II

Laissons le faux marquis de Chamery dans sa berline de voyage, et, revenant à Paris, rétrogradons de quelques jours.

Un soir, vers neuf heures, la comtesse Artoff était au coin de son feu, rue de la Pépinière, et causait avec le docteur Samuel Albot.

Le docteur paraissait fort soucieux, et la comtesse, qui, depuis quelques minutes, gardait le silence, lui dit tout à coup :

– Eh bien ! docteur, savez-vous qu’il y a aujourd’hui deux mois, jour pour jour, que je suis partie pour la Franche-Comté avec M. Roland de Clayet ?

– Oui, madame.

– Et depuis ce temps, vous avez fidèlement observé la loi que je vous avais imposée de ne me point questionner.

– En effet… votre volonté était pour moi un ordre formel, madame.

– Ah ! c’est que, mon cher docteur, une femme qui, comme moi, a été mêlée à tant d’intrigues étranges et terribles ne peut plus agir sûrement qu’à la condition de se replier en elle-même, de méditer toute seule ses plans de conduite et de ne les confier même aux personnes en qui elle a une foi profonde, absolue, que lorsqu’ils sont arrivés à maturité.

Le docteur s’inclina.

– Aujourd’hui, poursuivit Baccarat, je crois que l’heure est venue de vous dire ce que j’ai fait, ce que je compte faire pour atteindre notre but.

– Je vous écoute, madame.

– Je vais donc vous raconter tout au long mon voyage en Franche-Comté, où notre jeune auxiliaire Roland se trouve encore et où je l’ai, pour ainsi dire, tenu aux arrêts.

La comtesse se renversa dans son fauteuil, et elle fit au mulâtre le récit suivant :

– Vous le savez, nous quittâmes Paris, M. de Clayet et moi, en chaise de poste.

« J’avais, vous vous en souvenez, échangé les vêtements de mon sexe contre un costume masculin. Ce costume me donnait l’air d’un jeune homme de dix-huit ans et je passai tout le long de la route pour le secrétaire de Roland.

« Le château où le chevalier de Clayet venait de mourir en instituant son neveu légataire universel était situé à trois lieues par la route, à une lieue et demie par un chemin de traverse qui passait dans les bois du château du Haut-Pas.

« Nous arrivâmes à Clayet quarante-huit heures après notre départ de Paris.

« J’étais partie sans plan arrêté et munie d’un renseignement unique, mais qui était d’une terrible gravité. Le marquis de Chamery s’était rendu au domaine du Haut-Pas, où se trouvaient déjà le vicomte et la vicomtesse d’Asmolles, M. de Sallandrera, sa femme et sa fille. J’avais la conviction profonde que Rocambole et le marquis de Chamery ne faisaient qu’un ; mais je n’en avais pas la certitude, il fallait l’avoir à tout prix.

« Dès le soir de notre arrivée, je dis à Roland :

« – Il faut que vous alliez, mon ami, chez M. d’Asmolles.

« – Mais, me répondit Roland, nous sommes très en froid depuis le rôle odieux que j’ai joué.

« – Vous prétexterez des affaires d’intérêt. Votre oncle et lui devaient en avoir.

« – En effet, dit-il, mon oncle lui a, l’année dernière, acheté un moulin qui n’est pas complètement payé.

« – Eh bien ! allez le voir.

« – Dans quel but ?

« – Vous l’amènerez ici avec le marquis. Il faut que je voie cet homme.

« – Mais il vous reconnaîtra ?

« – Non, il ne me verra pas. Je me cacherai. Je le verrai sans être vue.

« Depuis qu’il avait eu la preuve de ses torts envers moi, Roland m’obéissait aveuglément, et ce jeune homme, si léger jusque-là, semblait avoir vieilli de dix années en quelques jours.

« – Je vous obéirai, me dit-il. Quand faut-il partir ?

« – Demain matin.

« Le lendemain, en effet, dès le point du jour, Roland se mit en marche, à pied, un fusil sur l’épaule. Comme il traversait une vaste sapinière qui s’étend entre Clayet et le Haut-Pas, il rencontra un braconnier avec lequel il avait chassé maintes fois.

« – Ah ! monsieur Roland, lui dit cet homme, vous avez manqué une belle chasse.

« – Quand cela ?

« – Avant-hier samedi.

« – Et où donc ? demanda Roland.

« – Au Vallon-Noir. M. d’Asmolles et son beau-frère le marquis de Chamery, avec un Espagnol, un duc, ma foi ! ont chassé un ours.

« – Peste ! dit Roland. Et qui a tué l’ours ?

« – C’est le marquis. Oh ! c’est un crâne, celui-là.

« Et le braconnier raconta l’homérique combat de Rocambole avec l’ours. Puis il ajouta :

« – Aussi le mariage a été décidé.

