LIV

M. le marquis de Chamery sortit de chez sir Williams vers six heures du soir, le moment du dîner, et, comme la veille, il dîna en famille.

– Mon cher Albert, lui dit Fabien à mi-voix, tu nous fais des mystères à Blanche et à moi ?

– Des… mystères ? par exemple !

– Tu aimes Mlle Conception.

– Et… tu… en es… aimé…

– Ma foi ! dit Rocambole en riant, puisque vous êtes si avancés, vous me ferez plaisir de me donner quelques détails.

– Sur quoi ?

– Mais sur cet amour réciproque dont vous parlez.

– Mon petit Albert, murmura la vicomtesse d’une voix câline, pourquoi mentir ?… Fabien t’a vu recevoir une lettre d’Espagne.

Rocambole tressaillit ; mais il redevint maître de lui aussitôt.

– Ma foi ! dit-il en souriant, c’est inouï ! La famille n’est plus la famille, c’est la douane !

– Ingrat ! fit Blanche d’un ton de doux reproche.

– Au fait ! ajouta Fabien, si tu tiens absolument à garder ton secret…

– Eh bien ! non, répondit Rocambole, qui joua une émotion et crut devoir rougir un peu… Je conviens de la première partie de ce que vous avancez.

– C’est-à-dire que tu aimes Conception ?

– Oui.

– Mais… elle ?

À cette question, l’élève de sir Williams fut adorable de fatuité et de modestie tout à la fois.

– Hé ! le sais-je ? dit-il… les femmes sont si bizarres, si étonnantes…

– Merci, dit la vicomtesse en riant.

– Ce qu’elles veulent aujourd’hui est l’antipode de leur désir de demain. Aimeront-elles dans une heure ce qu’elles adoraient il y a cinq minutes ?

– Ô profond philosophe ! murmura Fabien d’un ton moqueur.

– Ainsi tu ne sais si tu es aimé ?

– Je l’ignore…

– Cependant… tu lui as écrit ?

– Oui, je l’avoue.

– Et elle t’a répondu ?

– Oui, je viens de recevoir sa lettre.

– Mon cher, dit Fabien, permets-moi une seule question.

– Fais, dit négligemment Rocambole.

– La lettre de mademoiselle de Sallandrera a-t-elle cinq, dix lignes ou deux pages ?

– Je crois qu’elle a quatre pages, répondit le faux marquis avec une naïveté qui arracha un sourire à la vicomtesse.

– C’est bien, dit M. d’Asmolles, l’affaire est jugée. Une jeune fille n’a jamais écrit une lettre de quatre pages à un homme qu’elle n’aime pas. Maintenant que pouvons-nous faire pour toi ?

– Mais… fit Rocambole surpris, comment l’entendez-vous ?

– Je veux dire, poursuivit Fabien complétant sa pensée, qu’il ne suffit pas d’aimer mademoiselle de Sallandrera, d’en être aimé, et d’être avec elle en correspondance.

– Ah ! ça ne suffit pas ?

– Mais… non.

– Que faut-il encore ?

– Il faut faire un doigt de cour aux parents, le duc et la duchesse, et c’est pour cela que ta sœur et moi, nous t’offrons nos services.

– Merci bien, dit Rocambole, mais je n’en suis point encore là…

– Pardon, continua Fabien ; à moins que tu ne t’y refuses, nous causerons affaires.

– Soit, je le veux bien…

– Tu as soixante-quinze mille livres de rente ?

– Oh ! mon Dieu ! pas davantage.

– C’est peu, pour épouser une Sallandrera.

– Bah ! Conception est désintéressée.

– Malheureusement, mon cher, quand il s’agit de mariage, les jeunes filles ne sont jamais consultées sur les questions d’argent. Donc, le désintéressement de Conception n’a rien de sérieux à mes yeux…

– Mais enfin… si elle m’aime…

– Il en convient ! dit Blanche en riant.

