Faisons plus ample connaissance avec le vicomte Fabien d’Asmolles.
Fabien avait trente ans. C’était un homme de taille moyenne, d’une belle et mélancolique figure pleine de noblesse, à laquelle un nez droit, de grands yeux noirs et une barbe châtain clair, qu’il portait à l’italienne, donnait une expression de hardiesse calme et de volonté réfléchie.
Fabien était un de ces hommes mûris de bonne heure par l’isolement. Orphelin à seize ans, maître de sa fortune, M. d’Asmolles avait échappé à l’oisiveté et à l’existence ruineuse et vide des jeunes gens de son époque, par un goût prononcé pour l’étude et les voyages. Fabien avait voyagé pendant quatre ou cinq années. À vingt-quatre ans, il s’était fixé à Paris et y avait monté sa maison.
Fabien possédait soixante mille livres de rente environ.
Il habitait rue de Verneuil, à côté de l’hôtel de Chamery, un joli pavillon situé au fond du jardin d’un grand hôtel. Cet hôtel, la propriété du duc de L…, qui n’était point revenu à Paris depuis 1830 et vivait dans ses terres, complètement inhabité, restait confié à la garde d’un vieux suisse qui avait la faculté, cependant, de louer le pavillon, le jardin et les écuries.
Fabien s’était accommodé de tout cela.
Le jardin était vaste, planté de grands arbres, et plaisait à l’humeur sérieuse de M. d’Asmolles. Le pavillon se composait d’un rez-de-chaussée avec salon, salle de bain, fumoir, cabinet de travail, et d’un premier étage où Fabien avait installé sa chambre à coucher, un atelier de peinture, car il peignait avec talent – et une salle d’escrime.
Fabien sortait à cheval le matin, de bonne heure, et descendait la rue de Verneuil au pas. Ce n’était qu’au détour de cette rue qu’il laissait prendre le trot à son cheval. Quand il rentrait, il mettait la même lenteur dans son allure, à partir de l’angle de la rue du Bac.
Les gens qui, à Paris, s’occupent de tout, cherchent une cause déterminée à chaque événement, et qui avaient remarqué cette manœuvre, s’étaient creusé la tête et tourmenté la cervelle inutilement.
Cependant, au bout de quelques mois, un vieil acteur marié à une Dugazon de son âge, qui habitait le troisième d’une maison qui portait le numéro 3, et passait une grande partie de la matinée à fumer à sa fenêtre, avait fini par pénétrer le mystère. Il remarqua que le jeune sportsman longeait toujours le trottoir de gauche, et arrivé au milieu de la rue, en face d’un bel hôtel, levait un peu la tête et paraissait diriger son regard vers le premier étage. Seulement, ce regard était si discret que les propriétaires de l’hôtel n’auraient certainement pas pu s’en offenser. Le mystère s’expliqua pour le vieux comédien et sa moitié. Il y avait sans doute, il y avait bien certainement, derrière les croisées de cet hôtel, une femme dont le vicomte Fabien d’Asmolles était amoureux. Or, cet hôtel était celui de la marquise de Chamery.
Chaque fois que le jeune homme passait, il sentait son cœur battre plus vite et l’émotion le gagner. C’était avec une sorte d’impatience et de tristesse que chaque semaine, depuis environ un an, Fabien voyait arriver le vendredi.
Le vendredi était le jour où les dames de Chamery étaient chez elles pour leurs amis. Et Fabien était de ce nombre.
C’est-à-dire que feu le vicomte d’Asmolles, son père, avait servi avec M. de Chamery, et que, à son arrivée à Paris, Fabien avait été accueilli par ce dernier comme s’il eût été son propre fils.
Lorsque Fabien vint à Paris pour la première fois, Blanche de Chamery était une enfant… Elle avait sept ou huit ans.
Quand il fut de retour de ses voyages, l’enfant était devenue une jeune fille déjà mélancolique et charmante, déjà belle de cette beauté triste et un peu hautaine devant laquelle on s’inclinait avec respect. Mais Fabien, à cette époque, et bien qu’il eût près de vingt-cinq ans, Fabien ne la remarqua point.
Son tuteur, qui avait continué à gérer sa fortune tandis qu’il voyageait, venait enfin de lui rendre ses comptes et de le mettre en possession. Un peu étourdi de son indépendance, de sa vie nouvelle, du soin de monter sa maison et ses écuries, occupé par quelques amours faciles enfin, Fabien négligea l’hôtel de Chamery pendant les trois premières années de son séjour à Paris.