« – Quel mariage ? fit Roland, qui eut le frisson.

« – Celui du marquis avec la fille de l’Espagnol.

« – Ah ! fit Roland, dont le braconnier ne remarqua point l’émotion subite. Et ce mariage aura lieu bientôt ?

« – Mais, répondit le paysan, on a publié les bans hier à la messe de onze heures, et je crois que c’est aujourd’hui.

« Roland m’a avoué depuis qu’il avait éprouvé, en entendant ces paroles, une émotion si grande, que son fusil faillit lui échapper des mains. Cependant il continua sa route vers le Haut-Pas.

« Seulement, la nouvelle qu’il venait d’apprendre avait complètement modifié ses idées et le plan de conduite que je lui avais tracé la veille.

« – Un misérable comme le marquis de Chamery, se dit-il aussitôt, ne peut pas épouser mademoiselle de Sallandrera. Je n’ai pas le temps de revenir sur mes pas et d’aller consulter la comtesse Artoff ; donc, j’irai seul.

« Il ne savait trop, en marchant d’un pas rapide, comment il s’y prendrait pour empêcher ou du moins retarder ce mariage, qui devait se faire le jour même, mais il compta sur l’inspiration du moment.

« Il était huit heures du matin environ lorsqu’il arriva.

« L’orage de la nuit avait détrempé les chemins. Cependant de nombreuses traces de pas et l’empreinte des fers d’un cheval couvraient le sentier qui conduit d’un bourg voisin qu’on nomme Aulnay au château du Haut-Pas.

« Roland ne put s’empêcher de faire cette remarque que les habitants du château étaient sortis de bien bonne heure et qu’ils étaient sans doute en grande agitation, à cause du mariage.

« Mais comme il atteignait le pied de la colline sur laquelle se dresse le château, il vit venir à lui un cavalier. Ce cavalier était un vieux médecin du bourg d’Aulnay que Roland, enfant du pays, connaissait beaucoup.

« – Comment ! lui dit-il en l’apercevant et allant à sa rencontre, c’est vous, docteur !

« – Bonjour, monsieur de Clayet, répondit le médecin, qui avait une mine fort grave.

« – D’où venez-vous donc si matin, docteur ?

« – Du Haut-Pas.

« – Est-ce que vous y avez des malades ?

« Le docteur secoua la tête.

« – Je suis arrivé trop tard, dit-il.

« – Trop tard !

« – Monsieur le duc est mort.

« – Mort ! dit Roland, le duc ?

« – Oui.

« – Le duc de Sallandrera… ?

« – Sans doute.

« – Mais… comment, de quoi ?

« – D’une apoplexie foudroyante. Quand je suis arrivé, il donnait encore signe de vie ; mais il n’a point tardé à expirer.

« Alors le docteur raconta à Roland ce qui s’était passé durant la nuit.

« – Figurez-vous, lui dit-il, que M. de Sallandrera avait éprouvé avant-hier une forte émotion provoquée par les péripéties dramatiques d’une chasse à l’ours.

« – Tiens ! interrompit Roland, je viens de rencontrer un garde-chasse qui m’en a parlé. Et… cette émotion…

« – À déterminé chez le duc une compression extraordinaire du sang. Cette compression est la cause première de l’apoplexie qui l’a frappé.

« – Mais quand cela ?

« – Cette nuit. Vraisemblablement vers onze heures du soir.

« – Et s’en est-on aperçu tout de suite ?

« – Hélas ! non. Le duc n’a pu appeler à son aide. Ce matin seulement, quand on est entré dans sa chambre…

« – Son valet, sans doute ?

« – Non, le marquis.

« – Quel marquis ? fit Roland, qui oubliait déjà Rocambole.

« – Eh bien ! mais le futur gendre, le beau-frère de M. d’Asmolles, M. de Chamery.

« – Ah ! c’est juste, dit M. de Clayet.

« – Il paraît que M. de Chamery, continua le docteur, qui s’était à demi tourné sur sa selle et causait avec une certaine complaisance, il paraît que M. de Chamery avait fort mal dormi, lui aussi.

« – Ah !… et pourquoi ?

« – Dame ! fit le docteur en clignant de l’œil comme un vert galant sur le retour, cela se comprend… le marquis se mariait le lendemain ; il aimait mademoiselle Conception ; elle est fort jolie, la petite… Enfin, vous comprenez… Donc il avait fort mal dormi. Il s’est levé de bonne heure et, naturellement, comme il n’osait pas entrer chez sa fiancée, il est entré chez son beau-père.

« Le docteur crut convenable de sourire et ajouta :

« – Ce n’était pas tout à fait la même chose, mais… enfin !…

« – Après ? fit Roland.

