XXXVI

Cinq ans après les événements que nous venons de raconter, madame la comtesse Artoff, se trouvant à Odessa, reçut la lettre suivante :

« Ma chère comtesse,

« Cette lettre ne me précédera en Europe que de quelques jours. Albert et moi nous revenons, ou plutôt nous avons demandé à revenir.

« Savez-vous pourquoi ?

« C’est que mon mari est méconnaissable et ne ressemble plus à lui-même. Le ciel indien l’a tellement bronzé que le capitaine du navire qui nous a transportés en Chine, il y a cinq années, et qui est venu hier nous demander à dîner, ne le reconnaissait pas.

« En outre, ma chère comtesse, dans une chasse au tigre, il a reçu un coup de griffe qui lui a déchiré la joue sans le défigurer. Mon Albert est toujours beau, mais cette cicatrice lui a refait une physionomie toute différente. Par conséquent, nous pouvons sans danger revenir en France. Blanche ni Fabien ne s’apercevront pas de la substitution. D’ailleurs, Albert sait bien son rôle. Il a appris jour par jour, et pour ainsi dire heure par heure, la vie de ce misérable que vous savez…

« Êtes-vous à Paris ? êtes-vous en Russie ? Voilà ce que je ne sais pas, ma chère comtesse ; mais ce que je sais bien, c’est que nous sommes décidés, Albert et moi, nous qui vous devons notre bonheur, à vous aller voir où vous serez.

« Nous nous embarquons à la fin de février ; la traversée est de six mois. Je vous assure que nous ne nous arrêterons pas longtemps en Espagne, le temps d’y prendre ma pauvre mère, qui doit s’y trouver vers la fin de septembre. Albert a soif de voir sa sœur.

« Au revoir donc, ma chère comtesse ; aimez-moi un peu et attendez ma visite prochaine.

« Mes compliments à ce cher comte Artoff.

« Votre CONCEPTION. »

Blanche de Chamery, vicomtesse d’Asmolles,

à la comtesse Artoff, à Odessa.

« Chère comtesse,

« Mon cœur éclate de joie !

« Mon frère revient. Il m’a écrit sa prochaine arrivée, et un post-scriptum de cette bonne et charmante Conception m’apprend que le navire à bord duquel ils s’embarquent mouillera à Cadix vers la fin de septembre.

« Or, nous sommes au 15 de ce mois, ma chère comtesse, et nous partons ce soir, Fabien et moi, pour aller à la rencontre de mon cher Albert.

« Nous serons à Cadix dans cinq jours.

« Adieu, comtesse, revenez à Paris cet hiver. Il y a déjà si longtemps que nous vous avons vue, vous et ce cher comte, que Fabien aime comme un frère.

« À vous toujours et partout,

« BLANCHE D’ASMOLLES. »

Conception, duchesse de Chamery-Sallandrera,

à la vicomtesse Blanche d’Asmolles,

à l’hôtel des Rois Maures, à Cadix.

En rade de Cadix, à bord de la

frégate le Cervantes.

« Ma bonne sœur,

« Nous sommes depuis hier en rade de Cadix ; mais nous sommes soumis à la quarantaine et nous ne pouvons débarquer avant huit jours. Cependant le capitaine m’a dit que nous pourrions nous voir avant ces mortels huit jours, et qu’il prenait sur lui de frauder cette loi terrible de la quarantaine, attendu que tout le monde sur le Cervantes, équipage et passagers, se porte à merveille.

« Il vient d’écrire un mot au commandant du port qui n’est plus, du reste, le capitaine Predro C…, parent du général C…, que nous avons connu à Paris, mais un vieil officier de marine avec lequel il a servi trente années à bord du même navire.

« Le commandant se chargera, sans doute, de vous à bord de son canot… Ce soir, à la nuit.

« CONCEPTION. »

Le soir du jour où ce dernier billet parvint à l’hôtel des Rois Maures, vers quatre heures environ, le vicomte Fabien d’Asmolles et sa jeune femme descendirent sur le port, et, comme autrefois Fernand Rocher et Hermine, ils trouvèrent le canot du commandant qui les attendait. Le capitaine Gomez – tel était le nom du nouveau gouverneur maritime de Cadix – vint à leur rencontre et les salua avec la courtoisie familière de gens déjà présentés. En effet, il avait vu Fabien la veille et lui avait promis de faire tous ses efforts pour abréger la quarantaine du navire le Cervantes. Le matin même, il avait reçu le billet du capitaine et l’avait remis au vicomte en lui écrivant qu’il l’attendrait lui et sa femme, sur le port, vers cinq heures.

– Monsieur le vicomte, dit le commandant, mon vieil ami le capitaine du Cervantes va me faire commettre une infraction grave aux règlements maritimes, et je ne puis atténuer cette infraction qu’en mettant en application le principe : Faute avouée est à moitié pardonnée.