Puis, un soir, il fut tout étonné de se sentir troublé sous le poids de l’angélique et doux regard de Blanche de Chamery, et ce fut alors que sans s’en avouer cependant le motif secret, il vint se loger rue de Verneuil, dans ce pavillon, situé à l’extrémité d’un jardin contigu au jardin de l’hôtel du marquis. Un mois après, Fabien aimait Blanche… Mais Fabien avait sur l’amour et le mariage des idées qui, bizarres à première vue, étaient cependant pleines de sagesse.
Le jour où il s’aperçut qu’il aimait mademoiselle de Chamery, elle venait d’accomplir sa dix-huitième année. Il avait, lui, vingt-neuf ans.
Tout autre, à sa place, se serait dit : « Je suis jeune, j’ai un nom, un visage sympathique, soixante mille livres de rente, et je suis maître de ma destinée. Je vais demander la main de Blanche, et je l’obtiendrai certainement. »
Fabien raisonna tout autrement.
– Il est évident, se dit-il, que M. de Chamery ne me refusera point la main de sa fille. Or, Blanche de Chamery, en jeune fille honnête et soumise à la volonté de ses parents, m’acceptera pour époux. Ce n’est point ce que je veux. Je veux que Blanche m’aime… Si elle m’aime, je l’épouserai. Si je n’ai pas su trouver le chemin de son cœur, je refoulerai mon amour au plus profond du mien.
Et s’étant tenu ce raisonnement chevaleresque, Fabien attendit ; seulement, ses visites devinrent moins rares à l’hôtel de Chamery ; et bientôt il lui sembla que Blanche se troublait et rougissait lorsqu’il arrivait.
Quelques jours de plus, peut-être, et Fabien eût risqué un aveu… Il eût pris les mains de Blanche et lui eût dit :
– Croyez-vous que je puisse être l’homme fait pour vous rendre heureuse, celui qui passera sa vie à vos genoux et fera de votre bonheur sa préoccupation unique et constante ? Si vous le croyez, je vais aller trouver votre père et le supplier de m’appeler son fils.
Mais un événement imprévu vint renverser les projets du jeune homme, souffler sur ses espérances et les détruire impitoyablement. Un jour qu’il se présentait à l’hôtel de Chamery, Fabien rencontra le marquis. Ces dames étaient sorties, le marquis était seul.
Fabien connaissait parfaitement les bizarreries, les monomanies du marquis, bien que ni sa femme ni sa fille ne lui en eussent jamais ouvert la bouche. Il avait remarqué souvent l’humeur sombre de M. de Chamery, sa rare présence au salon, son goût d’isolement et sa tristesse ; mais il était loin de se douter, cependant, que depuis dix-huit années il n’eût jamais adressé, tête à tête, un mot à sa femme ni baisé sa fille au front. Or, ce jour-là, comme il montait avec la familiarité d’un ami de la maison le grand escalier de l’hôtel, et croyait trouver ces dames dans le boudoir de madame de Chamery, il rencontra le marquis.
– Bonjour Fabien, bonjour, mon enfant, lui dit le marquis avec une sorte d’émotion inaccoutumée ; je suis heureux de te voir, d’autant plus…
Il s’arrêta et parut hésiter.
Fabien le regarda avec étonnement.
– D’autant plus, reprit le marquis faisant un effort sur lui-même, que depuis quelques jours je songe à t’entretenir fort sérieusement.
Le marquis remonta, conduisit Fabien dans un petit salon d’été, s’y enferma avec lui d’un air mystérieux, et lui dit :
– Mon cher Fabien, tu es le fils de mon meilleur ami, et je t’aime comme mon enfant. Le crois-tu ?
– Je le crois, répondit Fabien, qui lut dans les yeux de M. de Chamery une affection presque paternelle.
– Eh bien ! poursuivit ce dernier, si tu crois à mon affection, tu demeureras persuadé, j’imagine, que je veux le bonheur de ta vie ?
– Je le crois, répondit encore Fabien.
Et il se sentit ému.
– Écoute, reprit le marquis, je crois, il m’a semblé que tu aimais Blanche.
– C’est vrai, murmura Fabien, qui tressaillit d’espérance.
