LI

Le lendemain du jour où Baccarat et le duc de Château-Mailly avaient concerté ensemble ce plan de conduite si simple, qui consistait à attendre l’arrivée des deux pièces si importantes que possédait le vieux colonel de uhlans et le retour du duc de Sallandrera pour lui redemander officiellement la main de Mlle Conception, l’homme aux cheveux blonds et à la polonaise à brandebourgs, cet homme mystérieux à qui Zampa s’était donné corps et âme, fumait tranquillement un cigare au coin du feu du petit salon de la rue de Surène.

On sonna.

Comme Rocambole avait congédié son valet de chambre, ou plutôt qu’il l’avait donné à M. Roland de Clayet, il alla lui-même ouvrir sa porte.

Seulement, il eut la précaution de passer dans un petit cabinet qui tournait autour de l’escalier et dont la fenêtre donnait sur le palier. Avant d’ouvrir, il voulait voir à quel visiteur il avait affaire.

Ce visiteur était Zampa.

Rocambole lui ouvrit, verrouilla soigneusement sa porte quand il fut entré, et le conduisit au fond de l’appartement.

Zampa avait un air mystérieux et une fleur de sourire sur les lèvres.

– Eh bien ! dit l’homme à la polonaise.

Zampa s’assit.

– J’ai du nouveau, dit-il.

Rocambole tressaillit.

– Ah ! tu as… du nouveau ?

– Mais oui.

– Voyons ?

– Vous savez que mon maître actuel, M. le duc de Château-Mailly, m’a pris les yeux fermés, grâce à la lettre de Mlle Conception ?

– Je le sais.

– Et qu’il lui a suffi que j’eusse servi don José pour qu’il m’accordât sa confiance ?

– Parbleu ! dit Rocambole.

– Or, depuis trois jours que je suis à son service, j’ai si bien étudié le duc, que maintenant je le sais par cœur.

– C’est ce que doit savoir un valet intelligent et ambitieux.

– M. le duc, poursuivit Zampa, aime Mlle Conception, c’est évident.

– Je le crois aussi.

– À la façon dont il m’a questionné sur l’hôtel Sallandrera et les habitudes du duc et de la duchesse, le doute n’est plus permis.

– Mais comme il a été refusé, il doit être assez mélancolique ?

– Il l’était.

– Il ne l’est donc plus ?

– Non.

– Depuis quand ?

– Depuis hier soir.

– Diable ! fit Rocambole.

– Je vous disais bien, continua Zampa, que j’avais du nouveau. M. le duc a dîné à l’hôtel, hier. Comme il s’apprêtait à sortir, on lui a apporté un billet.

– De qui ?

– De la comtesse Artoff, qui venait d’arriver.

– Et ce billet ?

– Invitait le duc à se rendre sur-le-champ rue de la Pépinière. Cette invitation a bouleversé le duc, et il a demandé sa voiture d’une voix émue, fiévreuse ; je l’ai habillé à la hâte, et il est parti sans avoir songé à donner dans la glace un coup d’œil à son nœud de cravate.

Rocambole se prit à sourire.

Cependant l’élève de sir Williams était légèrement inquiet.

– Après ? fit-il.

– M. le duc est revenu deux heures après, poursuivit Zampa, et ce n’était plus le même homme. Il était visiblement agité, mais son agitation était joyeuse.

– Ah !… et sais-tu pourquoi ?

– Non ; mais nous le saurons probablement quand vous aurez ouvert cette lettre que le duc a écrit avant de se coucher et qu’il m’a chargé de porter chez la comtesse Artoff. M. le duc dort encore, car il a passé la nuit à lire.

– Et qu’a-t-il lu ? demanda Rocambole, qui prit des mains du valet de chambre une lettre assez volumineuse.

– Un gros cahier de papiers, qu’il a soigneusement enfermé dans son secrétaire.

– Et qui venait de chez la comtesse ?

– C’est probable.

Rocambole se mit alors à examiner la lettre que Zampa était chargé de porter rue de la Pépinière.

Il était facile de deviner que cette lettre en renfermait une autre.

Zampa tira de sa poche une montre.

– M. le duc, dit-il, m’a chargé en outre de porter sa montre chez l’horloger. Les breloques sont après. Parmi les breloques se trouve le cachet dont il s’est servi pour sceller sa lettre.

– Tu es un valet intelligent, dit Rocambole charmé de la précaution.

