XXXV

Fabien prit le comte par la main.

– Soyez calme, soyez fort, lui dit-il.

Le comte Artoff levait sur lui son grand œil bleu, et son regard disait qu’il n’était presque plus fou, tant il était limpide et clair.

– Asseyez-vous là, près de moi, continua le vicomte, et, comme je vous l’ai promis, je vais tout vous dire.

– Allez, dit le comte, je vous écoute.

– Vous avez été fou, dit Fabien.

– Cela doit être, car je ne sais comment je suis ici.

– Vous êtes ici depuis un mois. Mais avant d’être ici, vous êtes allé à Nice.

– C’est bizarre… je ne m’en souviens pas du tout.

– Cela est, comte.

– Et… avant ?

– Avant, on vous a soigné chez vous.

– Mais enfin, depuis quand suis-je donc fou ?

– Depuis trois mois.

Le comte passa la main sur son front, cherchant à rassembler ses souvenirs, et il finit par dire :

– Mais à quel moment suis-je donc devenu fou ?

– Au moment où vous alliez croiser le fer avec Roland de Clayet, sur le terrain, tandis que vous teniez votre épée, au moment de tomber en garde.

– Eh bien ?

– Eh bien ! l’accès vous a pris, vous vous êtes mis aux genoux de M. Roland de Clayet.

– Horreur ! fit le comte en pâlissant.

– Et vous vous êtes pris pour lui. Vous lui avez fait des excuses, vous Roland de Clayet, à lui le comte Artoff.

– Mon Dieu ! murmura le jeune Russe éperdu, est-ce bien vrai, ce que vous me racontez là, vicomte ?

– Sur l’honneur.

– Et… après… qu’ai-je fait encore ?

– On vous a reconduit chez vous.

– Chez moi ?

– Oui.

– À mon hôtel, rue de la Pépinière ?

– Oui, mon ami.

Le comte eut un mouvement de fureur concentrée :

– Mais… elle n’y était pas, au moins, dit-il, elle n’y était pas ?

Et il n’osa prononcer son nom, et sa voix devint sifflante et sembla en passant déchirer sa gorge.

– Elle y était.

– Et elle m’a vu ?

– Elle vous a vu, elle vous a soigné ; c’est elle qui vous a conduit à Nice et vous en a ramené.

– Ah ! murmura le comte, c’est trop d’infamie ; il faut que je me venge !

– J’allais vous le proposer, comte, dit froidement Fabien. Il faut tuer M. de Clayet, il faut tuer la femme qui l’a aimé… il faut les tuer ensemble.

– Ensemble, ils sont ensemble ?

– Certainement.

Les lèvres du jeune Russe blanchissaient et commençaient à se border d’une écume sanglante.

Fabien, si modéré ordinairement, paraissait être devenu un autre homme.

– Que voulez-vous ? dit-il, vous étiez fou… un mari fou est commode…

– Eh bien ! dit le comte, qui se redressa et dont l’œil eut un éclair terrible, ma folie est passée, et je vais le leur prouver à tous deux.

– Tenez, lui dit Fabien, voyez cette lettre.

Et il lui tendit un billet sans signature, mais dont l’écriture ressemblait à s’y méprendre à celle de Baccarat ; cette écriture, que Rocambole avait si merveilleusement imitée que la comtesse Artoff elle-même avait failli s’y tromper, ce billet était un de ceux que Roland avait reçus et qu’il avait conservés.

Comment et pourquoi se trouvait-il dans les mains de M. d’Asmolles ?… C’était sans doute le secret du docteur Samuel Albot…

Le billet était sans date et disait simplement :

« À onze heures, à la petite maison. Je t’attends. »

– Lisez, dit le vicomte. Vous voyez, elle l’attend.

– Mais… où ?… quand ? fit le comte tremblant de fureur.

– À Passy, dans la maison qu’elle a louée tout exprès pour lui.

– Et c’est… aujourd’hui ?

– Oui, mon ami.

Fabien montra du doigt une pendule.

– Venez, dit-il, il est dix heures. J’ai ma voiture et deux bons chevaux à la porte. Nous avons le temps d’arriver à Passy.

