Le baron de B…, ce personnage qu’on a vu pénétrer familièrement, à dix heures du matin, chez une femme qui se faisait appeler mademoiselle de Chamery, passait dans le monde des jeunes sots et des bourgeois crédules pour un ami de famille, un parent, une manière de subrogé-tuteur d’Andrée, qui lui portait un intérêt tout paternel.
En public, Andrée l’appelait mon cher oncle. Sous le manteau de la cheminée, c’était le baron qui devenait le dieu Plutus de la maison.
Mademoiselle Andrée Brunot avait bien, ainsi que l’avait établi tout à l’heure maître Rossignol, dix-neuf mille livres de rente. Mais qu’était-ce que cela pour une femme qui avait trois chevaux dans son écurie, deux mille écus de loyer, une maison montée, et qui dépensait douze ou quinze mille francs pour sa toilette.
Andrée aimait les tableaux, les bronzes de prix ; elle passait l’été à Bade, et jouait avec un sang-froid d’Aspasie. Bon an mal an, elle coûtait au baron de soixante à quatre-vingt mille francs.
Du reste ce dernier, en parfait gentleman, mettait à ses bienfaits une discrétion absolue, ne venait chez Andrée que le matin, lui laissait une liberté complète, et ne paraissait jamais à ces réunions de bel esprit qui avaient ébloui le pauvre Roland de Clayet.
Or, ce jour-là, le baron s’assit au chevet de la jeune femme et lui dit :
– Qu’avez-vous donc rêvé, grand Dieu ?
– J’ai rêvé que je me mariais, répondit-elle.
Le baron laissa bruire un rire moqueur sur ses lèvres.
– Votre rêve est étrange, en effet, dit-il.
– Vous trouvez ?
– Parbleu !
– Ainsi, je ne suis pas femme à me laisser séduire par le goût du mariage ?
– Vous, peut-être ; mais… les autres ?
– Qui, les autres ?
– Les maris.
Et le baron accompagna ce mot d’un sourire fort impertinent.
– Les maris se trouvent toujours, quand on est jolie femme…
– Et vous l’êtes…
– Qu’on a dix-neuf mille livres de rente.
– Et qu’ils sont ruinés.
– Ceci est possible.
– Alors, ma chère, votre rêve n’est pas sérieux, et autant vaut pour vous ne pas vous marier et continuer à souffrir mes adorations.
– Mon cher baron, dit froidement mademoiselle de Chamery, pardonnez-moi d’avoir pris un biais pour vous mettre au courant de la situation : je n’ai pas rêvé que je me mariais, mais j’ai pris la résolution de vous annoncer que je prenais ce parti.
– Ah çà ! ma chère, interrompit le baron, entendons-nous, je vous prie. Parlez-vous sérieusement ?
– Très sérieusement.
– Bah ! vous vous mariez ?
– Je me marie.
– Quand ?
– Mais dans quinze jours peut-être… le plus tôt possible…
– Peut-on savoir avec qui ?
– Non, pour le moment.
– Oh ! ce n’est pas un nom que je demande, c’est un simple renseignement sur la situation.
– Il a vingt-huit ans, il est beau garçon et porte comme vous un titre de baron.
– Authentique ?
– Appuyé de parchemins.
– Et… pauvre ?
– Ruiné.
– Alors, ma chère, répliqua le baron, permettez-moi un seul mot.
– Dites.
– Vous faites là une détestable affaire. Être baron et baronne, et vivre deux sur dix-neuf mille livres de rente, c’est la misère.
– La misère et la vertu, baron.
Le baron, qui avait placé sa canne et son chapeau sur un divan, se leva et alla prendre ces deux objets.
– Adieu, dit-il. Du moment où vous parlez ainsi sans rire et cela entre nous, c’est que vous êtes devenue une femme forte. Vous serez dame patronnesse avant deux ans. Adieu, baronne.
– Adieu, dit-elle.
Il lui baisa la main et fit un pas de retraite.
– À propos, dit-elle, vous savez que vous avez toujours été un cousin de ma mère, aux yeux du monde.
