XXXVIII

Le lendemain, en effet, qui était un dimanche, le curé du petit village groupé sur les deux bords de la rivière, sous les murs du Haut-Pas, publiait le prochain mariage de M. le marquis Frédéric-Albert-Honoré de Chamery, ancien officier de la marine anglo-indienne, avec Mlle Conception de Sallandrera.

Dès le matin, la même publication avait été affichée à la porte de la mairie du même village.

Le notaire du bourg voisin, Me Gaucher, invité à déjeuner par le vicomte, s’enferma vers midi avec M. de Sallandrera et passa deux heures en conférence avec lui.

À quatre heures précises, le grand salon du vieux manoir présentait un aspect des plus solennels.

Au milieu de cette vaste pièce on avait dressé une table.

Devant cette table, sur laquelle il y avait du papier, une plume et de l’encre, le tabellion du village était majestueusement assis, étalant dans un fauteuil à clous dorés un abdomen important que recouvrait le gilet blanc des jours de cérémonie.

Autour de lui se trouvaient assis le vicomte Fabien d’Asmolles et Blanche de Chamery sa femme, le duc et la duchesse de Sallandrera, et enfin sir Williams l’aveugle, qui, sous le pseudonyme du matelot Walter Bright, à qui l’ex-officier de marine devait la vie, avait voulu embellir de sa présence cette petite fête de famille.

Sir Williams était superbe de tenue, d’immobilité et de dignité.

Vêtu d’une longue redingote marron, la tête coiffée d’un bonnet de soie noire, il s’était carré dans un fauteuil à trois pas du tabellion, et son visage, horrible à voir, exprimait une béatitude si parfaite, que cette expression de félicité atténuait sa monstrueuse laideur.

À quelque distance, Rocambole et Conception, assis l’un près de l’autre, se tenaient les mains et causaient à voix basse.

Le notaire écrivait.

– Monsieur, dit enfin le duc, quand ce dernier eut terminé sa besogne, voulez-vous nous lire le contrat ?

Le notaire se leva, et fit la lecture du contrat de mariage de M. de Chamery épousant Mlle de Sallandrera.

Ce contrat, dont on nous permettra de résumer les clauses, attribuait à Mlle de Sallandrera deux millions de dot, constatait la fortune du marquis, laquelle s’élevait à soixante-quinze mille livres de rente en fonds de terre, disait que le marquis de Chamery demanderait au garde des Sceaux de France et à la chancellerie espagnole le droit de joindre à son nom celui de Sallandrera, ajoutait que le duc solliciterait de Sa Majesté la reine l’autorisation de transmettre à son gendre son titre de duc et sa grandesse, et se terminait enfin par une donation au dernier vivant, entre les époux, de tous leurs biens.

Fabien, qui représentait Rocambole, et M. de Sallandrera discutèrent quelques points sur lesquels, du reste, ils furent bientôt d’accord, et pendant ce temps Rocambole, qui avait fini par prendre son rôle au sérieux, jura à Conception de la rendre la plus heureuse des femmes.

Quand cette lecture fut terminée, tout le monde signa.

Le matelot Walter Bright, c’est-à-dire sir Williams, à qui Rocambole appuya la main sur le papier, fut le dernier à apposer sa signature. L’émotion de ce bandit en ruine, qui avait fini par aimer son élève comme une seconde incarnation de lui-même, fut telle, en ce moment, que cette main qui avait si fermement tenu le poignard trembla en prenant la plume, et, dans ses yeux éteints, on vit briller deux grosses larmes.

– Pauvre vieux !… pensa Rocambole, tu es assez naïf pour te figurer que c’est toi qui épouses Conception.

Et il prit l’aveugle par le bras et le reconduisit à son fauteuil, lui pressant les mains avec une sorte d’effusion.

Or, le soir de cette journée, qui avait si dignement couronné l’œuvre patiente et tortueuse de Rocambole, le ciel, qui avait été couvert depuis le matin, prit une teinte plombée, s’arrondit en une coupole sombre et, dès la tombée de la nuit, cette coupole se trouva déchirée sans cesse, pour se reformer aussitôt, par de nombreux éclairs.

À dix heures du soir, l’air s’alourdit étrangement, un vent brûlant s’éleva et, vers minuit, quelques coups de tonnerre suivirent ces éclairs.

C’était l’orage qui commençait, un de ces orages comme on en voit dans les pays de montagnes et qui deviennent de véritables tourmentes.

Or, au château du Haut-Pas, Fabien et sa femme, le duc, la duchesse et Conception s’étaient partagé le premier étage.

Quand le faux marquis et sir Williams étaient arrivés, force leur avait été de se loger au second. Chaque croisée de l’étage supérieur donnait sur la plate-forme.