– Allons donc, alors !… s’écria le comte, allons, mon ami !…

– Venez, lui dit Fabien.

Et le vicomte frappa à la cloison.

Un domestique parut. Le comte Artoff reconnut son valet de chambre.

Le valet entrait avec le chapeau et le pardessus de son maître.

– Vous voyez bien que je ne suis plus fou, dit le comte, je reconnais mon valet de chambre.

En quelques secondes, le comte Artoff fut habillé.

– Venez, répéta Fabien en le prenant par la main.

M. d’Asmolles fit traverser au comte Artoff le salon voisin, un grand vestibule, descendre quelques marches ensuite, et le pauvre fou, redevenu raisonnable, regarda avec un naïf étonnement le grand jardin dans lequel il se trouvait.

– Comment ! dit-il, il y a un mois que je suis ici ?

– Oui, mon ami.

– Je me suis promené sous ces arbres ?…

– Sans doute, tous les jours.

– Ah ! murmura le comte, c’est votre vue qui vient de me rendre la raison.

– Non, répondit Fabien en souriant.

– Qu’est-ce alors ?

– Un remède indien du docteur Samuel Albot, ce mulâtre qui vous a soigné et que vous avez vu tout à l’heure.

– Tout cela est étrange !

– Ah ! dit Fabien, quand vous serez de retour de Passy, vous en saurez bien davantage, mon ami.

– Oh ! parlez maintenant, parlez… je suis prêt à tout.

– Non, vengez-vous d’abord.

Et Fabien tira de sa poche un joli poignard damasquiné, enfermé dans une gaine de chagrin noir.

– Tenez, dit-il, voici pour punir les coupables.

Le comte Artoff le prit et laissa échapper comme un rugissement.

– Soyez tranquille ! ma main ne tremblera point en le tenant.

Tandis qu’ils échangeaient ces quelques mots, les deux jeunes hommes étaient arrivés à l’extrémité du jardin et se trouvaient devant la grille.

La grille était ouverte et le coupé du vicomte attendait.

– Montez ! dit Fabien.

Puis il dit au cocher :

– À Passy, rue de la Pompe.

Le coupé partit rapide comme l’éclair, regagna Paris, le traversa, et vint, à Passy, s’arrêter à l’entrée de la rue annoncée.

Là, le vicomte fit mettre pied à terre à son compagnon :

– Laissons ma voiture ici, dit-il. On ne surprend point les gens en arrivant à grand bruit.

Le comte Artoff avait la pâleur livide d’un cadavre. Il tenait dans sa main crispée le poignard que lui avait remis Fabien et il en froissait la poignée.

Pendant tout le trajet de Fontenay-aux-Roses à Passy, il avait gardé un silence farouche. Cependant, lorsqu’il eut mis pied à terre et se fut engagé dans la rue, il serra tout à coup le bras à Fabien.

– Regardez-moi, lui dit-il ; je suis pâle, n’est-ce pas ?

– Un peu.

– Eh bien ! cette pâleur, voyez-vous, c’est notre colère à nous, gens du Nord, c’est la colère blanche. Je suis toujours russe, mon ami. Jetez l’écorce du gentilhomme moscovite, vous retrouverez le descendant de Gengiskan !

Fabien s’arrêta devant cette petite maison où Rebecca avait reçu jadis Roland de Clayet. À cette porte stationnait un élégant tilbury à télégraphe, attelé d’un cheval anglais.

– C’est sa voiture, dit Fabien.

Et il sonna.

Une femme de chambre vint ouvrir, parut troublée à la vue de ces deux hommes, inconnus pour elle sans doute, et dit avec précipitation :

– Madame n’y est pas !

– Elle y est, dit Fabien. Nous sommes des amis de M. Roland et tu vas nous laisser entrer.

– Qui dois-je annoncer ?

– Personne. Tiens, voilà pour toi.

Fabien se retourna vers le comte et posa un doigt sur ses lèvres.

– Chut ! dit-il.

La femme de chambre s’effaça, et les deux jeunes hommes traversèrent le vestibule sur la pointe du pied. Ils gravirent un escalier, étouffant toujours le bruit de leurs pas.

