Voici ce qui s’était passé : Roland était sorti de chez lui un peu après le départ de Rocambole.
Naturellement, après avoir dîné sur le boulevard, il était allé à son club, espérant y avoir été précédé par le jeune M. Octave et le bruit que celui-ci n’aurait pas manqué de faire de sa prochaine rencontre. Mais Roland se trompait. Sous l’impression de son entrevue du matin avec le comte Artoff, le jeune M. Octave avait obéi à la défense formelle qui lui avait été faite de sortir de chez lui. Le jeune homme qui l’accompagnait, le matin, n’était pas venu non plus et personne au club ne savait un mot de ce qui s’était passé. Roland, qui s’attendait à produire de la sensation, fit donc ce que, en argot de théâtre, on appelle un four complet.
Cependant, comme il visait avant tout à l’effet, et persuadé que M. Octave allait bientôt venir, il serra fort tranquillement la main à ses amis et se plaça dans un coin, où il demeura trois heures à fumer des cigares et à lire des journaux.
M. Octave ne vint pas.
– Parbleu ! pensa Roland, ceci est assez curieux, en vérité ! et je trouve cet Octave superbe !… je me bats demain, et personne n’en sait rien. Je ne puis pourtant pas le crier moi-même… ce serait manquer de tact et de bon goût.
Furieux de ce que M. Octave ne se présentait pas au club, Roland résolut d’aller le chercher. Il sortit, prit une voiture sur le boulevard et se fit conduire rue de la Ville-l’Évêque, où l’héritier s’était provisoirement installé.
M. Octave était chez lui. Roland le trouva triste comme un jour de pluie, et grave comme un roman réaliste. M. Octave était allongé sur un divan, chaussé de ses pantoufles, vêtu d’une veste de chambre et coiffé d’un bonnet grec.
– Ah çà ! s’écria Roland en se croisant les bras sur le seuil, es-tu fou ?
– Mais non… pourquoi ?
– Tu n’as donc pas reçu ma lettre ?
– Au contraire.
– Eh bien ?
– Eh bien ! j’ai écrit à B…
– Et il n’est pas venu ?
– Mais si. Il doit me prendre ici à cinq heures et demie demain matin.
– Ma parole d’honneur, je te trouve d’un calme magnifique.
– Bah ! fit M. Octave, toujours froid et taciturne, en quoi ?
– En ce que tu restes chez toi quand je me bats… Mais ce n’est pas ma faute si je suis aux arrêts.
– Aux arrêts !
– Mon Dieu oui.
Roland se mit à rire.
– Est-ce que le colonel de monsieur est blonde ou brune ?
– Tu te trompes…
– Comment ! ce n’est pas une femme qui te force à rester chez toi ?
– Nullement.
– Qui donc, alors ?
– Un homme qui te tuera demain.
Et le jeune M. Octave, qui avait prononcé ces derniers mots avec un accent de conviction qui fit tressaillir Roland, lui raconta ce que ce dernier ignorait, c’est-à-dire son entrevue inopinée du matin avec le comte Artoff, ne lui dissimulant point l’impression de terreur que le Russe avait produite sur lui.
Roland l’écouta en haussant les épaules.
– Et c’est pour cela que tu n’es point sorti ?
– Dame !…
– Mais je suis un homme déshonoré…
– En quoi ?
– En ce que je vais me battre à huis clos, comme un bourgeois du Marais, avec un vieux grognard devenu concierge.
– Oh !… sois tranquille, répondit M. Octave, ce qui est différé n’est pas perdu. Si demain tu es tué, ce qui est probable…
– Merci.
– … nous ferons de ton affaire un tapage qui te constituera une assez belle oraison funèbre.
– Ainsi tu crois que je serai tué ?
– J’en ai peur…
– Comment ! là… sérieusement ?
– Très sérieusement. Le comte m’a fait l’effet d’un chat-tigre.
Roland haussa de nouveau les épaules.
– Mais… elle !
– Qui elle ?
– La comtesse ?
– Parbleu ! c’est là qu’est le joli de mon histoire. C’est une aventure adorable.
– En vérité !
– Tu vas voir…
Et Roland, à son tour, raconta ce qui s’était passé chez lui dans la soirée.
– Mon cher ami, dit le jeune M. Octave, veux-tu que je te donne un conseil ?
– Voyons.
– La comtesse est bien capable de retourner chez toi, soit ce soir, soit demain matin, ne fût-ce que pour empêcher la rencontre.
– Tu crois ?
– C’est probable.
– Eh bien ! que dois-je faire ?
– Rester ici.
– Mais… que dira mon valet de chambre, qui m’attend ?…
– Bon ! fit M. Octave en riant, est-ce qu’un valet n’est pas fait pour attendre ?
– C’est juste.