– Je continuerai à l’être. Seulement, continua le baron d’un ton merveilleux d’insouciance, je pars ce soir pour un voyage assez long, qui me privera du plaisir d’assister à votre messe nuptiale.
Et le baron sortit.
– Enfin ! murmura la jeune femme demeurée seule, enfin !
Elle sonna, Justine revint.
– Ah ! mon Dieu ! madame, dit la soubrette, est-ce que vous avez eu une scène avec monsieur ?
– Non.
– Il est pâle comme un mort.
– Bah ! pensa mademoiselle de Chamery, il est froissé. Mais son cœur n’est pour rien dans cette pâleur. Le baron est vaniteux, égoïste, et je romps avec lui sans remords…
Mademoiselle de Chamery se fit habiller. Elle fit une toilette du matin, charmante de simplicité et de bon goût, demanda son coupé et sortit seule.
Il était alors environ onze heures.
Mademoiselle de Chamery se fit conduire rue Saint-Lazare, à l’angle de la rue des Trois-Frères.
Elle entra dans une maison de fort belle apparence, et, en passant, jeta au concierge le nom de madame de Saint-Alphonse. Madame de Saint-Alphonse, cette jolie brune un peu grasse, un peu mûre déjà au temps où Baccarat s’était servie d’elle pour attirer dans un piège, à Saint-Maurice, le faux Brésilien don Inigo de los Montes – madame de Saint-Alphonse, disons-nous avait quatre ans de plus et dépassait de beaucoup la trentaine. Cependant, comme le prince russe, ami du comte Artoff, lui était demeuré fidèle ; comme, en dépit des années, elle était encore jolie à l’époque où nous la retrouvons, la Saint-Alphonse continuait à être une femme à la mode.
Mademoiselle de Chamery entra chez madame de Saint-Alphonse avec l’aisance d’une habituée, ne se fit pas annoncer et, s’étant bornée à demander à la femme de chambre si sa maîtresse était seule, elle alla droit à la chambre à coucher.
Madame de Saint-Alphonse était encore au lit.
– Bonjour, chère, dit Andrée en jetant sur un sofa son manchon et ses gants, comment vas-tu ?
– Et toi ? dit madame de Saint-Alphonse.
Elles se serrèrent la main.
Certes, si M. Roland de Clayet eût pu voir la prude mademoiselle de Chamery entrer chez une femme comme madame de Saint-Alphonse, il eût été bien certainement fort désillusionné sur sa vertu, et n’aurait pas quelques heures plus tard joué le rôle de paladin et injurié son ami le vicomte Fabien d’Asmolles.
– Es-tu seule ? n’attends-tu que lui ? demanda Andrée.
– Oh ! sois tranquille, répondit madame de Saint-Alphonse, j’ai défendu ma porte et on ne te verra point chez moi. Une femme qui va être baronne pour tout de bon…
– En es-tu sûre ?
– Belle question !
– C’est que, ma chère, poursuivit Andrée, je viens de congédier le baron.
– C’est hardi, mais sans danger.
– Il y a mieux, je lui ai parlé de mon futur mari comme si je l’avais déjà vu. J’ai dit qu’il était beau.
– C’est vrai. Il a le visage d’un mauvais sujet, mais il est charmant.
– Et tu es sûre qu’il acceptera ?
– Les gens qui se noient s’accrochent à la main qui les sauve. Ce pauvre Chameroy ne sait plus où donner de la tête. Je l’attends à midi, ajouta madame de Saint-Alphonse, et dans dix minutes il sera ici. Au premier coup de sonnette, tu passeras dans ce cabinet de toilette, d’où tu pourras voir et entendre sans être vue… Mais à propos, si tu as congédié le baron, que vas-tu faire de ce petit Roland ?
– Oh ! celui-là, dit Andrée d’un ton dégagé, ce sera facile.
– Il t’épouserait, Roland, et quand tu voudrais.
– Je le sais, et il y a trois jours j’y songeais sérieusement.
– Il a vingt mille livres de rente, il en aura trente à la mort de son oncle.
