LV

Dix heures sonnaient lorsque Rocambole et Roland entrèrent au club. Il y avait peu de monde encore, et à part une petite pièce où une douzaine de jeunes gens faisaient un mistigris et fumaient des cigarettes, les salons étaient à peu près déserts.

Le triomphant M. Octave présidait cette réunion intime et gagnait fort lestement une centaine de louis, lorsque le marquis de Chamery et son compagnon arrivèrent.

– Parbleu ! s’écria-t-il en les voyant, vous êtes gentils de venir me relever, messieurs ; j’ai eu, ces jours-ci, une déveine, un guignon dont rien ne vous saurait donner une idée.

– Mais tu gagnes ce soir, dit un joueur qui perdait et avait la perte mauvaise.

– C’est vrai ; mais j’ai perdu hier, et puisque voilà Roland, je profite d’une petite affaire que j’ai avec lui pour l’emmener dans une embrasure de croisée et faire très carrément charlemagne.

– Ah ! ah ! Roland ? fit-on à la ronde.

– Moi-même, messieurs, répondit M. Clayet, qui salua avec la modestie d’un homme parfaitement heureux.

– Nous en avons appris de belles sur ton compte, messire don Juan, dit un joueur.

– Sur moi ? dit Roland.

– Mais oui… dit Octave…

– Octave est un indiscret, murmura le fat, enchanté que son aventure avec la comtesse Artoff courût le monde.

Rocambole se pencha à l’oreille de Roland :

– Je vous l’avais prédit, lui dit-il tout bas ; avant trois jours, grâce à M. Octave, Paris entier saura votre histoire.

– Que voulez-vous ? répondit Roland, ce garçon est d’une indiscrétion déplorable.

– Messieurs, dit un autre joueur à mi-voix, je ne m’oppose pas à ce que don Juan de Clayet soit félicité selon son mérite, mais je vous convie à la représentation prochaine d’un joli drame réaliste. Avant huit jours, vous aurez un très beau duel à la porte Maillot.

– Hum ! répondit-on, ceci est possible.

– Et, ajouta M. Octave, cela manque encore à la gloire de Faust de Clayet.

– Messieurs, s’écria Roland, qui, au fond, était ravi de la tournure que prenait l’entretien, je vous prierai d’abandonner un peu ce terrain non moins brûlant que déplacé, sur lequel se trouve la conversation.

– Soit, mon cher ; mais aussi pourquoi vous montrer ainsi à l’Opéra ?…

Roland répondit en fredonnant une ariette, et il s’assit à la table de jeu.

En ce moment, Fabien arriva.

On avait pour Fabien, l’homme grave, le gentleman accompli et à qui le mariage semblait avoir donné un caractère plus sérieux encore, une considération qui tenait presque du respect, et son apparition coupa court aux plaisanteries dont la réputation de la comtesse allait être le but. Les sourires s’effacèrent peu à peu, on salua Fabien et on continua à voix basse à s’entretenir de la bonne fortune de Roland.

Le vicomte, après avoir échangé quelques poignées de main, se pencha à l’oreille du faux marquis de Chamery.

– Mon ami, lui dit-il, tu as eu une mauvaise inspiration.

– À propos de quoi ?

– En nous proposant de venir ici, à Roland et à moi.

– Pourquoi cela ?

– Parce que le comte Artoff est arrivé…

– Eh bien ! qu’est-ce que cela fait ?

– Et qu’il viendra ce soir.

– Allons donc ! il ne fait pas partie de ce cercle.

– Non, mais il a un ami qui en fait partie.

– Et tu le nommes ?

– Château-Mailly.

– Ce jeune duc qui avait demandé la main de Mlle de Sallandrera ?

– Lui-même, mon cher.

– Eh bien ! mais, dit Rocambole, ce n’est pas une raison pour que le comte vienne ici.

– Il y viendra.

– Qu’en sais-tu ?

– Tiens, voici le billet que j’ai reçu cinq minutes après votre départ.

Le billet que Fabien tendit à son beau-frère n’avait que quelques lignes :

« Mon cher vicomte,

« Je vous ai laissé garçon en quittant Paris ; j’y reviens et vous retrouve marié. En attendant que vous me fassiez l’honneur de me présenter à la vicomtesse d’Asmolles, est-ce que vous ne ferez pas quelque chose pour un ami qui désire vous serrer la main au plus vite ? Château-Mailly, qui dîne chez moi, me mène à son club ce soir. Vous en êtes ou vous devez en être. Venez-y, vous m’y verrez entre dix et onze heures.

« À vous.

« Comte ARTOFF. »

Après, avoir lu ce billet, Rocambole parut n’avoir pas compris.

– Eh bien ! après tout ? demanda-t-il.

– Je voudrais bien que le comte et Roland ne se rencontrassent point.

