LIX

Le comte Artoff avait laissé le jeune M. Octave abasourdi et presque épouvanté de la scène qui venait d’avoir lieu ; puis il était remonté à cheval et avait lancé sa monture ventre à terre jusque à la barrière de l’Étoile. Mais, là, il s’était arrêté, ordonnant à son laquais de reconduire les chevaux à l’hôtel.

Puis il était monté dans le premier coupé de remise qu’il avait rencontré.

– Rue de Verneuil, hôtel de Chamery, avait-il dit au cocher.

Le comte voulait voir Fabien. Il voulait le voir, parce qu’il se souvenait que le vicomte avait, l’avant-veille, arraché la lettre que Roland voulait montrer, et qu’il l’avait brûlée. Or, si Fabien s’était conduit ainsi, c’est qu’il était dans la confidence de M. de Clayet. L’action de Fabien, l’enveloppe de la lettre, le récit complaisant de M. Octave, se réunissaient pour former un faisceau de preuve devant lesquelles l’homme le plus incrédule eût ouvert forcément les yeux. Et cependant le comte essayait de douter encore, tant il aimait sa femme, tant il avait eu foi en elle… tant, la veille encore, elle lui avait semblé noble et pure… Mais les doutes du comte ne pouvaient être de longue durée. Il comprit que le vicomte d’Asmolles allait lui dire la vérité, s’il le contraignait à parler, et c’est pour cela qu’il renvoyait son cheval, et, au lieu de rentrer chez lui, se faisait conduire chez Fabien. D’ailleurs, le comte avait bien senti qu’il était capable de tuer sa femme, s’il se trouvait face à face avec elle… Et il l’aimait encore ! Il l’aimait avec tout l’emportement du désespoir.

Fabien venait de quitter Blanche, après le déjeuner, et il était occupé à écrire quelques lettres, lorsque le comte Artoff entra chez lui comme une bombe.

– Comment ! c’est vous, cher comte ? dit Fabien, qui, en voyant la pâleur du comte, devina qu’un malheur était arrivé.

– C’est moi, dit le comte, et j’ai affaire à vous.

Fabien lui avança un siège, et ne s’aperçut point que le comte ne lui tendait pas la main. Le Russe demeura debout.

– Mon cher vicomte, dit-il, vous êtes très lié, je crois, avec M. de Clayet ?

– Oui et non, dit Fabien, qui tressaillit au nom de Roland. Il a six ou sept ans de moins que moi, mais nos pères étaient amis, et j’ai promis à son vieil oncle, son tuteur, de veiller sur lui, au milieu de l’océan parisien.

Le comte Artoff poursuivit :

– Il y a bien six ou sept ans, dit-il, que nous sommes liés, nous, n’est-ce pas ?

– Oui, certes, mon cher comte.

– Avez-vous été sérieusement mon ami ?

– Je crois l’être toujours. Mais, dit Fabien en souriant et comme s’il eût espéré encore pouvoir détourner l’orage, pourquoi diable prenez-vous ce ton cérémonieux, mon cher comte ?

– Vous voulez dire solennel, n’est-ce pas ?

– Peut-être.

– C’est que, répliqua gravement le comte, l’un de vos deux amis, peut-être moi, peut-être M. de Clayet, sera mort demain à pareille heure.

Fabien se leva vivement.

– Êtes-vous fou ? dit-il.

– Mon cher vicomte, reprit le Russe, je vais vous poser nettement une question et j’invoque votre amitié pour y répondre.

– Faites, dit Fabien.

– Avant-hier, au cercle de M. de Château-Mailly. M. Roland de Clayet, qui jouait avec nous, a reçu une lettre.

– Oui, dit M. d’Asmolles.

– Cette lettre, il allait la montrer à M. de Chamery, votre beau-frère.

– C’est encore vrai.

– Vous la lui avez arrachée des mains.

– Je l’avoue.

– Vous l’avez brûlée.

Fabien fit un signe de tête affirmatif.

– Pourquoi ?

Le comte accentua nettement et avec une intonation étrange cet adverbe.

– Parce que, répondit Fabien, poussé dans ses derniers retranchements, Roland est un fat.

– Ceci n’est point me répondre, mon cher vicomte.

– Eh bien ! parce que, reprit Fabien, Roland allait compromettre une femme.

– Pardon, observa le comte, dont le sang-froid terrible ressemblait à ce calme plein de menaces qui précède les grandes tempêtes ; pardon, mon ami, laissez-moi vous faire observer que si vous n’aviez pas connu la femme dont vous parlez…

– Je n’eusse pas agi ainsi, n’est-ce pas ?

– Sans doute.

