La comtesse fit une pause, puis elle reprit :
– Le lendemain, en effet, et bien avant le jour, j’étais sur pied.
« J’avais fait une petite répétition de mon costume la veille, avant de me mettre au lit, et lorsque Roland entra dans ma chambre, il me trouva habillée. Ma métamorphose était si complète, qu’il ne put se défendre d’un cri d’admiration. En effet, mon cher docteur, j’étais si bien devenue un petit paysan jurassien, qu’il fallait que Roland fût dans le secret pour qu’il eût pu me reconnaître. J’avais bruni mes cheveux blonds et les avais dénoués, ayant soin de les mettre le plus possible en broussaille ; j’avais la figure et les mains noires et mes vêtements se composaient d’un pantalon de laine usé et raccommodé en plus d’un endroit, d’une paire de sabots et d’un sarrau de toile bleue. J’avais, en outre, un bâton à la main, une besace sur le dos et un grand chapeau de paille qui me couvrait la moitié du visage.
« Il était trois heures et demie du matin quand nous sortîmes de Clayet, Jeannet et moi.
« Roland, son fusil sur l’épaule, avait voulu m’accompagner jusqu’à mi-chemin.
« Deux heures après, Jeannet avait rempli de champignons sa besace et la mienne ; Roland avait rebroussé chemin, en chassant, et nous, nous gravissions l’ardu sentier qui mène au manoir d’Asmolles.
« La première personne que nous rencontrâmes, Jeannet et moi, était un vieux domestique né chez les d’Asmolles, qui était une manière d’intendant majordome au château, et précisément celui des serviteurs qui achetait d’ordinaire la chasse ou la pêche du boiteux. On l’appelait le père Antoine.
« – Ah ! mon pauvre gars, dit-il à Jeannet en l’apercevant, tu viens à un mauvais moment, on ne songe guère à manger au château.
« Jeannet prit un air bête et curieux, et dit :
« – Et pourquoi donc qu’on ne mange pas, monsieur Antoine ?
« – Parce que nous sommes d’enterrement aujourd’hui.
« – Qui donc est mort ? demanda-t-il.
« – Ils sont deux, mais on n’en enterre qu’un.
« Et comme Jeannet paraissait de plus en plus surpris, le père Antoine, qui était assez bavard, lui raconta ce que Jeannet savait très bien, à savoir que M. de Sallandrera était mort le matin précédent et qu’un pauvre vieil aveugle s’était jeté en bas des remparts.
« – Et qui donc enterre-t-on des deux, aujourd’hui ? demanda Jeannet.
« – L’aveugle.
« – Et l’autre ?
« – Oh ! celui-là, dit le père Antoine, on va le transporter dans son pays, en Espagne. Le médecin d’Aulnay est revenu hier soir, il l’a embaumé, et demain la duchesse et sa fille partent en poste avec le corps. M. le vicomte les accompagnera.
« Jeannet me regarda du coin de l’œil, mais je demeurai impassible.
« – Alors, dit le boiteux, vous ne voulez pas de mes champignons, monsieur Antoine ?
« – Mais si, petit Jeannet, répondit le vieillard. Va-t-en à la cuisine, tu les donneras à Marion.
« – Y a-t-il un coup à boire, malgré l’enterrement ? demanda le boiteux.
« – Et une assiettée de gaudes, ajouta le père Antoine, qui n’avait fait aucune attention à moi. Allez, mes gars !
« Jeannet, qui connaissait parfaitement les aîtres du château, me fit traverser la cour dans laquelle nous laissâmes le père Antoine, qui fumait sa pipe, assis sur une poutre, et il me conduisit tout droit à la cuisine, où il y avait déjà, en dépit de l’heure matinale, une assez nombreuse réunion.
« Les serviteurs du château, les pâtres, les bouviers, réunis sous le manteau de la cheminée, faisaient leur repas du matin, qui consistait en une écuellée de farine de blé noir, et la conversation roulait, on le devine, sur la double catastrophe de la veille.
« On fit à Jeannet un bon accueil.
« Il me présenta comme un sien cousin de la montagne, et j’eus ma part de l’horrible bouillie, que je fis mine de manger avec grand appétit.
« J’avais, du reste, pris l’attitude niaise et timide d’un jeune garçon qui n’est jamais sorti de ses montagnes et n’ose pas ouvrir la bouche. Mais j’écoutais et j’observais, si bien qu’au bout d’une heure je fus très renseignée sur tout ce qui s’était passé et se passait au château.
« La duchesse de Sallandrera et sa fille étaient dans la désolation ; elles étaient demeurées enfermées toute la journée de la veille dans leur appartement et on les avait entendues sangloter.
« La vicomtesse d’Asmolles était avec elles.
« Quant au marquis, j’appris, sans avoir fait la moindre question, qu’il était dans un état affreux. Cette double mort semblait l’avoir atteint lui-même. Il errait par le château comme un fou, les yeux hagards, le front pâle, silencieux et morne.
« Enfin, le dernier renseignement que je recueillis était évidemment le plus précieux pour moi ; on enterrait l’aveugle à huit heures du matin, et, selon l’usage franc-comtois, on le porterait au cimetière du village, dans une bière non fermée, le visage découvert.
« En outre, on l’avait habillé, et il était exposé dans sa chambre, où tout le monde pouvait le voir et aller lui jeter de l’eau bénite.
« Jeannet, avec lequel j’avais échangé un regard d’intelligence, se hasarda alors à dire :
« – Est-ce qu’on peut voir le mort ?