« – C’est alors qu’on l’a entendu jeter un cri, appeler à lui… On est accouru et on a trouvé M. de Sallandrera qui était tombé de son lit sur le parquet et ne donnait plus signe de vie. M. de Chamery, qui a servi dans la marine et a quelques connaissances de chirurgie, s’est empressé de le saigner ; on a mis un domestique à cheval qui est venu me chercher au grand galop. Je suis arrivé. La saignée pratiquée par le marquis avait été trop tardive, et n’avait eu pour effet que de prolonger de quelques heures le dernier moment. Le duc est mort dans mes bras.

« – Quelle catastrophe ! murmura Roland.

« – Oh ! dit le docteur, vous n’en connaissez encore que la moitié.

« – Hein, que dites-vous ?

« – Je dis que vous ne connaissez encore que la moitié de la catastrophe, répéta le docteur, qui était une variété de Prudhomme et tenait à le démontrer.

« – Je ne comprends pas.

« – Il y a deux morts au château.

« – Comment ? deux morts ?…

« – Oui, le duc d’abord…

« – Et puis ?

« – Et puis, l’autre, l’Anglais.

« – Quel autre ?

« – Cet Anglais aveugle que le marquis avait amené.

« Roland était à cent lieues de songer, mon cher docteur, à ce matelot défiguré auquel vous avez prodigué vos soins.

– Walter Bright ?

– Précisément.

– Et il était mort ?

– C’est ce que le médecin du village apprit à Roland.

– Voyons ? fit Samuel Albot.

Baccarat reprit :

– Le docteur raconta à Roland que, tandis qu’au château on s’occupait de M. de Sallandrera, des paysans qui s’en allaient de grand matin à leurs travaux avaient trouvé, au nord, sous les murs du Haut-Pas, et dans ce vallon qu’on nomme le Val des Morts, une masse informe et sanglante qui, tombée du haut de la plate-forme, était venue se briser sur les rochers. On l’avait relevé et transporté au château. Là, nouvel émoi, nouvelle stupéfaction douloureuse. Il paraît même qu’à la vue de ce cadavre le marquis s’était évanoui et qu’on avait eu quelque peine à le rappeler à lui.

« – Mais enfin, demanda Roland, comment cette nouvelle catastrophe a-t-elle eu lieu ?

« – L’Anglais était aveugle.

« – Je le sais.

« – Sa chambre donnait sur la plate-forme du château.

« – Bien. Après ?

« – Il aura été incommodé par l’orage qui a été très violent ici cette nuit ; il sera sorti à tâtons, marchant toujours devant lui, et il aura rencontré le parapet et perdu l’équilibre.

« – Le parapet est donc très bas ?

« – Excessivement bas.

« – Tout cela est extraordinaire, murmura M. de Clayet, et il faut que vous me le racontiez…

« – Ah ! mon cher monsieur Roland, dit le docteur, c’est la vérité pure.

« – Je vous crois, docteur.

« Le vieux médecin se remit d’aplomb sur sa selle et tendit la main à Roland.

« – Je m’en vais, lui dit-il. J’ai laissé un malade à l’agonie.

« – Trois morts ! fit Roland en souriant.

« Le docteur ne se fâcha point de l’épigramme, serra la main de Roland et donna un coup d’éperon à sa monture qui partit au petit trot.

« Demeuré seul au milieu du chemin, Roland hésita un moment. Monterait-il jusqu’au château ou rebrousserait-il chemin ?

« Une minute de réflexion lui suffit pour prendre une résolution.

« Que venait-il faire au Haut-Pas ? Engager M. d’Asmolles et son beau-frère à venir à Clayet le lendemain pour y causer d’affaires.

« Mais le moment, on le conçoit, était mal choisi.

« Or, le double événement qui venait de plonger les hôtes du Haut-Pas dans la consternation ajournait forcément le mariage de Mlle de Sallandrera avec M. de Chamery, et nous donnait le temps de réfléchir.

« Roland replaça donc son fusil sur son épaule et fit volte-face. Puis il reprit le chemin de Clayet, où il arriva une heure après.

« J’attendais avec une certaine impatience ; mais je fus fort surprise en le voyant sitôt de retour, et ma surprise, vous le devinez, fut bien autre, lorsqu’il m’eut raconté ce qu’il avait vu et appris.

« Vous comprenez, mon cher docteur, que le récit de Roland donnait matière à réfléchir. M. de Sallandrera était mort – donc le mariage ne pouvait avoir lieu sur-le-champ, et, en admettant que Mlle Conception aimât le marquis jusqu’à l’enthousiasme, elle ne pouvait fouler aux pieds les convenances. Il fallait attendre au moins trois mois.

« – Eh bien ! me dit Roland, que voulez-vous faire ?

« – Rien, répondis-je.

« – Comment ! rien ?

« Roland ouvrit de grands yeux.