– J’en conviens, répondit M. d’Asmolles.

Le comte Artoff poursuivit :

– Or, non seulement vous la connaissez cette femme, mais plus d’un de ces messieurs, M. Octave entre autres, la connaissait aussi, de nom au moins, car on a souri, chuchoté.

– Ceci est possible, répliqua Fabien. Roland ne peut garder un secret.

– Alors, convenez, mon ami, que votre action de brûler la lettre n’avait plus aucune raison, puisque la galerie était dans la confidence.

Fabien n’avait pas prévu cette argumentation terrible de logique ; il se troubla et garda le silence.

Le comte reprit :

– Un autre motif plus puissant, plus impérieux vous guidait. Ce motif, le voici : parmi nous il était un homme qui est le mari de cette femme… Vicomte, acheva solennellement le comte Artoff, je vous adjure sur l’honneur de me répondre.

– C’est vrai, murmura Fabien anéanti.

– Oh ! continua le jeune Russe, je ne vous demande pas encore le nom du malheureux dont l’honneur était livré aux risées de trois ou quatre jeunes fous. Mais, à votre tour, vous allez m’écouter.

– Parlez, murmura Fabien.

– Après votre départ, je suis demeuré à la table de jeu. Sous cette table était tombée l’enveloppe de la lettre que venait de recevoir M. de Clayet. Je l’ai ramassée et j’ai reconnu l’écriture : c’était celle de ma femme !

Fabien fit un geste de désespoir et ne répondit pas.

– Je suis rentré chez moi alors, et j’ai montré cette enveloppe à ma femme. Elle a jeté un cri d’étonnement, de stupeur, et ce cri était tellement sincère que j’ai cru, pendant un moment, que M. de Clayet était le plus infâme des hommes, et qu’il avait contrefait ou fait imiter cette écriture.

– Ceci est possible encore, dit Fabien, qui espéra que le comte n’aurait pas eu d’autres preuves de la culpabilité de sa femme, non de la part de Roland, mais de la part de quelque drôle qui aurait voulu le mystifier.

– Attendez, dit le comte… je n’ai point fini. Ma femme m’a offert d’inviter M. de Clayet. Vous avez passé la soirée avec lui chez moi.

– Et je n’ai surpris ni un regard ni un mot qui puisse faire croire…

– Attendez… attendez encore !…

Et le comte raconta succinctement, avec calme, d’une voix brève et claire, ce qui venait de se passer et ce qu’il venait d’entendre. Et pendant qu’il parlait, il attachait un regard profond et investigateur sur Fabien, comme s’il eût voulu pénétrer sa pensée la plus intime.

À mesure aussi qu’il parlait, M. d’Asmolles courbait le front et la sueur perlait à ses tempes.

– Mon ami, acheva le comte, tout est possible en ce monde, tout, même l’apparence la plus complète du crime, alors que le crime n’existe pas. Depuis une heure, je me suis posé toutes les questions. Je me suis dit que M. de Clayet pouvait être un misérable, se vantant au premier venu d’une bonne fortune imaginaire, et poussant la lâcheté jusqu’à imiter une écriture… Mais je me suis souvenu aussi de ce que vous avez fait, et une volonté impérieuse, contre laquelle j’aurais vainement essayé de lutter, m’a poussé chez vous. Je me suis dit que vous saviez la vérité, la vérité tout entière.

– Suis-je donc forcé de vous la dire ?… balbutia Fabien.

– Peut-être… Écoutez encore : si vous gardez le silence, je vais de ce pas chez M. de Clayet et je lui brûle la cervelle.

– Ah ! comte…

– Si vous m’affirmez que ma femme est coupable, je me battrai avec lui et le tuerai loyalement. Si enfin vous me dites qu’elle est innocente, je vous croirai sur parole.

M. d’Asmolles se trouvait pris dans un étau.

– Eh bien ! vous ne me répondez pas ?

Un soupir souleva la poitrine de Fabien.

– Envoyez vos témoins à Roland, murmura-t-il d’une voix étouffée.

Le comte parut chanceler un moment, comme si cette parole d’un homme d’honneur eût été pour lui un coup de foudre ; mais il se redressa sur-le-champ et dit :

– C’est bien, je vous crois. Seulement, avez-vous une preuve à me donner ?

– Hélas !…

– Avez-vous vu la comtesse chez Roland ?

– Je l’ai vue.

C’était au moment où Fabien prononçait ces derniers mots d’une façon presque inintelligible que Rocambole entra.

Sa présence devenait nécessaire, et mettait le comte dans une situation saisissante qui force les hommes robustes et prêts à tomber à se relever, quand l’arrivée subite d’un tiers fait un appel indirect à leur orgueil.