« – Oui, répondit Marion la cuisinière, mais je ne t’y engage pas, petit Jeannet.
« – Pourquoi donc ça, Marion ?
« – Parce que tu auras peur.
« – Je n’ai pas peur des morts.
« – D’autres, c’est possible… mais de celui-là…
« – Il est donc bien laid ?
« – Oh ! oui…
« – Et puis, ajouta un bouvier, il est en morceaux.
« – Le fait est, dit Jeannet, qu’il a fait un saut un peu rude.
« – Il n’y a que la figure qui est restée la même. Il est tombé sur le dos, dit un troisième serviteur.
« – Mais, ajouta Marion, il était déjà si affreux de son vivant… on aurait dit qu’il avait eu la figure brûlée…
« Ces derniers mots me firent tressaillir.
« – Ça ne fait rien, reprit Jeannet, je veux le voir ; viens-tu, cousin ?
« – Et il me regarda. Je me levai sans mot dire.
« – Bien du plaisir ! nous cria Marion d’un ton ironique. Ce n’est pas moi qui vous y conduirai.
« – Oh ! dit Jeannet en sortant, je sais où c’est… La chambre jaune, au second, sur la plate-forme… Je connais bien le château moi.
« Nous quittâmes la cuisine, et Jeannet me conduisit à la chambre que l’aveugle occupait de son vivant, et dans laquelle on l’avait transporté mort lorsqu’on l’eut trouvé au fond du ravin.
« Un jeune séminariste, fils d’un paysan des environs, avait passé la nuit près du cadavre.
« Je m’arrêtai un peu émue sur le seuil.
« Le cadavre ensanglanté avait été enveloppé de bandelettes, comme une momie, puis on l’avait habillé et il était placé sur le lit, les mains jointes sur la poitrine.
« À côté, deux cierges brûlaient sur une table.
« Auprès, se trouvait un vase d’eau bénite.
« Agenouillé au pied du lit, le séminariste, qui avait un surplis blanc, récitait tout bas les prières des morts.
« Jeannet s’avança le premier sur la pointe du pied, son chapeau à la main, prit de l’eau bénite, en jeta sur le cadavre, le regarda et recula avec effroi, tant le visage était hideux à voir.
« J’étais derrière lui, mes yeux se fixèrent sur le mort, et soudain ce visage couturé, horrible à voir, m’apparut comme une révélation.
« Je reconnus sir Williams !
« Le séminariste n’avait pas levé les yeux.
« Quant à Jeannet, comme j’étais derrière lui, il ne put remarquer le tressaillement nerveux qui m’échappa.
« Je le pris par le bras et l’entraînai hors de la chambre mortuaire.
« Dans le corridor voisin, qui était désert, nous échangeâmes quelques mots à la hâte.
« – L’enterrement aura lieu à huit heures, lui dis-je.
« – Oui, c’est le père Antoine qui nous l’a dit.
« – Je veux y assister.
« – Comme vous voudrez, me dit Jeannet, bien qu’il ne comprît pas beaucoup ce que j’étais venue faire au château.
« Mais j’avais calculé, moi, que le marquis de Chamery ne pouvait se dispenser d’assister aux funérailles de l’homme à qui, sans doute, il devait beaucoup.
« Mon calcul se trouva juste. À huit heures précises, on vit arriver le curé en surplis, suivi de son bedeau et de ses enfants de chœur.
« Le mort fut placé dans sa bière, puis quatre domestiques du château s’emparèrent du cercueil, tandis que le charpentier portait le couvercle, qui ne devait être cloué qu’au cimetière.
« Alors, et comme le cortège s’apprêtait à sortir de la cour, deux hommes parurent : le vicomte d’Asmolles et le marquis de Chamery.
« Tous deux vinrent se placer derrière le cercueil, et ils passèrent devant moi.
« Je m’étais dissimulée au milieu d’un groupe de paysans, et d’ailleurs j’étais si bien déguisée, qu’il était impossible de deviner la comtesse Artoff dans ce petit montagnard en sabots, aux mains noires, qui attachait sur le marquis de Chamery un œil ardent.
« Et de même que dans la mort j’avais reconnu sir Williams, dans ce jeune homme pâle et dont le visage bouleversé fut pour moi une révélation nouvelle, je reconnus son âme damnée Rocambole, et, en même temps, je devinai comment était mort sir Williams. Il était mort assassiné par son élève, qui, au dernier moment, à l’heure du triomphe, avait cru prudent de s’en débarrasser.
« Le cortège descendit à l’église du village, moi je fis un signe à Jeannet, et aux deux tiers du trajet nous nous jetâmes derrière un rocher qui bordait le chemin et nous regagnâmes ensuite les bois.
« Je savais tout ce que je voulais savoir, et je retournai à Clayet.
« – Eh bien ? me dit Roland, en courant à ma rencontre.
« – C’est lui ! répondis-je.
« – Rocambole ?
« – Oui.
« – En êtes-vous bien certaine ?
« – À n’en pouvoir douter une seconde.
« – Qu’allons-nous donc faire ? me dit-il.
« – Vous, rien.
« – Que voulez-vous dire ?
« – Mon ami, vous allez me donner votre parole que vous resterez ici et ne retournerez à Paris que lorsque je vous en aurai donné la permission.
« – Mais…
« – Laissez-moi faire. Je veux savoir ce qu’est devenu le véritable marquis de Chamery.
« – Vous partez donc, vous, madame ?
« – Ce soir, répondis-je.
« Et le soir même, en effet, je remontais en chaise de poste pour revenir à Paris.