Andrée fit un signe de tête affirmatif.
– Je ne comprends pas, poursuivit madame de Saint-Alphonse, que tu puisses lui préférer…
– Ma chère, dit mademoiselle de Chamery, depuis trois mois j’ai fait faire chaque jour à Roland un pas de plus sur la route du mariage. J’avais alors mon but. Le jour où tu m’as découvert le baron de Chameroy, m’apprenant qu’il était ruiné, poursuivi pour quelques misérables dettes, sous le coup d’une contrainte par corps, perdu de réputation et de vices, ce jour-là je me suis juré de faire de lui mon mari.
– Singulière fantaisie !
– J’ai mes projets, murmura Andrée, qui, on le voit, n’avait pas jugé prudent de mettre la Saint-Alphonse dans la confidence du testament.
Un coup de sonnette qui retentit dans l’antichambre interrompit la conversation des deux jeunes femmes.
– Vite ! dit la Saint-Alphonse faisant un signe à Andrée, prends ton manchon et passe par là…
Du doigt elle indiqua le cabinet de toilette.
Andrée s’y glissa, poussa la porte sur elle, et se plaça silencieusement dans un fauteuil roulé auprès de cette porte. De cet endroit elle pouvait, comme l’avait dit madame de Saint-Alphonse, voir et entendre.
Une minute après, le personnage annoncé sous le nom du baron de Chameroy fut introduit. C’était un homme de vingt-huit ans à trente ans, d’une taille élégante, d’une physionomie fort belle, quoique fatiguée, et à laquelle les soucis, les chagrins et une précoce existence de viveur avaient imprimé une sorte de cachet satanique.
Le baron était mis avec une élégance qui dissimulait mal sa pauvreté. Ses vêtements étaient de noble origine, mais déjà lustrés par l’usure ; son chapeau rougissait vers les bords.
Andrée, qui l’examinait du fond de sa cachette avec une vive curiosité, remarqua cependant qu’il avait du linge éblouissant de blancheur et un pied merveilleusement chaussé. C’était, sans doute, la dernière coquetterie de ce gentilhomme à qui il ne restait plus de ressources.
– Bonjour, Edgard, lui dit la Saint-Alphonse en lui tendant la main, et l’accueillant avec un sourire qui trahissait d’anciennes relations.
– Bonjour, Anaïs, répondit-il. Comment vas-tu ?
– Très bien ; assieds-toi près de moi. Nous avons beaucoup à causer.
Le baron s’assit.
– Ma chère Anaïs, dit-il, ton billet m’a un peu surpris. J’étais peu d’humeur à sortir et surtout à revoir mes anciens amis. Mais enfin, les termes en étaient si pressants… as-tu besoin de moi ?
– Oui, fit madame de Saint-Alphonse d’un signe de tête.
– À propos, reprit le baron avec un sourire, si tu as de l’argent à me demander tu t’adresses mal. Je suis ruiné.
– Je le sais.
– Ah ! tu le sais ?
Elle lui prit la main avec cette bonté naturelle aux folles créatures de son espèce :
– Pauvre vieux, dit-elle, je sais aussi bien que toi, mieux que toi où tu en es. Depuis trois jours je t’ai fait suivre, épier, j’ai fouillé ta vie comme un agent de police.
Et tandis que M. de Chameroy faisait un geste de surprise :
– Écoute, Edgard, poursuivit-elle, tu as dix mille francs de lettres de change protestées et qui vont te conduire à Clichy ce soir ou demain.
– C’est vrai, murmura le jeune homme avec un soupir.
– Tu as dévoré cinq cent mille francs en huit ans, tu ne possèdes plus une perche de terre en Vendée, et ce qui est pis que tout cela, hier, à onze heures, tu as joué ton dernier louis et perdu sur parole, en outre, une misérable somme de quinze cents francs.
Le baron devint pâle.
– Il y a six mois, poursuivit la jeune femme, quand il te restait un soupçon d’opulence, les amis auraient fait queue à ta porte pour t’offrir dix mille écus si tu en avais eu besoin. Aujourd’hui, tu battrais tout Paris pour trouver quinze cents francs, et tu reviendrais bredouille.