– Crois-tu donc que Roland va lui dire qu’il est aimé de sa femme ?

– Non ; mais il est capable de prendre vis-à-vis de lui un air impertinent qui donnera à penser. Si nous pouvions trouver un prétexte pour l’emmener…

– C’est difficile, il joue… il perd déjà.

– Et il est trop tard, ajouta M. d’Asmolles qui venait de tourner les yeux vers la porte.

En effet, deux hommes venaient d’apparaître sur le seuil du petit salon. L’un était le jeune duc de Château-Mailly ; l’autre était le comte Artoff.

Rocambole l’enveloppa de son regard intelligent, pénétrant et rusé.

– Voilà cinq ans que je ne l’ai vu, se dit-il, et il me semble qu’il est changé. Il a grossi, il porte toute sa barbe, il a près de trente ans. Si j’ai proportionnellement changé comme lui, le diable m’emporte si ma physionomie à l’indienne et ma barbe blonde éveillent en lui un seul souvenir.

En effet, Rocambole était réellement devenu méconnaissable avec son visage légèrement bistré comme celui des marins qui reviennent de l’Inde, et sa barbe blonde qu’il portait très épaisse. Il avait su même imprimer une intonation toute différente à sa voix.

Comme le comte Artoff et le duc entraient sans bruit, les joueurs, tout entiers à leur partie, ne levèrent pas la tête, et Fabien en profita pour aller à la rencontre de ces messieurs. Rocambole le suivit sans hésitation.

M. d’Asmolles et le comte se serrèrent la main avec effusion. Puis Fabien lui montra Rocambole :

– Mon cher comte, lui dit-il, je vous présente un revenant, mon beau-frère, M. le marquis de Chamery, ex-officier de marine au service de la Compagnie des Indes.

Le comte et Rocambole se saluèrent, et le premier attacha sur le prétendu marquis ce regard indifférent et calme qu’on lève sur un visage parfaitement inconnu.

Rocambole ne sourcilla point.

– Ah ! monsieur le comte, dit-il, Fabien nous parle de vous tous les jours, à ma sœur et à moi.

– C’est un homme charmant et un noble cœur, répondit le comte. Et il ajouta, avec un sourire plein de courtoisie et de grâce :

– Et il méritait le bonheur et l’honneur qui lui sont advenus lorsqu’il est entré dans votre maison, monsieur le marquis.

Rocambole s’inclina avec le plus aimable et le plus faux des sourires.

– Imbécile ! murmura-t-il à part lui, tu avais moins d’égards pour moi le jour où tu me ficelas dans un sac et me fis jeter à l’eau par tes Cosaques.

Le duc de Château-Mailly s’était approché de la table de jeu et disait :

– Messieurs et chers amis, veuillez me permettre de vous dire bonjour et de vous amener un grand seigneur moscovite qui a pu déjà apprécier l’hospitalité parisienne, M. le comte Artoff.

Ce nom, que le duc de Château-Mailly prononça fort simplement, tomba comme la foudre au milieu des joueurs. Parmi eux peu connaissaient de vue cet homme dont ils venaient de déchirer l’honneur conjugal à belles dents. Mais le grand seigneur russe, assez riche, assez élevé au-dessus des préjugés pour avoir osé épouser la Baccarat, se recommandait trop de lui-même, et en dehors de l’aventure de Roland de Clayet, à la curiosité publique, pour que, alors même que cette aventure n’eût point été tout à l’heure le sujet de la conversation générale, son arrivée ne produisit une véritable sensation.

Le comte, on le sait, était de haute taille ; il avait ce nez d’aigle et ce regard dominateur de la race conquérante des Slaves. D’une beauté mâle, il avait un sourire charmant, le sourire du lion que sa force rend magnanime, un regard calme et doux. D’une distinction et d’une simplicité parfaites, le comte Artoff était un de ces hommes éminemment grands seigneurs par nature, au cœur droit et bon, mais à la nature énergique, à la volonté inflexible – de ces hommes dont l’œil bleu s’enflamme subitement, et qui, une passion violente les animant tout à coup, deviennent aussi terribles qu’ils paraissaient inoffensifs naguère. L’attitude, le sourire, le regard du comte exprimaient si bien la possibilité de cette métamorphose, que pas un de ceux qui le virent entrer ne put s’empêcher de tressaillir et de porter un coup d’œil de commisération à Roland.

L’un d’eux même se pencha à l’oreille du jeune Octave.

– Je crois, lui dit-il, que Roland a été léger en se vantant de son bonheur.

– Bah ! fit M. Octave, qui ne doutait de rien, il s’en tirera. Chut !

Au nom du comte Artoff, M. Roland de Clayet n’avait pu s’empêcher de tressaillir et de relever vivement la tête.