Puis il ouvrit un tiroir, y trouva une enveloppe de même grandeur que celle de la lettre, et de la cire bleue de même nuance que la cire du cachet. Mais avant de rompre celui-ci, il examina fort attentivement l’écriture de la suscription. Après quoi il prit une plume, et sur l’enveloppe blanche, il copia textuellement ces mots :

À madame la comtesse Artoff,

En son hôtel, rue de la Pépinière.

– Tiens ! dit Zampa, vous avez exactement l’écriture du duc, et il s’y tromperait bien certainement lui-même.

– J’ai toutes les écritures, répondit Rocambole avec gravité. Et il ajouta mentalement : « Même celle de Mlle Conception, ce qui m’a permis de te recommander sous son nom à M. de Château-Mailly. »

La nouvelle adresse écrite, l’élève de sir Williams brisa sans façon le cachet de la lettre.

Ainsi qu’il l’avait pensé, l’enveloppe renfermait d’abord un simple billet, puis une seconde lettre. Le billet était pour Baccarat.

Rocambole le déplia et le trouva conçu en ces termes :

« Chère comtesse,

« J’ai passé la nuit à lire et à relire ce curieux manuscrit qui vous a été remis par mon parent, le chevalier de Château-Mailly, et l’étrange histoire de ma famille va, sans doute, me faire faire des rêves plus étranges encore. Je vous écris à quatre heures du matin, ce billet que mon valet de chambre vous portera vers dix heures, ainsi que ma lettre au vieux colonel de uhlans. Ah ! comtesse, comtesse, si, grâce à cette mystérieuse origine qui vient de m’être révélée, j’épouse Conception un jour, ne vous devrai-je pas mon bonheur tout entier ?

« Quand j’y songe, j’ai le vertige et me sens devenir fou.

« Je vous baise les mains.

« Duc DE CHÂTEAU-MAILLY.

« P.-S. – Je ferme ma lettre au colonel avec un simple pain à cacheter, car je suppose que vous lui écrivez aussi et que ma lettre sera contenue dans la vôtre. »

– Oh ! oh ! murmura Rocambole, voici un billet dont il me faut chercher le sens dans la seconde lettre ; car, ma parole d’honneur, je n’y comprends absolument rien.

Une bouilloire était placée devant le feu. Rocambole la mit sur les tisons ardents, et deux minutes après, l’eau en ébullition commença à soulever le couvercle. Alors l’homme à la polonaise, usant d’un moyen bien connu, s’empara de la lettre adressée au colonel de uhlans, et la plaça verticalement au-dessus de la vapeur. Le pain à cacheter se gonfla à la vapeur humide et chaude qui se dégageait de la bouilloire, il devint malléable, et les bords du papier se décollèrent.

Rocambole ouvrit la lettre et lut :

« Mon cher cousin,

« Ainsi donc, nous ne sommes Château-Mailly que par le nom, et le sang de Sallandrera coule dans nos veines ? »

Cette première phrase fit faire à Rocambole un véritable soubresaut dans son fauteuil. Il crut avoir mal lu et subi les effets d’une hallucination. Mais ce fut bien autre chose lorsqu’il eut continué par la phrase suivante :

« Bien certainement le duc de Sallandrera sera fort étonné, quand il saura que nous sommes des Sallandrera comme lui, et que, même, nous pourrions revendiquer le titre de branche aînée…

« Foi de duc, mon cher cousin [continua à lire Rocambole, qui avait le vertige], il ne faut rien moins que votre témoignage et la lecture de votre manuscrit, pour que je puisse croire à cette histoire extraordinaire. Je vous avouerai que j’attends avec impatience cette lettre du duc Philippe de Sallandrera, reconnaissant notre aïeul pour son fils, et la déclaration de l’évêque de Burgos, confirmant la substitution de l’enfant.

« Si je n’aimais passionnément Mlle de Sallandrera, j’imiterais notre aïeul, mais l’amour est impérieux, et je vous supplie de m’envoyer les deux pièces en question le plus tôt possible. »

Suivaient quelques phrases banales.

Rocambole était devenu fort pâle à la lecture de cette lettre, qui ne donnait pas la clef de l’énigme, mais la laissait pressentir.

– Ah ! morbleu ! murmura-t-il, il me faut ce manuscrit dont parle le duc, il me le faut à tout prix.

– Vous l’aurez, dit Zampa.

– Quand ?

– Mais aujourd’hui même. Le duc va à La Marche. Il est intéressé pour une forte somme dans les courses. J’ai bien pensé que vous auriez besoin de ce manuscrit et j’ai levé avec la cire les empreintes des serrures du secrétaire. Et vous voulez vous charger de faire faire les clefs, en mettant le prix, vous les aurez dans deux heures.