– Ainsi, tu vas coucher ici. C’est peut-être la dernière nuit, et…
– Ah ! pardon, interrompit Roland, je trouve la plaisanterie ravissante, mais elle commence à être un peu longue.
– Soit ; n’en parlons plus.
M. Octave sonna, fit préparer un lit à Roland, ordonna qu’on l’éveillât à cinq heures le lendemain, et alla se coucher.
Roland dormit assez mal ; mais enfin il dormit pour obéir à l’usage, et à cinq heures précises, il fut éveillé et se leva.
Le marquis de B…, un autre bambin, qui grignotait un bel héritage, arriva à l’heure dite, porteur d’une paire d’épées de combat et d’une boîte de pistolets.
M. Octave fit atteler une voiture couverte, attendu qu’il tombait une légère brume, et à six heures et demie précises, les trois jeunes gens arrivaient à la barrière du Trône, lieu du rendez-vous.
Roland était grave et sérieux, en dépit de ses efforts pour jouer l’insouciance.
Les prédictions du jeune M. Octave n’avaient pas peu contribué à le faire réfléchir sur la possibilité où il était d’être tué, et même le témoin avait couronné son œuvre de prophète néfaste en lui disant :
– Tu vas te faire tuer par un bien vilain temps. Quelle sotte chose que la pluie !…
Ces derniers mots donnèrent un imperceptible battement de cœur à Roland. Cependant il était brave et vaniteux, et quels que fussent ses pressentiments, il demeura impassible.
Une voiture à deux chevaux stationnait aux abords de la maison d’octroi, lorsqu’ils arrivèrent, et M. Octave reconnut les chevaux, la livrée du matin de M. de Château-Mailly.
Une heure auparavant, M. le marquis de Chamery était entré dans la chambre du comte Artoff. Le comte dormait d’un sommeil profond, et Rocambole eut quelque peine à l’éveiller.
– C’est singulier, dit-il en portant la main à son front, tandis qu’il s’habillait, j’ai la tête lourde.
– Cela va se dissiper au grand air, répondit le marquis.
– Peut-être… dit le comte, qui put assez bien ressaisir ses souvenirs de la veille, bien que son regard fût atone et que ses lèvres eussent déjà une expression d’hébétement.
Le comte fut habillé en moins d’un quart d’heure.
– Vous comprenez bien, lui dit Rocambole, que si je ne puis pas vous servir de témoin, je puis toujours vous faire conduire chez M. de Château-Mailly. J’ai fait atteler et mes gens sont à vos ordres.
– Ah ! dit le comte, merci.
Et il serra la main du marquis et monta en voiture.
À peine le coupé eut-il tourné l’angle de la rue de Verneuil, que Rocambole monta à cheval et s’élança de toute la vitesse de son cheval jusqu’à la rue de Surène, entra dans la cour de la maison, y attacha son cheval, monta dans son entresol et en redescendit quelques minutes après transformé en l’homme à la polonaise. Seulement le vêtement à brandebourgs avait été remplacé par une livrée de cocher aux armes et aux couleurs du duc de Château-Mailly.
– Il y a cinq ans, murmura Rocambole, qui prit en courant le chemin de la place Beauvau, située, comme on sait, à quelques pas de la rue de Surène, il y a cinq ans, lors de mon duel avec sir Williams, cette bonne Baccarat se déguisa en groom pour tout voir. Le moyen était joli, je vais m’en servir.
Pendant ce temps, le comte Artoff arrivait chez M. de Château-Mailly.
Le duc et un officier de la garde, qui était de ses amis et qu’il avait fait prévenir, se trouvaient prêts. Le duc fut frappé de l’état d’hébétement et du regard atone et vitreux du comte.
– C’est singulier, lui dit celui-ci, il m’arrive depuis mon réveil, car j’ai dormi lourdement, des distractions étranges.
Le duc le regarda.
– Figurez-vous, mon ami, poursuivit le comte, que tout à l’heure, en entrant dans la cour, j’ai eu un moment d’absence. Je ne me rappelais plus pourquoi je venais chez vous de si bon matin.
Le jeune duc et l’officier se regardèrent tristement d’un air qui voulait dire : « Pauvre homme ! la douleur lui fait perdre la tête. »
– Mais je me souviens, dit le comte en riant, partons. J’ai hâte de tuer M. de Clayet.
– Monsieur le duc, vint dire Zampa, le valet de chambre, le cocher de M. le duc s’est trouvé gravement malade cette nuit, et il a envoyé à sa place un cocher anglais qui sort de chez lord C…
– C’est bien, dit le duc. Peu importe.
Et il tira sa montre.
– C’est l’heure, dit-il, partons, messieurs.
– Mais il est superbe d’attitude et de genre, ce cocher, dit le comte Artoff, qui fut pris d’une sorte de gaieté subite et lorgna, sur le siège du carrosse, Rocambole, dont la perruque blonde et le visage rouge faisaient merveille. Château-Mailly, vous me le donnerez, n’est-ce pas ?