– Mon avis est, poursuivit Fabien, qu’on s’adresse non au duc, mais à la duchesse. Les femmes s’entendent toujours entre elles.

– Mais le duc et sa famille sont en Espagne.

– Ils reviendront…

– C’est probable ; mais quand ? Je crois donc que nous pouvons ajourner quelque peu cette conversation qui me paraît prématurée.

– Comme tu voudras, répondit Fabien, qui crut comprendre que son beau-frère voulait garder son secret sur Conception.

Et il parla d’autre chose.

Rocambole quitta Fabien et la vicomtesse, après le dîner, et se rendit à l’Opéra, où, on le sait, la fausse Baccarat avait donné rendez-vous à Roland.

Quand le marquis arriva et parut dans sa loge, il aperçut M. de Clayet seul dans une loge d’avant-scène. Le jeune fat portait sur son visage toutes les angoisses de l’attente. Il n’était pas un spectateur dans la salle qui, voyant ce jeune homme tressaillir et tourner la tête au moindre bruit, s’agiter en tout sens, promener ses jumelles d’une galerie à l’autre, et paraissant au supplice, ne se fût dit : – Voilà un homme bien malheureux, et celle qui le fait souffrir ainsi est bien cruelle.

Cependant, Roland aperçut Chamery, et tous deux se saluèrent.

Puis le premier, qui voulait absolument mettre toute la salle dans la confidence de sa bonne fortune, posa un doigt sur ses lèvres, et fit à Rocambole un petit signe mystérieux qui voulait dire : « Chut ! excusez-moi si je ne vous invite pas à venir dans ma loge. Mais… je… l’attends. »

Le marquis répondit, par un geste, qu’il avait compris. Et il tourna la tête, mais continua à examiner Roland du coin de l’œil.

Celui-ci, après avoir salué le marquis, disait bonjour de la main, et se livrait à une pantomime assez vive avec des personnes qui se trouvaient dans une loge voisine de celle de Rocambole, de telle façon que celui-ci ne pouvait les voir.

– Je gage, pensa le prétendu marquis, qu’il a convié tout son club à l’Opéra.

Il quitta un moment la loge, passa dans le couloir et regarda, en passant, par les œils-de-bœuf.

Rocambole ne s’était pas trompé. La loge avec laquelle Roland correspondait par signes renfermait le jeune monsieur Octave et trois autres membres du club dont il faisait partie.

Rocambole alla reprendre sa place.

Il était déjà plus de huit heures déjà, et Roland ne voyait rien venir. Enfin il entendit frapper et se retourna vivement. Un frou-frou de robe de soie se faisait entendre derrière la porte, un parfum délicat pénétrait déjà dans la loge. Roland ouvrit…

M. le marquis de Chamery, M. Octave et ses amis, toutes les personnes enfin qui avaient remarqué le manège impatient de M. Roland de Clayet attachèrent leurs regards sur la loge.

Une femme voilée entra, se laissa prendre la main et s’assit auprès de Roland. Mais elle ne releva point son voile.

Si madame la comtesse Artoff ou une femme lui ressemblant fût venue, le visage découvert et en toilette d’Opéra, s’asseoir dans la loge de Roland, peut-être eût-elle attiré l’attention de quelques personnes ; mais, à coup sûr, elle n’eût point excité l’espèce de rumeur pleine de scandale que produisit cette femme, qui, pendant deux heures, garda son voile obstinément baissé.

Jusqu’à la fin de la représentation, Roland eut le rôle et l’attitude d’un homme que le bonheur écrase ! Il fut le point de mire de tous les regards, le sujet de tous les commentaires. Quand le rideau tomba sur le dernier acte du Prophète, la femme voilée prit le bras de Roland et sortit avec lui.

M. Octave et ses amis étaient échelonnés sur le passage du Lovelace. Ils le virent traverser le péristyle, prendre avec la femme voilée le passage de l’Opéra, monter avec elle l’escalier du restaurant situé au bout de ce passage.