– Hélas ! fit M. de Chameroy d’un air sombre.
– Or, continua madame de Saint-Alphonse, je te connais, si tu ne paies pas ce soir, tu te brûleras la cervelle.
– J’y songe.
– Tu aurais mieux fait de songer à moi, ton ancienne amie, qui t’ai, du reste, autrefois croqué un bout de ton héritage.
– Ma chère, répondit M. de Chameroy avec tristesse, je suis descendu bien bas, il est vrai, plus bas même que tu le crois, mais…
– Bah ! ne fais pas la bégueule avec moi. Au reste, ce n’est pas pour ces quinze cents francs que je te prêterai à intérêts, si tu veux, que je t’ai fait venir.
– Et pourquoi ?
– Je veux te sauver, je veux te donner dix-neuf mille livres de rente, et une femme de trente ans fort belle encore.
M. de Chameroy recula stupéfait.
– Je devine, dit-il enfin en baissant la tête.
– Ah ! mon cher enfant, répondit la Saint-Alphonse, il est bien certain qu’il y a quelques petites choses à dire, non sur la fortune, elle vient de bonne source, mais sur la femme.
– Et tu la connais ? fit le baron d’un ton singulier.
– Oui.
– Diable ! murmura le gentilhomme ruiné, ceci demande réflexion.
– Tu n’as pas le temps de réfléchir. Un oui ou un non. Si tu dis oui, tu vas déjeuner avec moi, nous sortirons vers une heure et nous irons au Bois. Nous y rencontrerons ta future femme et tu pourras la voir. À quatre heures, tu te présenteras chez elle et dans quinze jours vous serez mariés. Si tu dis non…
– Ma chère, répondit M. de Chameroy, à l’heure où je suis, entre le suicide et le déshonneur d’une part, et, de l’autre, un mariage qui est peut-être l’un et l’autre, je n’ai qu’une grâce à te demander.
– Laquelle ?
– Tu me conduiras au Bois, tu me montreras la femme en question, tu me raconteras son histoire en deux mots, et je te répondrai. Si j’accepte, j’irai tout droit chez elle. Si je refuse, je rentrerai chez moi où je me brûlerai la cervelle.
– Ta parole ?
– Ma parole de gentilhomme, la seule chose à laquelle je n’aie pas encore menti. Quant à ma dette de jeu…
– Oh ! dit madame de Saint-Alphonse en souriant, ne t’en préoccupe pas davantage, mon groom est allé de ta part, ce matin, chez ton débiteur. Il est payé.
M. de Chameroy eut un moment d’émotion :
– Les femmes valent donc encore quelque chose, murmura-t-il.
– Tiens ! fit la Saint-Alphonse, on ne laisse pas un ami se brûler la cervelle, surtout quand on lui a mangé quelques bribes de prairies, de futaies et de labourages en bonne terre vendéenne. À présent, va fumer un cigare dans le salon et envoie-moi ma femme de chambre, je vais m’habiller.
M. de Chameroy sortit.
Aussitôt madame de Saint-Alphonse appela Andrée.
– Eh bien ! fit-elle.
– Il me plaît, dit Andrée. Il a un reste de fierté qui me va et m’effraye en même temps.
– Pourquoi ?
– Peut-être refusera-t-il.
– Bah ! ma chère, dit madame de Saint-Alphonse, tu es belle à tourner une meilleure tête que la sienne, et puis, un homme qui n’a d’autre ressource que celle de se brûler la cervelle, ferme les yeux sur le passé, afin de pouvoir envisager l’avenir.
– Je me sauve, dit Andrée, je vais passer par le couloir, traverser la cuisine et gagner l’escalier de service. À deux heures vous me trouverez au Bois.
Mademoiselle de Chamery s’esquiva. À deux heures, son landau croisa la calèche de madame de Saint-Alphonse, et M. de Chameroy, ébloui de la beauté d’Andrée, dit à sa conductrice : – Ne me raconte rien, je ne veux rien savoir… J’épouse !