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Le chevalier de Château-Mailly continuait en ces termes :

Tel était le récit extraordinaire que le duc mon père me fit, la veille de sa mort, à Paris, dans ce grand hôtel que nous possédions, rue Saint-Louis, au Marais.

– Mais, m’écriai-je, qu’est devenu cet enfant, ce Sallandrera substitué à un Château-Mailly ?

– Cet enfant, me répondit mon père, le marquis de Château-Mailly est mort en l’appelant son fils.

– Et… il vit encore ?

– Oui, mais il va mourir bientôt.

Et mon père ajouta en souriant :

– C’est moi.

– Vous ?

Il hocha affirmativement la tête.

– C’est moi, répéta-t-il.

– Comment, m’écriai-je, vous, mon père, vous êtes non le fils de M. de Château-Mailly, mais celui du duc de Sallandrera ?

– Oui, me répondit-il.

Il prit alors une liasse de parchemins placés sous son oreiller et me la tendit.

– Avant que tu recherches et trouves dans ces papiers, me dit-il, la preuve de ce que j’avance, laisse-moi te dire comment j’ai appris moi-même quelle était ma naissance.

– Parlez, mon père, répondis-je avec soumission.

Mon père reprit :

– J’avais vingt ans, lorsque le marquis de Château-Mailly, que je croyais mon père, mourut me laissant toute sa fortune et persuadé que j’étais son fils unique.

« Ma mère, ou plutôt doña Luisa da Rocca, l’avait précédé de deux années dans la tombe. Je les avais pleurés tous deux comme un bon fils, j’avais voué à leur mémoire un culte pieux et inaltérable.

« Celui que je croyais mon père me laissait une fortune considérable ; j’héritais de la charge qu’il occupait dans la maison du roi, car il était revenu en France depuis longtemps, et n’eût été la douleur immense que cette perte me causait, j’aurais pu être considéré comme le gentilhomme le plus heureux et le plus favorisé de France et de Navarre.

« Il y avait un mois environ que le marquis de Château-Mailly était mort, lorsqu’un vieux prêtre descendit d’un carrosse de gala à la porte de mon hôtel et demanda à m’entretenir de choses de la dernière importance.

« Sa soutane violette et son anneau épiscopal annonçaient un prince de l’église.

« – Qui dois-je annoncer ? lui demanda mon majordome.

« – L’évêque de Burgos, répondit-il.

« Sa Grandeur fut introduite auprès de moi et me fit force révérences. Puis elle me raconta, à mon grand étonnement, cette histoire que je viens de vous dire.

« Quand je me sers du mot étonnement, je suis loin de la vérité. Les révélations du prélat furent pour moi de la stupeur, et une stupeur douloureuse.

« Je n’avais pas connu, je ne connaissais pas le duc de Sallandrera, que cet homme disait être mon père, et il me sembla que je perdais une seconde fois celui que je pleurais et à qui j’avais toujours donné ce nom.

« Pendant quelques minutes, je demeurai muet, immobile, et comme frappé de la foudre. Enfin, je pus parler, et me redressant tout à coup :

« – Eh ! monseigneur, m’écriai-je, qui me prouve, qui peut me prouver ce que vous avancez ? Qui me dit qu’au lieu d’avoir devant moi un prélat vénérable…

« – Arrêtez, mon fils ! me dit-il avec douceur, ne blasphémez pas, n’insultez pas un serviteur de Dieu. Vous voulez des preuves ?

« – Oui, certes !

« – Vous allez en avoir. Il y a ici, dans cet hôtel, un vieux domestique du nom d’Antoine…

« – Cet homme m’a élevé.

« – Il accompagnait doña Luisa quand elle partit pour aller en pèlerinage à Saint-Jacques-de-Compostelle.

« – Je l’ai ouï dire.

« – Faites venir cet homme.

« Je sonnai.

« – Antonio ! qu’on m’envoie Antonio ! demandai-je d’une voix altérée.

« Antonio vint. C’était un vieillard aussi. Seulement il avait soixante ans, tandis que le prélat paraissait être centenaire.

« L’évêque de Burgos lui dit :

« – Te souviens-tu de la posada ?

« Le vieillard tressaillit et regarda son interlocuteur avec étonnement.

« Alors, l’évêque se redressa, et ajouta :

« – Regarde-moi, Antonio, regarde-moi bien. Ne me reconnais-tu pas ?