M. Roland de Clayet et sa mystérieuse compagne allaient faire un souper fin et sucer des écrevisses.

– Avec tout cela, dit un des jeunes gens amenés par Octave, nous ne l’avons pas vue.

– C’est vrai. Mais nous la verrons.

– Quand ?

– Tout à l’heure. Je m’en charge, et Roland ne se doute pas que je connais l’établissement dans lequel il vient d’entrer, un peu mieux que son architecte.

– Bah ! firent ces messieurs.

– Venez, dit le triomphant M. Octave. Vous allez voir. Et ils montèrent chez le restaurateur, et M. Octave dit au garçon :

– Donnez-moi le cabinet n° 7.

– Il est pris, dit le garçon.

– Par un monsieur et une dame qui viennent de monter ?

– Oui.

– Donnez-moi le n° 8, en ce cas.

– Voilà, monsieur, répliqua le garçon en montrant la porte du cabinet demandé.

Le jeune Octave posa alors un doigt sur ses lèvres :

– Pas de bruit, dit-il, et parlons bas.

Puis il montra la glace placée sur la cheminée et dit :

– Regardez dans le coin.

Un coin de la glace, en effet, était dépourvu de son tain, et ce coin correspondait à un trou percé dans la cloison. Grâce à ce trou, le jeune M. Octave et ses compagnons purent voir, dans le cabinet n° 7, Roland de Clayet qui soupait avec la femme mystérieuse.

Seulement, elle avait relevé son voile.

– Ma parole d’honneur ! murmura M. Octave, Roland n’est point un hâbleur. C’est bien la comtesse Artoff.

Pendant que chacun des convives de M. Octave regardait à son tour, M. le marquis de Chamery s’en allait fort tranquillement se coucher, après avoir vu les bambins monter au restaurant, sur les pas de Roland.

– Je crois que tout va bien… très bien, murmura-t-il.

Le lendemain, vers cinq heures, maître Zampa se présenta rue de Surène.

Rocambole, vêtu de sa polonaise à brandebourgs et coiffé de sa perruque blonde, alla lui-même ouvrir et ferma sa porte avec les précautions d’usage.

– Qu’est-ce ? lui demanda-t-il.

– Le comte Artoff est arrivé.

– Ah ?… et quand cela ?

– Cette nuit ou ce matin. M. le duc a reçu tout à l’heure le billet que voici.

– Donne, dit Rocambole, qui allongea la main et lut :

« Mon cher duc,

« Mon mari est arrivé. Nous vous attendons à dîner ce soir et nous recauserons de vos petites affaires. Ensuite vous emmènerez Stanislas passer la soirée à votre club. Ce pauvre Russe, si français de cœur et d’instincts, a l’air d’un exilé qui remet le pied sur la terre natale. Il a soif de Paris, il voudrait tout voir, et serrer toutes les mains à la fois.

« – Château-Mailly, m’a-t-il dit, me conduira à son club.

« Venez donc, mon cher duc, et je vous serai d’autant plus reconnaissante que j’userai de ma liberté pour aller voir ma chère petite bourgeoise de sœur, qui habite le boulevard Beaumarchais, un quartier perdu.

« Votre servante et amie.

« Comtesse ARTOFF. »

« Voilà qui tombe à merveille ! » pensa Rocambole.

Puis il demanda à Zampa :

– Le duc est-il déjà parti pour aller chez le comte ?

– Tout à l’heure, il y a dix minutes. Le duc était à peine en voiture que je me suis esquivé pour venir ici.

– C’est bien.

– Monsieur va me rendre ce billet pour que je le replace sur la table du duc ?

– Sans doute, le voici.

– Ai-je de nouveaux ordres à recevoir ?

Rocambole fit un signe de tête affirmatif.

– Il faut trouver, dit-il, et trouver sur-le-champ, le moyen de savoir tout ce qui se passe chez le comte Artoff.

– Je le saurai, répondit Zampa.