« Nous allons nous rendre en cachette à bord du Cervantes.

– C’est assez difficile, dit Fabien en riant et montrant la rade et le port. Il y a toujours des témoins de notre voyage.

– Attendez, répondit le capitaine, j’ai un petit plan que je vais vous développer.

Il étendit la main.

– Tenez, dit-il, voyez-vous le Cervantes, là-bas ?

– Oui, dit Blanche.

– Et un peu plus loin, sur la gauche, cet îlot ?

– Oui, capitaine.

– C’est îlot sert de chantier à une brigade de forçats qui font des cordes et des câbles. On les y conduit le matin et on les y laisse toute la journée sous les ordres de trois ou quatre gardiens. Or, cet îlot renferme une grotte curieuse remplie de stalactites. L’îlot est donc un but de promenade en mer, et je vous y conduis pour vous faire admirer la grotte.

– Très bien, dit le vicomte.

– À la nuit close, poursuivit le capitaine, nous remontons en canot, et, presque au même instant, le capitaine du Cervantes, le duc et la duchesse de Sallandrera descendent dans la chaloupe du navire, et les deux embarcations se rencontrent comme par hasard. Comprenez-vous ?

– Oui, certes, dit Fabien.

Le capitaine offrit sa main à la vicomtesse pour descendre dans le canot ; puis au mot nagez ! les douze forçats se courbèrent sur leurs avirons et l’embarcation sortit du port. Une heure après, Fabien et sa femme mettaient pied sur l’îlot. C’était l’heure où les forçats qui travaillaient au chanvre prenaient leur repas du soir. Ils étaient assis en rond, au bord de la mer, et causaient assez joyeusement. À la vue du commandant, ils se levèrent et ôtèrent leurs bonnets en signe de respect, et pour obéir, sous peine du fouet, à la consigne.

– Bon appétit ! dit le capitaine Gomez en passant.

Il donnait le bras à Blanche de Chamery, et Fabien marchait auprès de lui.

Le capitaine aperçut à trente pas du groupe un condamné qui se tenait à l’écart, et était couché tout de son long. Le forçat, à la vue du capitaine, essaya de se soulever, mais il ne put qu’ôter son bonnet et retomba, étouffant un gémissement de douleur.

– Qu’a donc cet homme ? demanda le capitaine à un garde-chiourme.

– Ah ! répondit ce dernier, c’est le marquis. Il s’est cassé la jambe tout à l’heure. Il faudra l’envoyer à l’hôpital ce soir.

– Ah ! c’est le marquis ?

– Oui, commandant.

– Vous avez des marquis au bagne ? fit le vicomte en riant.

– Oh !… répondit le capitaine en riant aussi, c’est un faux marquis. Mais il est français, dit-on.

– Et quel crime a-t-il commis ?

– Ma foi ! je ne sais pas, dit le commandant du port, les gardiens savent son histoire. Tout ce que je sais, moi, c’est qu’il s’est évadé il y a cinq ans, s’est défiguré pour n’être point reconnu et s’est laissé reprendre huit jours après.

Le forçat gémissait de douleur.

– Pauvre homme !… murmura madame d’Asmolles.

Et, toujours appuyée sur le bras du commandant, elle s’approcha du forçat, que sa jambe cassée empêchait de remuer. Le forçat l’aperçut, la regarda avidement, regarda Fabien d’Asmolles et jeta un cri.

– Pauvre homme ! dit à son tour Fabien. Il est horrible à voir ; mais il paraît souffrir étrangement.

– Commandant, dit Blanche de Chamery d’une voix émue, est-ce que vous n’allez pas faire transporter ce malheureux à l’hôpital et lui faire donner des soins ?

Et elle prit sa bourse, en retira quelques pièces d’or, se pencha vers le forçat et les lui remit :

– Prenez courage, lui dit-elle, Dieu est bon et il pardonne.

À ces mots, que la vicomtesse prononça avant de s’éloigner en s’appuyant sur le bras du commandant, le forçat répondit par un sourd gémissement. Cette femme, qui s’éloignait et qui venait de lui faire l’aumône en lui parlant de la bonté divine et prononçant le mot de pardon, il l’avait appelée sa sœur !…

Et Rocambole oublia un moment ses souffrances physiques ; le forçat aux épaules meurtries par le fouet des gardes-chiourmes, eut un éblouissement et il lui sembla voir passer devant ses yeux, comme un enivrant tourbillon, Paris, les Champs-Élysées, le boulevard des Italiens, tout ce monde étincelant de lumières et de bruit au milieu duquel il avait vécu. Deux grosses larmes jaillirent de ses yeux et il murmura avec désespoir :

– Elle ne m’a pas reconnu !… Oh ! tout ce que j’ai souffert jusqu’à ce jour n’était rien ; voilà le CHÂTIMENT !…

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