Les regards de ces deux hommes se rencontrèrent. Roland et le comte s’étaient vus à Bade l’espace d’une heure à peine, dans le salon du bal du Casino, mais c’en était assez pour que le comte reconnût le jeune homme.

– Monsieur de Clayet ? fit-il, saluant.

– Moi-même, répondit Roland, qui rendit le salut avec une raideur maladroite, un peu étonné, du reste, que le comte, qui ne lui avait jamais adressé la parole, l’appelât par son nom.

– Monsieur, poursuivit le comte avec un accent de franchise et de simplicité qui amena derrière lui quelques demi-sourires moqueurs sur les lèvres de ceux qui étaient dans la confidence de Roland, pardonnez-moi d’aller droit au but. J’ai des remerciements à vous faire au nom de la comtesse Artoff, que vous avez sauvée d’une mort à peu près certaine à Heidelberg, et vous me permettrez d’y joindre l’expression de ma vive reconnaissance.

– Le pauvre homme ! murmura M. Octave, qui avait des réminiscences de Tartuffe.

Les joueurs échangèrent des regards ironiques.

Roland, dont une grande maladresse caractérisait toutes les actions et dictait toutes les paroles, répondit d’un ton sec :

– J’ai fait purement et simplement mon devoir, monsieur. Et il continua à jouer, battant les cartes avec une sorte d’impatience fiévreuse qui n’échappa à personne.

– Hé ! hé ! murmura M. Octave, je crois que Roland est jaloux.

Rocambole se penchait en même temps à l’oreille de Fabien :

– Ce Roland de Clayet est un sot, lui dit-il.

– C’est mon avis, répliqua Fabien, qui soupira profondément.

Cependant le ton sec de Roland et quelques regards railleurs n’avaient point échappé au comte Artoff.

Le gentilhomme russe avait même froncé le sourcil, car il savait que Roland s’était montré à Bade très empressé auprès de sa femme, et que, à Heidelberg, il lui avait adressé plusieurs lettres d’amour, lettres, qui, on le sait, était demeurées sans réponse.

M. d’Asmolles, qui, lui, savait tout ou du moins croyait tout savoir, surprit ce mouvement de sourcils : il devina que la situation était tendue, qu’il suffirait de quelque impertinence de Roland, de quelque mot à double entente du jeune M. Octave pour amener un éclat entre deux hommes qui s’étaient vus à peine, se saluaient pour la première fois, et n’en échangeaient pas moins un regard hostile. Roland se croyait obligé de haïr le comte. Le comte avait tout de suite compris qu’il avait affaire à un fat, et Roland lui avait horriblement déplu.

– Si nous faisions un whist ? dit Fabien, qui cherchait à éloigner le comte Artoff de Roland.

– Hum ! dit le comte en riant, c’est bien calme.

– J’aimerais assez une bouillotte volante, fit observer Rocambole qui avait une inspiration.

– Va pour la bouillotte, dit le duc de Château-Mailly.

Le Russe fit un geste d’assentiment.

Fabien les emmena tous les trois dans une salle voisine, et ils s’installèrent autour d’une table.

– Je sais mon Roland par cœur, pensait Rocambole ; ne voyant plus le comte, dont l’aspect lui porte sur les nerfs, il va le chercher, et il est capable de venir nous demander à entrer.

Rocambole ne se trompait pas.

Le comte Artoff disparu, Roland, qui était crispé, releva la tête et eut un sourire de triomphe.

– En vérité, messieurs, dit le jeune M. Octave, à quoi pense donc Château-Mailly ? Il nous amène le comte Artoff ! Mais il ne sait donc absolument rien ?

– Il ne sait rien, répondit un joueur. Sans cela, vous pensez bien…

Mais un des assistants s’avisa de dire tout bas :

– Il n’est pas moins vrai, messieurs, que la vue du mari et son nom prononcé tout à coup ont quelque peu troublé et fait pâlir l’heureux vainqueur.

– Eh bien ! s’écria Roland piqué au vif, c’est ce qui vous trompe, mon cher. Où est le comte ?

– Avec M. d’Asmolles, MM. de Chamery et de Château-Mailly, dans le salon vert, où ils jouent à la bouillotte.

– C’est bien, messieurs ; je vais demander à entrer.

Et Roland quitta la table de mistigris et se dirigea la tête haute, un dédaigneux sourire aux lèvres, vers le salon vert.

Deux ou trois joueurs le suivirent.

– Ce garçon veut se faire tuer, dit l’un d’eux.

– Prenez garde ! répondit Roland, qui entendit et se retourna.

– À quoi faut-il prendre garde ?

– Si vous dites un mot de plus, continua Roland, je vais passer pour un lâche, et vous me forcerez à chercher querelle au comte.

– Fi ! mon cher, dit le premier interlocuteur en prenant M. de Clayet par le bras, tout le monde sait que tu es brave… ainsi sois prudent.

