de Sallandrera, et que vous mourrez sur le tard dans une peau confortable de Grand d’Espagne pas mal de fois millionnaire ; mais enfin, comme la vie ressemble à une partie d’écarté, que même quand on a tous les atouts dans la main on peut cependant avoir un moment d’absence et écarter le roi ; qu’enfin il suffit d’un point pour perdre, et que ce point pourrait, dans votre partie, s’appeler la comtesse Artoff, il est toujours bon de brusquer les choses, comme dit sir Williams. Baccarat serait femme à tenir le jeu du marquis de Chamery, mais elle n’osera pas faire banco au gendre de M. de Sallandrera.
On le voit, Rocambole raisonnait serré. Il poursuivit, après avoir roulé une cigarette entre ses doigts, habitude qu’il prenait en vue de sa grandesse future :
– Or, je connais Fabien. Fabien est avant tout un homme poli ; si bon que soit son cheval, il aura soin de laisser le duc le distancer et serrer la chasse de près. Le piqueur aura reçu le même ordre. Le duc, malgré ses soixante-huit ans, est très bon cavalier, et il est enthousiaste comme tout Méridional ; mais, comme tout Méridional aussi, il manque de sang-froid. Il tirera mal la bête, la blessera assez grièvement pour la mettre en fureur, pas assez pour qu’elle demeure hors de combat, et j’aurai du malheur si je ne retire pas mon beau-père sain et sauf, ou tout au plus un peu meurtri des griffes de l’ours.
Ce monologue que Rocambole s’était débité à lui-même fort sérieusement prouvait, une fois de plus, la confiance aveugle que ce bandit avait en son étoile.
Habitué depuis son retour en France à triompher, le drôle avait fini par se persuader que la Providence se mêlait de ses affaires à ce point de lui envoyer tout ce qu’il désirait et de faire naître tout exprès pour lui la circonstance sur laquelle il comptait. Or, cette fois encore, l’événement semblait vouloir lui donner raison.
Le faux marquis roulait sa sixième cigarette, quand la voix des chiens, qu’il n’entendait plus depuis longtemps, vint frapper son oreille et le fit se dresser tout debout en même temps qu’il saisissait son fusil.
À l’extrémité du ravin, vers le sud, un point noir venait d’apparaître qui bondissait avec une effrayante agilité.
C’était l’ours.
L’ours avait exécuté de point en point les manœuvres indiquées par Fabien. Il avait tourné la montagne, tenu la plaine un moment, puis il s’était élancé résolument dans le ravin, dédaignant de s’enfoncer dans le bois de sapins et suivant fort tranquillement le sentier qui aboutissait au tronc d’arbre.
Les chiens suivaient à petite distance ; derrière les chiens, un cavalier galopait ventre à terre.
Rocambole reconnut sur-le-champ le duc de Sallandrera.
L’hidalgo devait ensanglanter sans pitié les flancs de sa monture, car Rocambole, immobile à son poste d’observation, put remarquer bientôt qu’il gagnait du terrain sur l’animal et sur les chiens.
À trois cents mètres du pont de sapin, le duc avait distancé les chiens ; à cinquante mètres, il ne se trouva plus qu’à vingt pas de l’ours.
Alors le bouillant vieillard passa la bride à son bras, épaula sa carabine et fit feu.
Soudain, l’ours fit un bond énorme, s’arrêta court ensuite, et, se dressant sur ses pattes, montra au chasseur le pelage gris de son ventre.
Le duc avait manqué l’animal de son premier coup de feu, et il avait toutes les peines du monde à calmer et à réduire son cheval, qui frissonnait entre ses jambes.
Cependant il épaula une seconde fois, une seconde fois le coup partit, la balle siffla, et l’ours roula dans la poussière en poussant de rauques hurlements.
Mais ces hurlements achevèrent d’épouvanter le cheval, que les deux coups de feu avaient si violemment ému.
La noble bête se cabra, volta sur elle-même, devint sourde à la voix, indocile à l’éperon.
En même temps l’ours, qui n’était que blessé, se relevait et fondait sur le cheval, qu’il frappait au poitrail d’un coup de sa terrible griffe, et le cheval tombait à la renverse, engageant sous lui son cavalier.
Deux minutes s’écoulèrent, qui furent une éternité pour M. le duc de Sallandrera.
Si brave que fût l’Espagnol, il n’en éprouva pas moins une terrible émotion en sentant la chaude haleine de la bête fauve, qui s’acharnait d’abord sur le cheval et allait ensuite l’étouffer dans ses larges pattes ou le broyer à coups de griffes.
Mais soudain un troisième coup de feu retentit, et l’ours, frappé une fois encore, abandonna sa première victime pour faire face à son nouvel adversaire.
Dans les mouvements convulsifs qu’il avait eus sous les coups de griffes de l’ours, le cheval, qui s’était cassé la jambe montoir de derrière en tombant à la renverse, avait fini par dégager son cavalier, que, pendant un moment, il avait à moitié étouffé de son poids. Le duc s’était redressé alors et, lâchant son fusil, il avait cherché son couteau de chasse à sa ceinture.
Mais le couteau de chasse était inutile, et l’ours avait fait volte-face.
Voici ce qui venait d’arriver.