« Je lui pris alors la main et lui dis en souriant :

« – Mon cher ami, nous repartons demain.

« – Où allons-nous ?

« – À Paris.

« – Sans voir le marquis ?

« – Ostensiblement, du moins.

« – Je ne comprends pas, me dit Roland.

« – Voyons, lui dis-je, ne peut-il se faire que l’homme à qui Zampa a eu affaire ne soit pas le marquis de Chamery ?…

« – Dame !… fit Roland.

« – Qu’il n’y ait rien de commun entre le beau-frère de M. d’Asmolles et ce bandit du nom de Rocambole dont je vous ai raconté l’histoire ?

« – C’est juste.

« – Eh bien ! mon ami, repris-je, puisque vous admettez cela, laissez-moi supposer encore ceci : c’est que le marquis de Chamery existe et que celui que vous connaissez est un imposteur.

« – Oh ! j’en ai la conviction, madame.

« – Donc, pour démasquer le faux, il faut retrouver le véritable.

« – Vous avez raison.

« – Et, pour cela, il nous faut du temps, beaucoup de temps.

« – Mais… ce temps… l’avons-nous ?

« – Sans doute, puisque le mariage est retardé de trois mois au moins.

« – En ce cas, me dit Roland, expliquez-moi, madame, pourquoi vous voulez voir M. de Chamery.

« – Pour m’assurer qu’il est ou n’est pas Rocambole.

« – C’est juste. Eh bien ! comment faire ?

« – Je ne sais encore, mais nous trouverons.

« Roland avait au château de Clayet une sorte de commensal qui lui avait été laissé par un oncle. Ce commensal était un pauvre diable de paysan boiteux, contrefait, qui courait les fêtes de village, où il jouait du violon, était pêcheur de grenouilles dans la semaine, et joignait une troisième industrie à ces deux premières. Il était chercheur de champignons.

« Jeannet était né au château ; il y avait été élevé, et feu le chevalier, oncle de Roland, l’emmenait avec lui à la chasse. Jeannet, pendant la saison des champignons, courait les bois, remplissait son havresac, et s’en allait vendre le produit de sa journée dans les bourgades voisines et les châteaux des environs.

« Je savais qu’il allait souvent au manoir du Haut-Pas, surtout depuis que le vicomte d’Asmolles s’y trouvait.

« Jeannet était intelligent, de plus il était fort dévoué à Roland, et ce dernier m’affirma qu’il était d’une discrétion à toute épreuve.

« Nous attendîmes le soir. Le soir venu, Jeannet, qui avait passé sa journée dans les bois, revint au château. Roland, à qui j’avais confié mon projet, le fit monter dans sa chambre, où nous nous enfermâmes tous les trois.

« – Jeannet, lui dit M. de Clayet, y a-t-il longtemps que tu n’es allé au Haut-Pas ?

« – Trois jours, monsieur.

« – Ainsi, tu ne sais pas ce qui est arrivé ?

« – Oh ! si fait, répondit le boiteux. Le gros monsieur qui avait acheté les usines est mort ce matin.

« – Comment sais-tu cela ?

« – C’est Nicou, le garde-chasse de M. d’Asmolles, qui me l’a dit.

« – Eh bien ! reprit Roland, il faut aller au Haut-Pas.

« – Quand ?

« – Demain, avec des champignons.

« Le boiteux était intelligent, et comme mes vêtements d’homme lui donnaient complètement le change, il crut pouvoir parler librement devant moi.

« – C’est-y que monsieur voudrait me faire porter un billet à la dame ou à la demoiselle ? dit-il en clignant de l’œil.

« – Non ; mais tu conduiras monsieur.

« Et Roland me désigna.

« Ceci parut l’étonner beaucoup.

« – Jeannet, reprit Roland, tu es l’enfant de la maison, mais je te jure que tu ne remettrais pas le pied à Clayet si tu me trahissais.

« – Ah ! monsieur Roland, fit le boiteux d’un ton de reproche.

« – C’est bien, dit mon hôte, qui comprit à cet accent que Jeannet lui serait dévoué jusqu’à la mort, et il continua, après un moment de silence :

« – Tu partiras demain matin, en compagnie de monsieur.

« – Bien, dit Jeannet.

« – Vous traverserez les bois et vous irez vendre des champignons au Haut-Pas. Tu t’arrangeras de façon que les domestiques du château vous offrent à déjeuner, et tu y resteras jusqu’à ce que monsieur ait pu rencontrer les personnes qu’il désire voir.

« Jeannet ne comprenait pas bien encore. Roland ajouta :

« – Monsieur sera habillé comme un paysan, il se noircira les mains et le visage, et tu le feras passer pour un petit pâtre du Jura. Maintenant, va te coucher et sois prêt à partir vers trois heures du matin.

« Jeannet salua et se retira.

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