– Jour par jour et heure par heure.

– Ce sera fait. Est-ce tout ?

– Oui, va-t’en.

Demeuré seul, le faux marquis se prit à rire.

« Ce matin, se dit-il, nous délibérions, sir Williams et moi, sur le moyen de mettre le comte Artoff et Roland en présence, et voici que le hasard nous envoie ce moyen sur-le-champ. Le duc de Château-Mailly est du club dont Roland, Fabien et moi nous faisons partie. Roland dîne chez Fabien. Ce soir, nous irons au cercle… Seulement, j’ai besoin de voir Rebecca sur-le-champ. »

Le faux marquis changea de costume, se débarrassa de sa perruque, et quitta l’appartement de la rue de Surène.

– Rue de la Pompe, dit-il à son cocher qui attendait à la porte, et va vite…

Le coupé était attelé du meilleur trotteur que possédait le marquis ; il alla à Passy en un quart d’heure, et Rocambole trouva la fausse Baccarat, arrondie sur un coussin turc devant le feu, occupée à se faire les cartes. Elle se leva en voyant entrer Rocambole, jeta ses cartes dans un coin et prit vis-à-vis de lui l’attitude respectueuse et soumise d’une esclave.

– Ma petite, lui dit Rocambole, donne-moi une plume et de l’encre.

Il s’assit devant une table et tira de sa poche une lettre.

– Voici, se dit-il, le billet écrit par Baccarat à M. de Château-Mailly. Une jolie écriture, allongée, menue, facile à contrefaire.

Il prit une enveloppe et écrivit dessus :

À Monsieur Roland de Clayet

– Parfait… reprit-il, et j’ai décidément un talent merveilleux pour contrefaire toutes les écritures. Madame la comtesse Artoff jurerait qu’elle vient de tracer cette suscription.

Et avec le plus grand soin et une application extrême, il écrivit un billet de trois lignes, imitant toujours à s’y méprendre l’écriture de Baccarat.

Le billet tracé, il l’enferma dans l’enveloppe, la ferma avec un pain à cacheter et la tendit à Rebecca.

– Ce soir, lui dit-il, tu arriveras chez Roland à dix heures.

– Y sera-t-il ?

– Non, il sera sorti.

– L’attendrai-je ?

– Tu remettras ce billet à son valet de chambre, avec ordre de le porter au club de son maître.

« Roland viendra. Tu lui diras :

« – Mon mari est au club, n’est-ce pas, avec Château-Mailly ?

– Bien. Après ?

– Après, tu passeras une heure ou deux avec lui et t’en iras sans lui assigner d’autre rendez-vous. Nous verrons plus tard.

– Est-ce tout ?

– Tout, dit le faux marquis en frappant du bout de la main la joue de Rebecca. Adieu, mignonne…

Et M. le marquis Albert-Honoré de Chamery rentra chez lui.

Roland, ainsi que l’avait dit Rocambole, dînait tous les samedis chez son ami Fabien d’Asmolles, et le marquis était bien certain de l’y trouver.

À six heures, en effet, Roland arriva.

– Messieurs, dit Fabien après le dîner, la vicomtesse me donne ma liberté ce soir, à la condition que je la conduirai chez la marquise de R…, où je l’irai reprendre à minuit. Je vais vous faire une proposition.

– Voyons ? dit Roland.

– Nous irons faire un whist à ton club.

– C’est ce que j’allais vous proposer, ajouta Rocambole.

– Seulement, dit le vicomte, vous m’y précéderez. Je vous rejoindrai au bout de vingt minutes. Le temps d’offrir mes hommages à Mme de R… et de m’esquiver de son salon, où l’ennui me prend régulièrement à la gorge au bout de vingt minutes.

Le vicomte et sa femme montèrent, en effet, dans leur carrosse vers neuf heures, tandis que Rocambole offrait à Roland une place dans son phaéton, et le conduisait au club, où de graves événements se préparaient.

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