Mais Roland, qui était la personnification la plus complète de la vanité, avait été piqué au jeu, et il entra dans le salon vert d’un air insupportable et conquérant qui acheva de déplaire au comte Artoff.

Précisément, en ce moment-là, Rocambole, qui avait entendu le pas de Roland derrière lui, tirait sa montre et disait :

– Mon quart d’heure est fini. Qui veut prendre ma place et entrer ?

– Moi, dit Roland.

Fabien tressaillit et se trouva mal à l’aise.

Roland salua de nouveau le comte avec une politesse affectée cette fois, et s’assit à sa gauche. Le jeune M. Octave vint se placer derrière lui. Rocambole y demeura également. La partie continua.

Pendant quelques minutes, le comte, tout entier à son jeu, ne remarqua ni l’attitude pour ainsi dire hostile de Roland, ni les regards que trois ou quatre membres du club laissaient parfois tomber sur lui en chuchotant.

Mais le comte ayant fait deux ou trois fois son tout, et Roland lui ayant tenu avec une sorte d’acharnement de mauvais goût, Fabien vit le gentilhomme russe froncer le sourcil de nouveau, et pour qui connaissait le comte Artoff, c’était un indice plein de gravité.

Tout à coup un domestique entra. C’était l’ancien valet de chambre que Rocambole avait rue de Surène, et qu’il avait donné à Roland. Il s’approcha d’un air mystérieux et remis une lettre à son maître.

– Vous permettez, messieurs ? dit Roland, qui sourit de plaisir.

Et tandis qu’il brisait le cachet et laissait tomber l’enveloppe sous la table, il se tournait vers M. Octave :

– C’est elle ! disait-il à mi-voix, en ayant l’air d’oublier que le comte Artoff attendait qu’il jouât à son tour.

Et Roland, que les sarcasmes de ses amis avaient grisé, tendit la lettre à Rocambole.

Mais en ce moment le vicomte Fabien d’Asmolles, indigné, se leva et arracha vivement le billet des mains de Roland stupéfait.

– Vous êtes un jeune fat, mon bel ami, lui dit-il moitié grave, moitié souriant, et c’est fort mal à vous de compromettre une danseuse de l’Opéra.

Et comme on ne savait encore ce que signifiaient les paroles de M. d’Asmolles, et que Roland, étourdi, se demandait s’il devait rire ou se fâcher, le vicomte approcha le billet d’une bougie et le brûla lestement.

L’enveloppe seule était tombée à terre.

– Va, mon ami, va à ton rendez-vous, continua Fabien en riant. Chamery prendra ta place. Et pour détourner l’attention du comte :

– C’est à votre tour de donner, dit-il.

Roland s’était levé triomphant :

– Vous m’excuserez, monsieur le comte…

– Certainement, monsieur, répondit le comte Artoff, dont le sourcil demeurait froncé.

Alors le jeune M. Octave s’écria :

– Ce Roland a un aplomb merveilleux. Il se fait relancer jusqu’ici par les femmes les plus à la mode.

Le comte, agité d’un vague pressentiment, tressaillit à ce mot.

– Des femmes à la mode ! dit Fabien, allons donc ! une danseuse maigre, à la bonne heure.

– Mais ce n’est pas une danseuse… c’est une femme du monde…

M. d’Asmolles regarda M. Octave en face et lui dit :

– Vous êtes décidément beaucoup trop jeune, monsieur, pour parler de ces choses-là, et vous me permettrez de vous donner un conseil.

– Voyons ? répliqua en ricanant le jeune héritier.

Fabien tira sa montre.

– Il est minuit, dit-il, et les enfants de votre âge sont toujours couchés à cette heure-là !

Une heure après, la bouillotte était désertée, Fabien et M. de Château-Mailly étaient partis. Le comte Artoff lisait un journal anglais, accoudé à cette même table sous laquelle était tombée l’enveloppe du billet que Roland avait reçu. Mais le comte lisait machinalement. Il était soucieux et préoccupé : il avait surpris quelques regards moqueurs sans pouvoir deviner à qui ils s’adressaient. L’action de Fabien, se hâtant de brûler le billet reçu par Roland, lui semblait étrange.

Tout à coup, en reculant un peu sa chaise, le comte baissa les yeux, aperçut l’enveloppe, et dominé par une sorte de curiosité fébrile, il s’en saisit et y jeta les yeux avidement.

Soudain, Rocambole, qui fumait tranquillement à quelques pas en digérant deux colonnes du Times, vit le comte pâlir et chanceler.

– Tiens ! se dit-il, je crois qu’il a reconnu l’écriture. Ma parole d’honneur ! voici la mèche allumée. Le baril sautera !

Et Rocambole s’esquiva sans bruit, laissant le comte Artoff seul et pour ainsi dire anéanti.

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