Celles de l’appartement occupé par l’aveugle étaient des portes-fenêtres, et, par elles, on y avait accès de plain-pied.

Or, le marquis avait voulu coucher dans une pièce voisine de celle que son cher matelot occupait.

Depuis deux jours qu’ils étaient au château, les deux bandits se promenaient le soir, après que tout le monde s’était retiré, bras dessus, bras dessous sur la terrasse féodale, Rocambole parlant de ses affaires, sir Williams l’écoutant avec la complaisance d’un maître indulgent.

Ce soir-là, cependant, sir Williams était rentré chez lui de bonne heure et Rocambole l’avait imité.

À minuit, si tout le monde ne dormait pas dans le château, du moins tout le monde était au lit.

Seul, le faux marquis de Chamery se promenait à grands pas dans sa chambre, les bras croisés, le front incliné, sombre et préoccupé comme un homme qui soutient une lutte avec lui-même.

Parfois il s’arrêtait, fronçant le sourcil, baissant les yeux, prenant son front à deux mains.

Parfois il reprenait sa marche inégale et saccadée, sous l’influence de ses pensées tumultueuses.

Parfois encore, il s’approchait de la croisée, collait sa face pâle aux carreaux et contemplait la voûte noire du ciel que sillonnait de minute en minute un éclair.

Qu’avait donc Rocambole pour être agité ainsi ?

Son contrat de mariage n’était-il point signé ? Le lendemain, à pareille heure, ne serait-il point l’époux de Conception ? Était-il donc survenu quelque événement depuis la signature du contrat qui pût retarder la réalisation des vœux du faux marquis ?

Rien de tout cela.

Rocambole était en proie à une vive agitation, parce qu’en cet instant il avait à prendre une résolution terrible, résolution que commandait son intérêt et que combattait son cœur, si toutefois on peut dire que le scélérat eût du cœur, sans profaner ce mot. Mais enfin depuis une heure deux voix parlaient tour à tour en lui.

L’une, qu’inspirait l’égoïsme terrible, l’égoïsme féroce du bandit qui veut anéantir les preuves de son crime.

L’autre, qui jetait dans son âme et dans son esprit comme un remords, comme un instinct de pitié et peut-être de reconnaissance.

Mais toute lutte a une fin.

L’une de ces voix intérieures s’éteignit par degrés, tandis que l’autre s’élevait plus impérieuse.

– Allons ! murmura le faux marquis, qui releva son front pâle, il faut absolument en finir. Je serai Grand d’Espagne au premier jour, et, pour la terre entière, il faut que le marquis de Chamery, l’époux de Conception, soit le plus galant homme qui se puisse voir.

Alors Rocambole, qui depuis si longtemps hésitait, n’hésita plus. Il boutonna sa redingote jusqu’au menton, enfonça sur ses yeux le bonnet grec qu’il portait, ouvrit une porte et pénétra chez sir Williams.

L’aveugle était dans son lit, mais il ne dormait pas, et, dressé sur son séant, il paraissait rêver profondément à quelqu’une de ces combinaisons mystérieuses, comme il en osait concevoir si souvent.

L’orage grondait au-dehors.

La pluie ne tombait point encore ; mais les coups de tonnerre se succédaient rapidement, et un vent des plus violents faisait tourner les girouettes du vieux manoir.

– Tiens ! dit Rocambole en posant son flambeau sur la table de nuit de l’aveugle, tu ne dors pas, toi non plus ? L’orage te fatigue, hein ?

– Oui, fit sir Williams d’un signe de tête.

– Moi, je me suis mis au lit d’abord, puis je me suis relevé. J’étouffais.

– Moi aussi, fit l’aveugle d’un signe.

– Et puis, mon oncle, continua Rocambole, comment diable veux-tu que je dorme ? Est-ce qu’on dort la veille de son mariage ?

Un sourire bonhomme, indulgent, presque naïf, glissa sur les lèvres de sir Williams.

– Tiens, dit Rocambole, puisque tu n’as pas plus que moi envie de dormir, je vais te passer ta robe de chambre, te donner tes pantoufles, et nous irons fumer des cigares sur la terrasse. Il fera toujours moins chaud au-dehors qu’au-dedans.

– Soit, fit l’aveugle d’un signe.

– D’abord, je veux te parler de choses sérieuses… de mes projets pour l’avenir.

L’aveugle eut un hideux sourire, qui semblait dire :

– Est-ce que tu voudrais devenir tout à fait vertueux, par hasard ?

– Justement, répondit le bandit, qui devina la pensée de sir Williams. Et il lui fit passer sa robe de chambre, son pantalon à pieds et ses pantoufles, puis il lui donna un cigare et le prit par le bras.