Au moment où Rocambole avait vu le duc faire feu, l’ours tomber en hurlant et le cheval se cabrer, comme il était trop loin pour compter sur la rectitude de son coup de fusil, il avait abandonné son poste et s’était élancé vers le pont de sapin.
Puis, comme au moment où il allait y poser le pied l’ours renversait le cheval, le bandit comprit que c’en était fait du duc s’il hésitait une seconde, et il fit feu à son tour.
Mais il y avait près de cinquante mètres de distance entre l’arme et le but, et le faux marquis ne fut pas plus heureux que le duc.
L’ours, blessé pour la seconde fois, se releva plus furieux et se retourna vers lui.
Seulement Rocambole crut avoir le temps de traverser le torrent sur le tronc d’arbre, d’arriver ainsi sur l’autre rive, et de tirer l’ours à six pas.
Rocambole se trompait.
Le tronc d’arbre tremblait sous ses pieds, et cette légère oscillation le força à marcher prudemment et lentement, si bien que l’ours avait atteint l’extrémité opposée de ce pont d’un pied de large, que le marquis se trouvait encore au milieu.
Alors le duc de Sallandrera, qui avait ramassé son fusil et se hâtait de le recharger, fut témoin d’un grandiose et terrible spectacle.
Un spectacle qui dura deux secondes et qui fut un poème tout entier.
Au moment où l’ours s’engageait, marchant tout debout, sur le tronc d’arbre, Rocambole s’arrêtait et faisait feu de son deuxième coup.
En même temps l’horrible bête oscillait, chancelait, s’arrêtait l’espace d’un éclair et poussait un nouveau hurlement ; mais elle ne tombait pas et se remettait en marche, allant à la rencontre de l’imprudent qui n’avait plus le temps de reculer et de fuir.
Il est probable que Rocambole n’avait point compté sur cette dernière péripétie du drame qu’il avait osé rêver.
Mais un bandit de cette trempe avait vu la mort de près si souvent, qu’il n’était pas homme à perdre la tête.
Le marquis jeta son fusil, prit son poignard qu’il avait aux dents, et attendit l’ours de pied ferme.
Pendant une seconde encore, le duc frissonnant vit l’homme et l’animal, enlacés en une horrible étreinte, se balancer sur le tronc d’arbre au-dessus d’un précipice de vingt pieds de profondeur, puis il entendit un dernier hurlement suivi d’un cri de triomphe, et il vit cette masse compacte de l’homme et de l’animal se détacher en deux tout à coup.
L’ours, frappé au cœur par le poignard de son adversaire, avait distendu ses membres énormes, et il venait de tomber avec fracas dans le torrent, tandis que Rocambole demeurait debout sur le fragile théâtre de son triomphe.
Rocambole avait lutté corps à corps avec un ours, l’avait poignardé, en était quitte pour deux ou trois coups de griffe, sans aucune gravité, et il se trouvait avoir sauvé la vie du duc de Sallandrera.
Le faux marquis, après une minute d’immobilité qui lui permit de se remettre de son émotion, acheva de traverser le torrent et tomba dans les bras de M. de Sallandrera, qui l’appela : « Mon fils ! »
L’hidalgo, tout bouleversé, et d’une voix à peine intelligible, murmura en entraînant Rocambole loin du précipice :
– Ah ! tenez, mon enfant, mettez-vous à genoux et remerciez Dieu, qui vient d’exaucer mon vœu…
– Et quel vœu avez-vous donc fait, monsieur le duc ?
– Quel vœu ? dit le duc, dont l’émotion était au comble ; tenez, là, il y a deux minutes, quand le monstre vous tenait enlacé, j’ai demandé votre vie à Dieu, lui jurant que vous seriez mon fils.
– Votre… fils ?…
– Oui, dit le duc avec âme… je sais tout ; vous aimez ma fille, et elle vous aime.
Rocambole jeta un cri de joie, et le bandit, demeuré calme après avoir échappé à la mort, pensa qu’il serait de fort bon goût de s’évanouir.
Le duc le soutint dans ses bras et crut que le malheureux jeune homme était blessé.
Quand le faux marquis de Chamery jugea convenable de rouvrir les yeux, le vicomte d’Asmolles et le duc, entourés de leurs serviteurs, tenaient chacun une de ses mains et lui faisaient respirer des sels.
On l’avait déshabillé, on avait constaté que les terribles étreintes de la bête fauve n’avaient produit chez lui aucune lésion grave.
Au moment où il feignait de revenir à lui, le duc de Sallandrera disait à Fabien :
– Mon cher vicomte, jusqu’à présent les prétendus que j’ai présentés à Conception ont si mal fini, que la peur me prend pour notre cher marquis.
– Quelle folie ! monsieur le duc.
– Tenez, poursuivit M. de Sallandrera, laissez-moi obéir à ma première inspiration. Puisque le marquis, à qui je dois certainement la vie, doit devenir mon fils, abrégeons les préliminaires. Vous êtes maire de votre commune ?
– Oui, dit Fabien.
– Eh bien ! c’est demain dimanche. Vous ferez afficher le mariage du marquis de Chamery ; le curé publiera les bans après le prône ; le soir, le notaire du village dressera le contrat, et le mariage se fera lundi.
– J’ai bien bonne envie de m’évanouir une seconde fois, pensa Rocambole.