– Eh bien ! mon enfant, dit tristement M. de Chamery, il faut renoncer à cet amour.
Fabien recula stupéfait.
– J’exige de toi, au nom de ton père mort, au nom de l’affection que je te porte, au nom de l’honneur de ta race que tu dois continuer, j’exige, acheva le marquis, ta parole d’honneur que si je venais à mourir, tu ne la demanderais point à sa mère… car, fit-il, avec une sorte d’ironie, puisque Blanche de Chamery est ma fille, elle ne pourra se marier sans mon consentement, et si elle devait t’épouser, ce consentement, je te le refuserais.
Fabien écoutait, anéanti.
– Mon enfant, acheva M. de Chamery, la cause de mon refus est un secret entre Dieu et moi. Ne cherche point à le pénétrer.
Le vicomte d’Asmolles sortit désespéré de l’hôtel de Chamery. Le lendemain il partit pour l’Italie et y passa un an, résolu à oublier son amour. Au bout d’un an, il revint plus épris qu’à son départ.
Pendant cette année, M. de Chamery était mort.
Fabien avait fait au marquis le serment qu’il avait exigé. Mais s’il renonçait à épouser Blanche, il ne pouvait renoncer à voir la marquise et sa fille. Il se présenta chez elles le lendemain de son arrivée, et les trouva en grand deuil. Le marquis était mort il y avait à peine trois mois. En voyant entrer Fabien, Blanche devint aussi pâle qu’une statue de marbre, et Fabien, qui la vit pâlir, comprit qu’il était toujours aimé. Un moment, le pauvre jeune homme, fidèle à son serment – il avait renoncé pour toujours à Blanche –, songea à quitter Paris de nouveau, à s’expatrier pour de longues années, et à ne revenir que le jour où mademoiselle de Chamery serait mariée à un autre et l’aurait oublié. Mais une noble et chevaleresque pensée le retint : – J’ai juré au marquis, se dit-il, de ne jamais épouser Blanche, mais je ne lui ai point promis de ne pas lui servir de frère. La mort de M. de Chamery laisse ces deux femmes sans protecteur, je leur en servirai, moi, je remplacerai ce fils disparu depuis tant d’années.
Blanche et sa mère avaient tu à Fabien les révélations du marquis mourant, touchant ce fils qu’on avait cru mort pendant si longtemps.
Donc, Fabien resta.
Seulement, autant pour éteindre dans le cœur de Blanche cet amour qu’il devinait que pour apaiser ses propres tortures, Fabien s’éloigna peu à peu, ostensiblement du moins ; il ne vint plus tous les jours, comme autrefois, et Blanche, froissée de cette réserve subite, ne fit rien pour le rappeler. Bientôt il se borna à une visite par semaine, se présenta régulièrement le vendredi, choisissant de préférence les heures où il était certain de rencontrer du monde. Mais chaque jour, à toute heure, dans l’ombre, Fabien veillait sur Blanche et sur sa mère. Chaque jour, en passant, il attachait un long et triste regard sur les croisées de l’hôtel ; chaque soir, se promenant dans le jardin qui entourait son pavillon, il prêtait l’oreille au pied du mur qui le séparait du jardin de l’hôtel de Chamery, espérant entendre la voix de Blanche causant avec sa mère. On comprend maintenant pourquoi à la question de Roland de Clayet : « Es-tu fiancé à mademoiselle de Chamery ? » Fabien avait répondu négativement avec un profond soupir.
On devine sans doute aussi quelle fatale erreur avait dicté la conduite du marquis de Chamery. D’abord le sombre vieillard, convaincu par la lettre posthume de l’abominable mère du marquis Hector, de la culpabilité de sa femme, avait nourri pendant dix-huit années une haine si profonde contre celle qu’il regardait comme l’enfant du crime, qu’il avait frémi d’indignation à la pensée d’une union probable entre elle et son cher Fabien, qu’il aimait comme un fils. Et puis, une autre pensée, fausse sans doute, mais moins égoïste, moins personnelle que la première, avait corroboré sa résolution : « La mère de Blanche m’a rendu le plus infortuné des hommes, s’était-il dit, or Fabien aurait le même sort que moi… »
L’aveuglement du marquis avait donc été la seule cause de la brusque séparation des deux jeunes gens, et de l’obstacle que Fabien regardait comme insurmontable, lorsqu’un événement inattendu le vint renverser et vint apprendre au jeune homme que M. de Chamery, à son lit de mort, l’avait relevé de son serment et lui permettait d’épouser Blanche.