Sur le palier du premier étage, M. d’Asmolles s’arrêta et se retourna vers le comte. Le comte était pâle comme un mort, mais il marchait d’un pas ferme, la tête haute, l’œil enflammé.

M. d’Asmolles appliqua son oreille contre une porte :

– Écoutez, dit-il, je les entends.

Le comte se pencha à son tour et eut un frisson d’aveugle fureur. Il entendait une voix qui le faisait tressaillir, une voix qu’il reconnaissait ou croyait reconnaître.

Et comme un rayon de jour filtrait à travers la serrure, il se pencha plus bas encore et appliqua son œil à ce trou.

En face de lui, éclairée par la lumière qui entrait à flots par une croisée ouverte, nonchalamment assise dans une bergère, se trouvait une femme : c’était la comtesse Artoff, mais la comtesse ridée, fanée, vieille de trois ou quatre ans, quoique toujours belle. À genoux devant elle, sur un coussin de moquette, un jeune homme tenait ses mains. Elle disait, assez haut pour que le comte entendît bien distinctement :

– Ainsi, tu m’aimes ?

– Toujours ! répondit le jeune homme, qui se retourna vers la porte.

Le comte reconnut Roland et, ivre de fureur, il fit voler la porte en éclats et se précipita dans la pièce où se trouvaient les deux amants, dégainant le poignard que M. d’Asmolles lui avait donné. Mais, au même instant, une autre porte s’ouvrit, une femme entra et se plaça entre lui et le groupe effaré, qui s’était levé précipitamment. Et le poignard que le comte brandissait lui échappa et tomba sur le parquet ; et il s’arrêta étourdi et comme frappé de la foudre.

La femme qui venait d’entrer, c’était une autre comtesse Artoff, mais plus jeune, plus belle que celle aux pieds de qui il venait de voir Roland. Et celle-là portait la tête haute, elle avait le front pur et le regard limpide ; elle vint à lui et lui posa ses mains blanches sur l’épaule, disant :

– Eh bien ! mon Stanislas bien-aimé, laquelle de nous deux porte ton nom ? Est-ce cette femme qui porte ton nom ? est-ce moi ?

Le comte jeta un cri, comprit tout, tomba aux genoux de sa femme, balbutia le mot de pardon et s’évanouit.

En même temps, le docteur Samuel entra et dit à la comtesse :

– Rassurez-vous, madame, votre mari n’est plus fou. Cette dernière crise l’a sauvé.

Quelques heures après, le comte Artoff, faible encore, car de telles émotions l’avaient brisé, se trouvait assis dans un grand fauteuil, auprès d’une des croisées de la petite maison de Passy.

M. d’Asmolles n’était plus là.

À la place du vicomte, trois personnages entouraient le jeune Russe : ces trois personnages étaient la comtesse, Roland de Clayet, à qui le comte avait tendu la main, et le docteur Samuel Albot.

Le comte venait d’apprendre de leur bouche la terrible histoire que nous savons, et il comprenait tout enfin.

– Mon ami, lui dit la comtesse, maintenant nous pouvons vivre heureux et tranquilles ; sir Williams est mort, et l’héritier de ses vices est réduit à l’impuissance.

– Ainsi, demanda le comte, d’Asmolles ne sait rien ?

– Et il ne saura jamais rien, ni lui, ni sa jeune femme. La pensée qu’ils ont aimé ce misérable et l’ont cru leur frère empoisonnerait leur vie à tout jamais.

– Mais lui ?

– Ah ! le marquis de Chamery, le vrai, celui qui a épousé Conception ?

– Oui.

– Eh bien ! il reviendra dans quelques années bruni par le ciel indien, méconnaissable. Sa femme lui aura raconté jour par jour et presque heure par heure l’existence parisienne de Rocambole ; il l’aura apprise dans ses moindres détails à mesure que ces moindres détails se seront effacés dans l’esprit du vicomte et de sa femme.

Elle lui jeta ses beaux bras autour du cou, se pencha à son oreille et lui dit avec un accent de tendresse sans égale :

– Oh ! j’ai trop souffert et j’ai cru que j’en mourrais. Je veux vivre, à présent, vivre pour toi, rien que pour toi, seule avec toi… Je t’aime !

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