– Très bien, dit Rocambole, qui prit les deux empreintes et les examina. Voici dix louis, tu te rendras rue de Lappe, dans le faubourg Saint-Antoine, au n° 67, et tu trouveras au quatrième étage, à gauche de l’escalier, une petite porte sur laquelle se trouve une plaque en cuivre avec ces mots :

Serrurier en vieux.

« Tu frapperas ; un homme viendra t’ouvrir et tu lui diras :

« – Faites-vous les clefs de cinq louis ?

« – Certainement, te répondra-t-il.

« Tu lui donneras tes empreintes et tu auras du malheur s’il n’a pas, toutes faites, les clefs dont nous avons besoin.

– C’est bien ; j’irai en sortant de chez la comtesse.

Rocambole recacheta soigneusement les deux lettres, rendit le cachet à Zampa et lui dit : – Je t’attendrai ici à deux heures.

Zampa s’en alla chez la comtesse Artoff, remit la lettre de son maître, puis monta dans une voiture de place et se fit conduire bon train rue de Lappe.

Le serrurier en vieux, à qui l’homme à la polonaise envoyait Zampa, était, on s’en souvient, un des héros des Valets de cœur. C’était lui qui avait forgé et limé toutes les fausses clefs dont l’association avait eu besoin. Le club dissous, le serrurier avait continué son honnête petit commerce pour son compte. Le marquis de Chamery s’en était assuré à son retour à Paris, sans toutefois se montrer et se faire reconnaître. Le serrurier répondit affirmativement à la question qui lui fut posée par Zampa et, comme l’avait pressenti Rocambole, il lui trouva deux clefs à trèfle qui se rapportaient exactement aux empreintes.

Zampa donna dix louis et les emporta.

Moins d’une heure après il pénétrait dans la chambre de son maître et l’éveillait.

M. de Château-Mailly avait rêvé de Conception toute la nuit, et comme Rocambole, il avait entrevu un coin du manteau de grand d’Espagne, ce manteau que le duc de Sallandrera voulait transmettre à son gendre. Il s’éveilla donc en belle humeur, et comme le soleil de mai éclairait la chambre à coucher, il fit une toilette printanière, s’affubla du voile vert des sportmen et monta dans une voiture de courses à quatre chevaux, qu’il conduisit lui-même à grandes guides. Le duc, pour obéir à la mode, allait rêver de ses amours sur le turf de La Marche.

Le duc parti, Zampa ouvrit le secrétaire, y prit le manuscrit et l’apporta rue de Surène, où Rocambole attendait avec une vive impatience.

Une heure après, le marquis de Chamery se trouvait au deuxième étage de son hôtel, rue de Verneuil, chez l’aveugle sir Williams, à qui il venait de raconter la teneur du manuscrit tracé de la main du colonel de uhlans, le chevalier de Château-Mailly.

Zampa, on le devine, s’était empressé de le réintégrer dans le secrétaire du duc.

– Eh bien ! mon oncle, dit-il, lorsque sir Williams eut gravement écouté jusqu’au bout, que penses-tu de cela ?

– Je pense, écrivit sir Williams sur son ardoise, qu’il y a neuf chances sur dix que le duc de Château-Mailly épousera M lle  Conception de Sallandrera.

– Ne dis pas cela, mon oncle, s’écria Rocambole, je serais capable de t’étouffer !

L’aveugle laissa glisser un sourire plein de bonhomie sur les lèvres muettes. Puis il haussa légèrement les épaules. Puis il écrivit :

– Pour que cela ne soit pas, il faut d’abord que Baccarat se trouve dans l’impossibilité de s’occuper du duc. Il faut donc précipiter la petite comédie que nous avons imaginée.

– On ira vite en besogne, dit Rocambole ; vous pouvez y compter, mon oncle.

– Il faut ensuite, écrivit l’aveugle, que le comte ne meure pas.

– Qui, le comte Artoff ?

– Oui.

– Pourquoi ?

– Parce que, le comte mort, c’est-à-dire tué en duel par Roland de Clayet, la comtesse le pleurera, et, pour distraire sa douleur, s’occupera de M. de Château-Mailly.

– Ah çà ! dit Rocambole, je ne vois plus à quoi sert la comédie.

– Tu le verras.

– Quand ?

– Le jour du duel du comte avec Roland.

Rocambole regarda attentivement et presque avec défiance sir Williams.