Cet homme foudroyé eut le courage de demeurer debout et de tendre la main au nouveau venu.

– Bonjour, lui dit-il d’une voix à peine altérée.

Sans la pâleur livide qui couvrait le front du comte Artoff, Rocambole aurait pu croire qu’il avait sous les yeux l’homme le plus calme du monde.

– Mon cher vicomte, poursuivit le Russe, vous avez été mon ami et vous venez de me prouver que vous l’êtes encore.

– Ah !… murmura Fabien avec élan, aujourd’hui et toujours !…

– Eh bien ! donnez-m’en une preuve…

– Parlez.

– Je ne vous demande point une chose impossible, c’est-à-dire de me servir de témoin contre un homme qui est votre ami.

– Qui l’a été, dit Fabien ; car aujourd’hui je le méprise.

– Non, poursuivit le comte, c’est un service plus simple que je réclame de vous. Je ne veux pas rentrer chez moi aujourd’hui, et je vous prie de me cacher chez vous jusqu’à demain.

– Monsieur le comte, dit Rocambole, vous êtes ici chez vous.

Alors le comte Artoff s’assit devant une table et écrivit à sa femme la lettre suivante :

« Madame,

« J’ai douté hier, ce matin, il y a une heure… Je ne doute plus maintenant.

« Je ne rentrerai pas à l’hôtel, et vous ne me reverrez jamais. Je me bats demain avec M. Roland de Clayet. J’espère le tuer.

« Une heure après, si je ne trouve pas la mort moi-même, la mort que j’envierais d’une tout autre main, j’aurai quitté la France.

« Je vous aimais et je vous pardonne. »

Quand le comte eut écrit ce billet, il le plia, le cacheta et dit à M. d’Asmolles :

– Je vous laisse une heure, mon ami. Au revoir. Adieu, monsieur de Chamery.

Et le comte sortit, toujours calme, mais la mort dans le cœur.

– Où va monsieur ? demanda le cocher de remise.

– Rue de Provence, répondit-il.

M. Roland de Clayet était chez lui.

Dans la matinée il avait reçu une lettre, toujours de l’écriture de la prétendue femme de chambre.

Cette lettre disait :

« Vous avez été charmant, hier soir, et je vous en récompenserai. À tout hasard, restez chez vous jusqu’à cinq heures. Peut-être aurai-je le temps de m’esquiver une minute et d’aller vous voir. »

Roland n’avait eu garde de sortir. Il avait même renvoyé son valet de chambre pour être plus complètement seul avec elle, si elle venait. Un coup de sonnette le fit tressaillir, vers une heure et demie environ.

– C’est elle !… pensa-t-il en se précipitant pour aller ouvrir.

Mais la porte ouverte, il recula d’un pas et eut comme un éblouissement. Ce n’était pas elle, c’était lui. Lui, le mari, le terrible comte Artoff.

– Monsieur, lui dit le comte, j’ai peu de chose à vous dire. Cependant le seuil de votre porte ne me paraît point un lieu de conversation convenable, et vous trouverez bon que j’entre chez vous.

Et le comte entra en effet et pénétra dans la première pièce qu’il trouva ouverte, à sa droite. C’était le salon.

Il y demeura debout.

Roland ferma sa porte et vint rejoindre le comte.

Le trouble, l’émotion du jeune homme avaient été l’histoire de quelques secondes. Roland était trop vaniteux et trop brave, du reste, pour ne se point élever sur-le-champ à la hauteur de son rôle. Il avait deviné dans le ton sec et cassant, dans la démarche brusque et le regard froid du comte, le but et le motif de sa visite. À n’en point douter, le comte savait tout.

Roland rejoignit le comte, la tête haute, un sourire dédaigneux aux lèvres ! Il le salua de nouveau et lui dit :

– À quelle circonstance, monsieur le comte, dois-je l’honneur de votre visite ?

– Monsieur, répliqua le comte, un mot vous éclairera : Je sais tout.

Au lieu de protester, le fat s’inclina et répondit :

– Monsieur, je suis à vos ordres.

– Très bien, dit le comte.

– Et vos conditions seront les miennes.

– Le pistolet d’abord, l’épée ensuite ; car, ajouta le Russe, vous devez bien penser que nous nous battrons à mort.

– Comme il vous plaira.

– Demain, si vous le voulez, à sept heures du matin.

– Où ?

– Ah ! dit le comte, vous pensez bien que je ne veux pas me battre au bois de Boulogne. Elle pourrait venir nous y jouer une scène attendrissante. Nous nous battrons dans le bois de Vincennes, entre le fort et Nogent, et le rendez-vous sera à la barrière du Trône, à six heures et demie.