C’était le jour même où Fabien s’était battu avec son jeune et fol ami Roland de Clayet.
Fabien était rentré chez lui après avoir reçu du médecin, appelé en toute hâte, l’assurance que la blessure de Roland était sans gravité. Le vicomte fut très étonné, en franchissant le seuil de l’hôtel qui précédait son pavillon, de voir accourir à lui un domestique de madame de Chamery.
– Ah ! monsieur le vicomte, lui dit cet homme avec vivacité, venez, venez vite.
Fabien tressaillit.
– Mon Dieu ! dit-il, qu’est-il arrivé ?
– Madame la marquise est auprès du lit de mademoiselle Blanche, qui s’est trouvée mal ce matin, et, depuis une heure…
Fabien n’en écouta pas davantage. Il s’élança vers l’hôtel de Chamery, monta l’escalier en courant et se dirigea vers l’appartement de madame de Chamery. Sur le seuil, il trouva la marquise. Elle jeta un cri de joie, puis elle lui barra le passage.
– N’entrez pas ! dit-elle, n’entrez pas !
– Mon Dieu ! s’écria Fabien d’une voix étouffée, et le front couvert d’une pâleur mortelle ; qu’allez-vous donc m’apprendre ?
– Rien, lui dit la marquise, si ce n’est que Blanche s’est trouvée mal… mais elle va mieux… beaucoup mieux déjà… Tenez, allez m’attendre au salon… je vous rejoins.
Fabien n’avait compris, n’avait entendu qu’une chose : c’est que Blanche était malade, mourante peut-être. Il se fit violence pour ne pas écarter madame de Chamery et pénétrer de force dans la chambre à coucher de la jeune fille… Mais comment résister à cette mère qui, les yeux pleins de larmes, lui défendait la porte de son enfant ? Il courba le front et alla attendre au salon, en proie à une anxiété mortelle.
Cinq minutes après, madame de Chamery l’y rejoignit.
Fabien était pris d’une sorte de tremblement convulsif qui frappa la marquise.
– Ah ! malheureux enfant, lui dit-elle, vous voulez donc la tuer ?
– Moi ! exclama Fabien, qui eut peur de comprendre.
– Vous, dit la marquise. Vous vous êtes battu ce matin.
– Madame…
– Oh ! dit madame de Chamery, la femme d’un militaire et d’un gentilhomme comprend ces choses-là, et je ne vais pas vous gronder… mais Blanche a appris que vous alliez vous battre, ce matin même, au moment où vous partiez avec vos témoins…
Fabien fit un geste d’étonnement.
– Vous savez bien, dit-elle, que les fenêtres de sa chambre donnent sur le jardin, que par-delà le mur du jardin on aperçoit un coin de l’allée sablée du vôtre, allée qui conduit à votre pavillon…
– Eh bien ? murmura le pauvre Fabien éperdu.
– Eh bien, ce matin, la pauvre enfant s’est levée au petit jour, prise d’une horrible migraine ; elle a ouvert sa fenêtre et s’y est accoudée. En ce moment même, avec deux hommes, vous traversiez l’allée sablée. La tenue de ces messieurs et une paire d’épées que vous portiez sous le bras ne lui ont laissé aucun doute. Elle a compris que vous alliez vous battre… De ma chambre placée au-dessous de la sienne j’ai entendu un bruit sourd qui m’a réveillée en sursaut. J’ai eu peur, j’ai sonné… Ma femme de chambre, accourue en hâte, est montée chez Blanche. Je l’ai entendue appeler au secours. Alors, épouvantée, je suis montée à mon tour et j’ai trouvé ma pauvre Blanche évanouie, les dents serrées, les membres crispés et couchée sur le parquet. Elle était effrayante de pâleur, et j’ai cru qu’elle était morte… Un médecin est venu, il l’a rappelée à la vie. Elle a ouvert les yeux, m’a reconnue et s’est prise à fondre en larmes. Et puis le délire s’est emparé d’elle – et avec le délire, j’ai tout appris, tout deviné… Elle a prononcé votre nom, parlé d’épées, de témoins, de duel…
Madame de Chamery s’arrêta et regarda Fabien.