« – Le moine ! balbutia Antonio.

« Et sur l’ordre impérieux du moine mendiant, devenu évêque de Burgos et l’un des plus grands dignitaires de l’Église espagnole, le serviteur de feu doña Luisa m’avoua le rôle infâme qu’il avait joué et me livra le secret de ma naissance.

« – Croyez-vous, maintenant ? me dit l’évêque en me regardant.

« – Eh bien ! m’écriai-je, que m’importe ? Est-ce que je connais mon vrai père, moi ? Ai-je été entouré de ses soins, de ses caresses pendant mon enfance ? Que me veut-il ?

« – Mon fils, répondit l’évêque, votre père, le duc de Sallandrera, est aujourd’hui âgé de cinquante ans, il est veuf, et votre frère va mourir d’un coup d’épée qu’il a reçu dans un duel. Votre père vous supplie, par ma bouche, maintenant que celui dont vous portez le nom n’est plus, d’accourir vers lui, et de vous laisser reconnaître pour son fils.

« Et l’évêque me tendit alors une lettre du duc de Sallandrera, lettre signée de son nom, scellée de ses armes, et par laquelle il me rappelait auprès de lui.

« Mais, après l’avoir lue, je répondis avec amertume :

« – Je comprends pourquoi, monseigneur, vous venez à moi, pourquoi le duc de Sallandrera, dont le fils bien-aimé se meurt, dont l’orgueil de caste s’irrite à la pensée que son nom et sa race vont s’éteindre, me rappelle auprès de lui ? Eh bien ! monseigneur, retournez vers le duc et dites-lui qu’il a fait un mauvais rêve, que le marquis de Château-Mailly est le seul père que j’aie connu, aimé, pleuré, et que je ne veux pas porter un autre nom que le sien !

« Et je congédiai fièrement le messager du duc.

« Un an après, j’appris que le vieux duc de Sallandrera s’était remarié pour avoir une postérité tardive, et que le ciel avait exaucé ses vœux en lui envoyant un rejeton.

« Seulement, cette lettre, par laquelle il me reconnaissait pour son fils, était restée en ma possession ainsi qu’une déclaration signée de l’évêque de Burgos et du valet Antonio.

« Or, depuis ce temps, mon enfant, acheva mon père, dont la voix commençait à s’affaiblir, le duc est mort, l’évêque de Burgos aussi, et tous ceux qui connaissent l’histoire bizarre de ma naissance. Ils ont emporté dans la tombe ce secret, dont je suis resté le dernier dépositaire.

« Je vous le transmets, à ma dernière heure, à vous mon second fils, à vous que votre qualité de cadet et les lois du royaume font pauvre au profit du comte votre frère. Si vous croyez devoir revendiquer quelque chose de la fortune des Sallandrera, je vous en laisse libre, avant d’aller rejoindre ceux que j’ai aimés toute ma vie comme les véritables auteurs de mes jours.

Mon père mourut le lendemain, me laissant ces preuves authentiques de ma naissance. Un mois après je partis pour la Russie, sans avoir revu mon frère aîné, qui ignorera et ignorera probablement toujours que la race des Château-Mailly est éteinte depuis le règne de Louis XIV, et que ceux qui la représentent et en portent le nom sont des Sallandrera.

Ici s’arrêtait le manuscrit du chevalier de Château-Mailly, grand-oncle du jeune duc, à qui Baccarat lisait cette histoire plus qu’extraordinaire.

Le colonel des uhlans poursuivait ensuite en son nom :

« Ce secret, mon cher parent, je l’eusse probablement emporté dans la tombe, comme avait fait le vieux duc de Sallandrera, notre véritable aïeul, et j’avais même songé à brûler cette lettre du duc et cette déclaration de l’évêque de Burgos et du valet Antonio, avant de mourir.

« Un mot de la comtesse Artoff a changé toutes mes dispositions. J’ai appris que vous aimiez la fille unique du duc de Sallandrera, que cette fille était fiancée à un neveu qui portait un autre nom, et à qui le duc, faute d’héritier direct, songeait à transmettre le sien… J’ai alors espéré que ces détails, ces documents, pourraient vous être utiles, et je suis prêt à vous envoyer la lettre du duc de Sallandrera et la déclaration de l’évêque de Burgos, si vous pensez qu’elles puissent avoir sur le dernier représentant de cette famille, qui est la nôtre, une véritable influence.