– Mon oncle, lui dit-il, je crois que la douleur et les chagrins vous font perdre la tête.

L’aveugle haussa de nouveau les épaules, et son sourire moqueur vint prouver à Rocambole qu’il avait conservé toute sa maligne intelligence. Il reprit son ardoise et écrivit :

– Mon neveu, vous êtes un sot.

– Pourquoi ?

– Parce que, avec vous, il faut toujours mettre les points sur les i.

– Ma foi, dit Rocambole, si le comte ne doit pas être tué.

– Il ne le sera pas.

– À quoi bon le faire battre ?

– C’est nécessaire.

– Est-ce pour tuer Roland ?

L’aveugle secoua la tête.

– J’ai imaginé beaucoup mieux, continua-t-il d’écrire, le comte deviendra fou.

– Quand ?

– Sur le terrain.

– Si vous parvenez à ce résultat, dit Rocambole, c’est que le diable vous aura donné une recette.

– Je l’ai.

– Peut-on la connaître ?

– Non, fit l’aveugle d’un signe de tête.

Et il ajouta sur son ardoise : – On vous dira cela plus tard, mon neveu.

– Bien ! murmura Rocambole, à qui sa foi profonde en sir Williams était revenue. Est-ce tout ?

– Non, fit l’aveugle.

Et sir Williams écrivit encore :

– La comtesse Artoff a envoyé, c’est probable, un messager à Odessa ; le messager ira à franc étrier, sera dix jours en route, se reposera vingt-quatre heures et repartira. Il sera donc de retour avant un mois. Quand il arrivera la comtesse aura bien autre chose à faire qu’à songer à un Château-Mailly si son mari est fou, si elle est aux trois quarts perdue de réputation ; mais elle enverra le messager à M. de Château-Mailly.

– Diable !…

– Armé de ces deux pièces, qui doivent décider le duc de Sallandrera à faire de lui son gendre, M. de Château- Mailly n’aura plus besoin de personne. Il sera donc nécessaire de les supprimer.

– Mon oncle, interrompit Rocambole, pour supprimer les deux pièces, il faudra peut-être supprimer le messager, et c’est une besogne qui répugne quelque peu au marquis de Chamery.

Sir Williams eut un geste d’impatience.

– On trouvera quelqu’un, répondit-il avec son ardoise, Zampa, par exemple. Puis il ajouta : Les deux pièces supprimées, on ne supprimera pas la parole d’honneur de M. de Château-Mailly, le témoignage du colonel ; enfin la situation sociale, la grande fortune et le titre de duc de ce prétendant.

– C’est juste, murmura Rocambole, qui vit les obstacles se multiplier. Que faire alors ?

– Supprimer le duc.

Le marquis de Chamery fit un soubresaut sur son fauteuil.

– Mais vous voulez donc m’envoyer au bagne, cher oncle ? s’écria-t-il.

Sir Williams était en veine de sarcasme et de belle humeur.

Rocambole vit cette réponse se dérouler sur l’ardoise :

– Il y a longtemps que vous devriez y être, mon cher enfant.

– Vieille canaille ! murmura Rocambole en riant, si j’y étais, je ne voudrais pas de toi pour compagnon de chaîne. Tu es laid à faire peur.

L’aveugle ne sourcilla point ; mais son crayon traça ces mots : – Le marquis de Chamery n’a pas plus de pénétration que le vicomte de Cambolh, et il fera bien de s’en rapporter à son bon oncle sir Williams.

– Pour aller au bagne ?

– Non, pour mener à bien toute cette affaire et le conduire au pied des autels, où il épousera Conception.

– Le dénouement est joli…

– Seulement, il faut que l’étourdi se contente d’obéir et n’interroge pas.

– Soit. Que dois-je faire ?

– Aller chez Rebecca, et lui dicter le billet suivant :

« Mon Roland bien-aimé,

« Hélas ! je ne suis pas libre ce soir. Mais demain, soyez chez vous à cinq heures précises. Vous me verrez, et je vous donnerai une heure tout entière…

« Celle qui vous aime. »

– Est-ce tout ?

– Oui, pour le moment. Allez, mon neveu.

Et sir Williams, l’aveugle et le mutilé, redevenu la forte tête qui dirigeait les Valets de cœur, congédia son élève d’un geste plein de dignité.

Rocambole demanda son coupé et se fit conduire à Passy, rue de la Pompe, où la fausse comtesse Artoff attendait ses ordres.

Share on Twitter Share on Facebook