Fabien s’appuyait défaillant au marbre de la cheminée.
– Ah ! malheureux enfant, dit-elle enfin ; mais ne comprenez-vous pas que Blanche vous aime, qu’elle vous aime depuis trois années, et que votre indifférence affectée la tue ?
Le vicomte poussa un cri sourd, se cramponna à un siège pour ne point tomber et murmura : – Oh ! mon serment… mon serment !…
– Mais, poursuivit madame de Chamery, vous aussi vous l’aimez, Fabien, vous l’aimez !… Oh ! n’essayez pas de me tromper. Trompe-t-on le cœur et le regard d’une mère ? Ne vous vois-je point en ce moment pâlir et trembler ?… Fabien, mon ami, mon fils ! s’écria d’un ton suppliant cette pauvre femme qui, sans doute, chaque jour, et depuis bien longtemps, voyait couler les larmes de sa fille et en savait la cause, voulez-vous donc tuer ma pauvre Blanche ?
Et il y avait tant de désespoir et de noblesse à la fois dans l’accent de cette mère offrant sa fille à l’homme que sa fille aimait, et pour l’amour de qui celle-ci se mourait lentement, que Fabien tomba à genoux.
– Madame, madame, murmura-t-il, écoutez-moi… Je m’étais pourtant juré que j’ensevelirais mon secret au plus profond de mon cœur, que jamais un mot qui pût vous le faire soupçonner ne jaillirait de mes lèvres…
– Un secret ?… balbutia la marquise.
– Madame, dit Fabien d’une voix entrecoupée de sanglots, j’aime Blanche… et jamais elle ne sera ma femme.
– Mais pourquoi ? pourquoi ? demanda cette mère désolée.
– Parce que j’ai juré au marquis de Chamery votre époux que je lui obéirais.
Et comme madame de Chamery ne paraissait pas comprendre, Fabien lui raconta ce qui s’était passé entre lui et le marquis, et le serment que ce dernier avait exigé de lui, sans vouloir dire quel motif secret le faisait agir ainsi.
Mais quand il eut fini en disant : – Vous le voyez bien madame, ce n’est pas moi qui tue votre enfant, c’est la volonté de son père…
Madame de Chamery poussa un cri de joie :
– Ah ! dit-elle, vous ne savez pas, mon ami, vous ne savez pas que M. de Chamery a changé d’opinion et de volonté à son lit de mort… vous ne savez pas… Oh ! mon Dieu ! s’interrompit la marquise en fondant en larmes, il faut donc tout lui dire.
Alors cette noble femme fit asseoir Fabien auprès d’elle et lui raconta ces dix-huit années de souffrances secrètes passées auprès de ce sombre vieillard qui paraissait avoir la mort au cœur, ses étranges caprices, sa vie pauvre et misérable au milieu de son opulence, et le dernier mot enfin de cette existence torturée, ce mot qui lui était échappé à son heure suprême.
Et alors aussi, Fabien comprit à son tour. Il comprit que M. de Chamery n’avait pas voulu que Blanche l’épousât, lui Fabien, parce qu’il croyait qu’elle n’était point sa fille… Et il comprit aussi qu’en reconnaissant son erreur, le malheureux père avait dû le relever de son serment.
Quand la marquise eut fini, Fabien prit respectueusement sa main et la baisa.
– Ma mère, dit-il simplement, voulez-vous que nous allions voir comment elle va ?
– Venez, dit la marquise.
Quand ils entrèrent, la jeune fille, à qui on avait appris avec quelques ménagements que Fabien était revenu sain et sauf, la jeune fille, disions-nous, était plus calme, et elle s’efforça de lui sourire…
D’un signe, la marquise fit retirer tout le monde. Puis, quand elle fut seule avec Fabien et la malade, elle prit la main de la jeune fille et lui dit :
– Mon enfant, tu as beaucoup à pardonner à Fabien, mais je t’assure qu’il est digne de ton pardon, et je lui ai accordé ta main, qu’il vient de me demander…
Mademoiselle de Chamery jeta un cri et faillit s’évanouir de nouveau.
Mais Fabien la prit dans ses bras et lui dit : – Blanche, ma bien-aimée, ne savez-vous donc pas que je vous ai toujours aimée, et que ma vie entière est à vous ?
Quittons un moment l’hôtel de Chamery pour aller rue Saint-Florentin.