– Viens, mon bonhomme, lui dit-il d’un ton à demi railleur, nous allons nous promener sur la plate-forme d’un manoir gothique, lequel nous appartient désormais, puisque le duc l’a acheté et que je suis le gendre du duc, et, pour faire de la couleur locale, nous allons, si tu le veux, deviser de faits de guerre et d’amour.

En parlant ainsi, Rocambole ouvrit la porte-fenêtre.

– Marche sans crainte, dit-il, le sol est de plain-pied.

Et, comme l’aveugle passait sur la terrasse, Rocambole, qui était toujours fort pâle et qui éprouvait peut-être un battement de cœur terrible, souffla alors la bougie laissée sur la table de nuit.

Puis il vint reprendre le bras de l’aveugle et le fit asseoir sur le parapet de la terrasse, qui n’avait guère que deux pieds de hauteur.

– Mon oncle, dit-il alors, essayant de donner à sa voix une inflexion moqueuse et insouciante, sais-tu que j’ai fait un assez beau rêve ?

– Mais oui, fit l’aveugle, que son élève vit sourire à la lueur d’un éclair.

– Je suis né je ne sais où, poursuivit Rocambole, sur un grabat probablement ; mon père a été guillotiné, j’ai été garçon de cabaret, voleur, assassin, que sais-je ?

Sir Williams hochait la tête d’un petit air approbateur qui semblait dire :

– Mais oui, mon cher enfant, oui, vous avez été tout cela… mauvais sujet, vaurien charmant.

– Avec deux pages de ma vie on m’enverrait filer du cordage à Toulon pour le reste de ma vie ; avec deux pages de plus on pourrait me mettre en relation avec M. de Samson, le régisseur de Mme la Guillotine. Mais tu comprends bien que ces quatre pages de l’histoire de Rocambole, poursuivit l’élève, tandis que le maître riait de la façon dont il avait anobli et qualifié le bourreau, le marquis de Chamery-Sallandrera se gardera bien de les fournir…

– Parbleu ! sembla dire le muet sir Williams.

– Ah ! tu m’as donné une assez belle idée, mon oncle, poursuivit Rocambole, faisant allusion au drame de la cave de Clignancourt. Je me suis débarrassé de trois personnes qui me gênaient fort aux entournures, Zampa, Venture et maman Fipart. Je ne vois plus que toi, mon vieux, qui saches en ce monde que le marquis de Chamery s’est appelé Rocambole.

Un second éclair montra au bandit le visage de son maître.

Sir Williams souriait d’un air naïf qui voulait dire à coup sûr :

– Tu sais que moi je ne te trahirai jamais… que je me suis incarné en toi… que je t’aime comme mon enfant…

Et ce sourire arracha un mouvement nerveux du faciès à Rocambole, comme s’il eût éprouvé un mouvement d’hésitation.

– Oh ! quelle nuit ! quelle tempête ! dit-il tout à coup, tandis que le tonnerre ébranlait les collines voisines. Le vent fait un bruit infernal, mon oncle. C’est le boulanger qui nous envoie son cadeau de noces.

– Bravo ! sembla dire sir Williams en lui frappant sur l’épaule.

– Nous sommes ici dans l’aile nord du château, une aile inhabitée, et on y assassinerait un homme à coups de couteau que personne ne s’en douterait ; mais eussions-nous sous les pieds les appartements habités, le vent et l’orage sont assez violents pour étouffer les cris.

Et comme l’aveugle n’avait pas son ardoise pour répondre et ne pouvait qu’écouter, Rocambole, qui était obligé de faire tous les frais de la conversation, poursuivit d’un ton léger :

– C’est singulier, mon oncle, comme il vient un moment dans la vie où ceux qui comme nous ont été légers se prennent à aimer la vertu !

« Oh la vertu ! mon bonhomme, c’est beau, c’est grand, c’est nécessaire pour un homme qui, comme moi, avait mal commencé.

« Je veux être vertueux, vois-tu, je veux que Conception soit la plus heureuse des femmes, que le monde entier me respecte, que les pauvres me bénissent… Je ferai du bien, je serai généreux, magnifique… Grandesse oblige !

Sir Williams ne put s’empêcher de frapper ses deux mains l’une contre l’autre en signe d’approbation, tandis qu’un sourire moqueur arquait ses lèvres minces.

– Ma parole d’honneur ! poursuivit Rocambole, il y a des moments où je suis très convaincu d’une chose, c’est que je suis né marquis de Chamery, que je n’ai jamais été Rocambole, que je n’ai jamais connu cette abominable canaille qui se nommait sir Williams.

Rocambole riait en parlant ainsi, et l’aveugle ne se fâcha point de l’épithète, bien qu’elle fût un peu vive.