– J’y serai avec mes témoins, répondit Roland.

– Adieu, monsieur ; à demain, dit le comte dont le sang-froid était terrible.

– À demain, dit Roland, qui le reconduisit avec courtoisie jusqu’à l’escalier.

Là, ces deux hommes échangèrent un dernier salut et un dernier regard.

Le regard était acéré comme une pointe d’épée.

Roland, on le voit, avait été très digne, très convenable dans cette aventure : il avait trouvé la démarche du comte fort logique, du moment qu’il savait tout, et il n’avait pas même songé à éluder la question. Le comte savait tout, donc il fallait se battre.

Mais un homme autre que Roland, dont la seule qualité était un peu de bravoure, le comte parti, eût songé à la comtesse. Il se fût demandé ce que le mari trahi et éclairé avait fait de sa femme, quel supplice ce Russe, à demi sauvage encore, avait pu infliger à la malheureuse créature dont le seul crime avait été de trop l’aimer. Roland n’y songea pas. Roland était l’homme qui ne vit que par sa vanité. Il n’avait pas de cœur, il n’aimait pas la comtesse ; il eût renoncé à la revoir si le monde entier n’eût pu être dans la confidence de l’amour qu’il croyait lui avoir inspiré.

Dans la provocation du comte, le premier moment de stupeur et d’émotion passé il ne vit plus qu’une chose : le moyen de se grandir encore aux yeux de tous les jeunes fous que son succès émerveillait depuis deux jours. Un duel avec le comte Artoff, cela posait Roland. L’idée que le comte pourrait le tuer ne lui vint pas une seconde. Roland était surtout brave parce qu’il avait la conviction d’être un homme heureux.

Ce fut sous l’empire d’une sorte de joie fiévreuse qu’il écrivit au jeune M. Octave la lettre suivante :

« Mon noble ami,

« Le cinquième acte est arrivé !… Il est venu, le jour ténébreux de la vengeance, et l’heure n’est pas loin où je vais expier mesforfaits. Cette adorable comtesse Artoff est capable d’avoir occasionné ma mort.

« Elle m’aimait trop ; elle m’a compromis. Le comte sait tout… Tout, mon cher, et il est féroce… et il veut se battre à mort, au pistolet d’abord, à l’épée ensuite, jusqu’à ce que le combat finisse faute de combattants.

« Ce sera un des plus beaux duels qu’on ait vus depuis longtemps, depuis surtout qu’on a coutume de se battre à quatre heures de l’après-midi, de se faire une égratignure et de dîner confortablement ensuite. Un duel sauvage, mon ami, et qui te posera, car tu seras mon témoin, n’est-ce pas ?

« Que s’est-il passé à l’hôtel Artoff ? Je l’ignore.

« Le monstre l’a tuée sans doute. Quoi qu’il en soit, je n’ose sortir ce soir. J’espère qu’elle trouvera moyen de me donner ou de m’envoyer de ses nouvelles.

« Préviens le petit marquis de B… et soyez chez moi demain matin à six heures.

« Ton ami en danger de mort.

« ROLAND.

« P.-S. – Il me vint à l’instant une jolie idée. Si je tue ce pauvre comte, il est probable que cela n’empêchera pas Baccarat de m’aimer. Seulement elle quittera Paris, je la suivrai et nous irons enfouir notre bonheur dans quelque solitude. »

La lettre que venait d’écrire M. Roland de Clayet méritait, à elle seule, on le voit, un coup d’épée.

Le comte Artoff, en sortant de chez Roland, se rendit chez M. de Château-Mailly.

– Mon cher duc, lui dit-il, je viens vous demander un service.

– Parlez, comte.

– Je me bats demain.

– Vous !…

– Mais… sans doute !… Seulement…

– Seulement, vous voulez savoir pourquoi je me bats ?

– Précisément. Le duel est chose si triste !…

Le comte eut un sourire navré.

– Je me bats, dit-il, parce que j’étais hier, ce matin même, le plus heureux des hommes, et que, aujourd’hui, j’en suis le plus infortuné.

– Mon Dieu ! que dites-vous ?

– Rien, dit le comte, j’aimais et on ne m’aimait pas. J’ai cru que le repentir faisait parfois des anges, et j’ai maintenant la preuve que le vice un moment converti retourne au gouffre tôt ou tard… voilà tout !…

– Mais… ce que vous dites… mon Dieu !… est-ce possible ?… la comtesse…

Le jeune Russe arrêta son ami d’un geste.

– Ne me parlez plus d’elle… elle est morte pour moi, murmura-t-il.

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