« Votre parent dévoué,

« Le colonel DE CHÂTEAU-MAILLY. »

Lorsque Baccarat eut fini, elle regarda de nouveau le jeune duc.

Celui-ci avait la tête dans ses mains et gardait l’attitude d’un homme qui s’éveille d’un pénible sommeil :

– Je crois que je deviens fou, murmura-t-il enfin.

– Il y a de quoi, en effet, dit la comtesse en riant, mais espérons que vous résisterez et que votre raison vous restera.

– Ainsi, je ne suis pas un Château-Mailly ?

– Mon Dieu, non. Ce dernier est mort à la fin du règne de Louis XIV.

– Ainsi, je devrais me nommer Sallandrera ?

– Dame !

– Mais c’est un rêve…

– Un rêve, dit Baccarat, qui va paraître bien doux à ce pauvre duc de Sallandrera, qui croit déjà son nom éteint pour jamais, et qui va vous supplier, quand il saura ce que je viens de vous apprendre, d’épouser doña Conception. Voyons, acheva la comtesse en souriant, convenez, duc, que mon dernier voyage en Russie vous a été de quelque utilité ?

– Je rêve… balbutiait le duc tout étourdi de ces révélations.

– Eh bien ! poursuivit la comtesse Artoff, si vous rêvez, éveillez-vous et causons.

M. de Château-Mailly ne répondit pas. Il était en proie à une sorte de malaise tout à fait indéfinissable. On ne vient pas dire à un homme que le nom qu’il porte n’est pas à lui, que les données qu’il a toujours eues sur son origine sont erronées, sans le bouleverser étrangement.

Baccarat le comprit.

Mais la comtesse était femme, elle savait bien que le réactif le plus puissant sur ces torpeurs morales est toujours le nom de la femme aimée.

– Vous n’aimez donc plus Conception ? lui demanda-t-elle.

Le duc tressaillit.

– Oh ! si… je l’aime !

– Eh bien ! don José est mort… don José, l’héritier du duc, don José, à qui M. de Sallandrera voulait transporter ses titres et dignités.

– Eh bien ? fit M. de Château-Mailly, qui paraissait ne pas comprendre.

– Comment ! vous ne comprenez pas que le duc, qui vous avait refusé parce qu’il voulait prendre un gendre de sa race, vous acceptera avec empressement ? Mon cher duc, ajouta Baccarat, les Sallandrera sont tous les mêmes, ils ne veulent pas que leur nom s’éteigne… Le jour où le dernier aura vu la lettre de son aïeul, confronté l’écriture avec celle des papiers de famille qu’il possède, le jour où il aura en sa possession la déclaration de l’évêque de Burgos, ce jour-là, mon ami, il ne tiendra qu’à vous de devenir l’époux de mademoiselle Conception.

– Prenez garde ! murmura le duc, ne me donnez pas de folles espérances… si j’étais refusé, j’en mourrais… je me tuerais…

– Tenez, dit Baccarat, rentrez chez vous, écrivez au colonel de Château-Mailly, votre parent et demandez-lui les deux pièces dont nous parlons… Je vais mettre à cheval, dès demain matin, un de mes cosaques, et l’envoyer à Odessa.

– Et nous les aurons ?…

– Dans quinze jours.

– Dois-je écrire au duc de Sallandrera ?

– Non.

– Pourquoi ?

– Parce qu’il faut donner à la tombe de don José le temps de se refermer. Ce que j’en dis est pour le duc et la duchesse, car j’ai la conviction que Conception avait horreur de son futur mari.

– Croyez-vous ? fit le duc dont l’œil étincelait de joie.

– J’en suis sûre.

Et Baccarat ajouta :

– Quand nous aurons les deux pièces, lorsque M. de Sallandrera et sa famille seront de retour à Paris, vous me laisserez agir et négocier votre mariage… Adieu !… je viens d’entendre un coup de sonnette, puis des pas et une voix bien connue. Je crois que ma sœur est au salon et m’attend.

– Adieu, comtesse, dit le duc en lui baisant la main : Voulez-vous me permettre d’emporter la lettre de mon parent ?

Et il désignait sous ce nom le manuscrit dont il venait de prendre connaissance.