Le bandit continua :

– J’ai fait, je crois, une bonne affaire le jour où je t’ai retrouvé, coiffé de tes plumes de perroquet et vêtu d’un pagne de sauvage. Tu m’as donné d’assez bons conseils et nous avons assez bien mené la triple affaire don José, Artoff et Chamery.

Sir Williams inclinait la tête et souriait avec complaisance.

– Car on ne peut le nier, reprit Rocambole, tu as une fière imagination et de la suite dans les idées. Mais tu as aussi deux grands défauts. Le premier consiste à haïr ce malheureux comte de Kergaz, ton frère, et, si je n’y mettais ordre, tu serais capable, au premier jour, de vouloir embarquer dans une nouvelle affaire ténébreuse un galant homme, le marquis de Chamery, un homme qui veut vivre tranquille, la tête haute, au grand soleil, comme il convient à ceux qui ont toujours pratiqué la vertu.

Et Rocambole s’interrompit un moment pour rire à son aise.

– Ensuite, continua-t-il, tu manques de moralité, tu as toujours eu des principes déplorables et tu m’en as inculqué un qui est bien dangereux pour toi, en me disant que lorsque deux hommes ont été complices l’un de l’autre, le plus fort des deux est celui qui se débarrasse de l’autre.

À ces derniers mots, l’aveugle fit un mouvement, voulut se lever et éprouva une vague inquiétude.

– Imbécile ! dit Rocambole, laisse-moi donc rire.

Et il continua.

– Tiens, je vais te conter une légende, pour varier un peu ma conversation, puisque je suis obligé de faire les demandes et les réponses. Nous sommes sur la plate-forme de la tour du nord, comme dans les romans, et nous sommes assis sur un parapet d’où se précipitèrent deux cents hommes. Le ravin qui s’étend en bas, à cent mètres de profondeur, est hérissé de rochers, et je te prie de croire que celui qui ferait le saut périlleux pourrait se démettre pas mal de choses en tombant.

Sir Williams fronça de nouveau le sourcil et voulut se lever.

Mais Rocambole lui dit :

– Laissez-moi donc finir, mon oncle.

Et le bandit jeta ses bras autour du cou de sir Williams, y arrondit ses mains ensuite comme il avait fait pour étouffer maman Fipart, mais il ne serra pas.

– Tu ne te figures pas, dit-il alors, changeant tout à fait de ton, tu ne te figures pas, mon bonhomme, la peine que j’éprouve à me séparer de toi, et s’il n’y avait pas une nécessité absolue pour le marquis de Chamery de n’avoir jamais connu ce bandit de sir Williams…

Cette fois, sir Williams comprit enfin le projet de Rocambole, et il se dégagea brusquement de son étreinte, se leva et voulut fuir.

Mais Rocambole, qui avait un moment lâché prise, s’empara de lui de nouveau, le saisit, l’enlaça des pieds et des mains en murmurant :

– Oh ! cette fois, c’est fini, bien fini, mon bonhomme, et comme tu n’as pas de langue, les hurlements que tu pousseras n’éveilleront personne ; le vent et le tonnerre les domineront…

Et Rocambole, qui avait pour lui la vigueur, la jeunesse et l’avantage d’y voir, terrassa sir Williams, qui s’était cependant débattu avec une rare énergie ; puis il le saisit à la gorge pour étouffer les sons inarticulés qu’il laissait échapper, et le coucha tout de son long sur le parapet, où il le tint un moment immobile.

– Vois-tu, mon bonhomme, dit-il alors avec une raillerie infernale, voici comment on expliquera ta mort ; tu as eu trop chaud, tu t’es levé à tâtons, tu as ouvert ta fenêtre, marché au hasard, et, heurtant le parapet du pied, tu as porté le corps en avant et perdu l’équilibre.

« Hein ! comprends-tu ?

Et le scélérat ajouta :

– Oh ! sois tranquille, je te donnerai quelques larmes, et après ton enterrement j’épouserai Conception.

En prononçant ces derniers mots, Rocambole poussa sir Williams dans le vide.

Un cri, un hurlement plutôt, monta du fond de l’abîme puis Rocambole entendit un bruit sourd, celui de la chute du corps de son maître se brisant sur les rochers.

Mais en ce moment aussi un coup de tonnerre se fit entendre qui ébranla le château jusque dans ses vieilles assises, un éclair brilla qui illumina la terre et le ciel, éclairant le Ravin des Morts, où l’œil épouvanté du bandit aperçut le cadavre pantelant de sir Williams, et soudain ces paroles prophétiques de l’aveugle : Je suis le génie qui préside à ta bonne étoile, et le jour où je ne serai plus là, ta bonne étoile s’éteindra… ces paroles flamboyèrent tout à coup dans le souvenir du misérable, et il tomba à genoux, murmurant :

– J’AI PEUR !… OH ! J’AI PEUR !…

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