– Emportez, adieu… mais revenez dans trois jours dîner avec nous. Le comte arrivera bien certainement après-demain dans la nuit.

Et, tandis que la comtesse Artoff allait rejoindre sa sœur Cerise, dont elle avait entendu la voix dans la pièce voisine, le duc s’en alla, emportant le manuscrit qui renfermait l’histoire de son étrange origine.

Madame Léon Rolland, c’est-à-dire Cerise, était dans le grand salon de l’hôtel Artoff.

Cerise n’avait pas voulu attendre la visite de sa sœur, elle était accourue en recevant son billet, et elle entra dans l’hôtel Artoff, tenant son fils par la main, un joli bambin de six ans, qui avait les cheveux noirs de sa mère et ses lèvres de carmin, tandis que ses yeux bleus et les traits de son visage rappelaient d’une manière frappante Léon Rolland.

La fortune de ce jeune ménage était allée toujours progressant. À cette heure, Roland, qui avait trente-six ans à peine, était un des plus riches fabricants du faubourg Saint-Antoine, un des plus considérés et des plus honorables surtout. Léon avait son appartement sur le boulevard Beaumarchais, et avait conservé ses ateliers dans le faubourg.

La vieille mère était morte. Depuis lors, Cerise avait dû renoncer à toute autre occupation pour se consacrer à l’éducation de ses deux enfants, le petit bonhomme de six ans et une jolie petite fille de trois.

Au Marais, on disait maintenant Madame Rolland.

Cerise avait une demi-fortune, c’est-à-dire une voiture à un cheval qui servait bien plus à son mari pour ses courses qu’à elle-même, ce qui n’empêchait point qu’on ne dit : le coupé et le cheval de madame.

On le voit, dans une sphère plus modeste, la sœur de Baccarat avait prospéré, et il était loin le temps où la jolie petite Cerise amassait sou à sou, avec le produit ingrat de sa journée d’ouvrière, l’argent nécessaire à l’acquisition de son trousseau de mariée.

Les deux sœurs s’embrassèrent avec effusion. Puis Cerise regarda attentivement la comtesse.

– Oh ! c’est bizarre, murmura-t-elle.

Étonnée, Baccarat la regarda.

– Quand es-tu arrivée ?

– Il y a trois heures.

– Bien vrai ?

– Comment, bien vrai ?… Est-ce que je mens par hasard ? demanda Baccarat en souriant.

– Oh ! c’est bizarre… répéta Cerise.

– Voyons, explique-toi…

Baccarat prit le fils de Cerise sur ses genoux et fit asseoir la mère auprès d’elle sur un canapé.

– Explique-moi, ajouta Baccarat, comment il peut être étrange et bizarre que je sois arrivée aujourd’hui ?

– C’est que j’ai cru te voir à Paris hier.

– Moi ?

– Oui.

– Tu m’as vue à Paris hier ?

– J’ai cru te voir, du moins.

– Oh ! en effet, dit Baccarat, c’est plus qu’étrange, cela.

– Sur le boulevard, vers trois heures, dans un coupé bleu attelé d’un cheval gris de fer. Tu étais avec un jeune homme… Oh ! la ressemblance de la femme que j’ai vue avec toi était si complète, que j’ai poussé un cri.

– Hier, dit Baccarat, à l’heure où tu m’as vue sur le boulevard dans un coupé, j’étais dans ma chaise de poste à trois lieues de Nancy. Mais, ajouta-t-elle, ce que tu me dis là, on me l’a déjà dit il y a cinq ou six ans. Il paraît qu’il y avait au Quartier latin une femme qui me ressemblait.

– C’est peut-être elle.

Baccarat se prit à sourire.

– Ces femmes, vivent-elles six ans ? dit-elle. Elle est peut-être morte, celle-là… C’en est une autre. D’ailleurs, beaucoup de blondes se ressemblent et me ressemblent.

Baccarat n’attacha pas d’autre importance à ce que venait de lui apprendre Cerise, et les deux sœurs passèrent ensemble le reste de la soirée sans que la comtesse eût reparlé de cet incident.

– Me tromperait-elle ? pensa Cerise en s’en allant, et aurait-elle quelque nouveau secret dans sa vie !

Certes, Baccarat était loin de se douter que la ressemblance dont il venait d’être question était frappante, à ce point que sa sœur en arriverait à mettre en doute sa franchise et sa véracité.

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