– Vous savez bien qu’il n’est pas à moi…
– Ah ! c’est juste, dit le comte, je l’avais déjà oublié. Ma parole d’honneur ! je perds la mémoire.
Le comte et ses témoins montèrent en voiture, et Rocambole lança ses chevaux avec la hardiesse et la sûreté de main d’un cocher consommé. Mais comme les glaces de devant du carrosse étaient baissées, il ne perdit pas, durant le trajet, un mot de conversation. Or, le comte Artoff, qui aurait dû être grave, triste, solennel, le comte riait.
– Mon cher duc, disait-il, convenez que vous n’avez pas de chance. Il pleut, et c’est un vilain temps pour se battre.
– C’est vrai, dit le duc.
– On se croirait à Odessa, où il pleut trois mois de suite. Je parie que notre adversaire va venir à cheval.
Et le comte fit trois ou quatre plaisanteries pareilles, et l’on arriva à la barrière du Trône.
– Pauvre comte ! murmura le duc à l’officier, je crains qu’il ne devienne fou… La voiture du duc arriva donc la première au rendez-vous et s’arrêta. Mais déjà le comte Artoff ne riait plus, et il était tombé dans une sorte de rêverie, ce qui fit qu’il ne remarqua point qu’on s’arrêtait pour attendre Roland et ses témoins.
Ceux-ci ne tardèrent pas à arriver.
Le duc et M. Octave, qui mirent simultanément la tête à la portière, se saluèrent.
Puis le duc dit au cocher, c’est-à-dire à Rocambole :
– Marchez dans ce bois, à la première clairière vous arrêterez.
Rocambole, qui savait sur le bout du doigt son bois de Vincennes et l’avait pratiqué dès longtemps, conduisit, après avoir passé devant le fort, le duc et ses deux compagnons, à l’extrémité d’une avenue, où un joli espace sablé et entouré d’arbres semblait attendre les gens qui désiraient vider leur querelle l’épée à la main ou le pistolet au poing.
La voiture de Roland et de ses témoins suivait à peu de distance.
Depuis la barrière du Trône, le comte Artoff était tombé dans une morne stupeur. Mais quand la voiture s’arrêta de nouveau et qu’il vit le duc en descendre le premier, la vie, le mouvement, semblèrent lui revenir, et il mit pied à terre et marcha avec ses témoins à la rencontre de Roland.
– Ah ! diable ! pensa Rocambole, est-ce que le docteur Samuel Albot et mon oncle sir Williams se seraient moqués de moi ?
Le comte, en effet, marchait d’un pas ferme, la tête haute, le regard assuré.
Il alla droit à Roland, placé entre ses deux témoins, et le mesura d’un coup d’œil.
– Roland est un homme mort ! pensèrent à la fois le jeune M. Octave et Rocambole, qui, du haut de son siège, ne perdait ni un mot, ni le plus mince détail de cette scène.
– Monsieur, dit le comte à Roland, nous allons mettre l’épée à la main tout à l’heure, et le lieu où nous sommes semble peu fait pour des excuses…
– En effet, monsieur, répondit Roland d’un ton plein de hauteur.
– Que diriez-vous, cependant, poursuivit le comte avec calme, d’un jeune fou qui, épris d’une jeune femme qui ne l’aimait pas…
– Oh ! monsieur, dit Roland, ne revenons point sur ces choses-là.
– Pardon, laissez-moi finir.
– Soit, dit le jeune homme en haussant imperceptiblement les épaules.
– Qui ne l’aimait pas… poursuivit le comte, aurait résolu de la perdre…
– Monsieur !…
– De la calomnier !…
– Mais, monsieur…
– Enfin, de persuader à tout Paris qu’il était aimé d’elle ?
– Ah ! pardon, interrompit Roland, vous allez trop loin, monsieur.
– Nullement. Je vous en prie, monsieur, laissez-moi achever.
Et la voix du comte devint polie, presque suppliante.
Roland, étonné, le regarda. Quant aux témoins, surpris de voir le comte manquer à tous les usages reçus, en adressant, sur le terrain, la parole à son adversaire, ils s’étaient curieusement rapprochés de lui.
Le comte poursuivit :
– Mais heureusement, monsieur, si perverse que soit la nature humaine, elle a des retours vers la vertu, des éclairs de repentir, des heures de remords.
– Mais, monsieur… dit pour la seconde fois Roland impatienté.
– Oh ! vous m’écouterez jusqu’au bout, poursuivit le Russe en s’animant, il le faut, l’honneur de votre femme en dépend.
– Ma femme ! exclama Roland stupéfait.
– Sa femme ! dirent les témoins.
Le comte poursuivit avec des larmes dans la voix :
– Monsieur le comte Artoff, j’ai calomnié indignement la comtesse votre femme, pardonnez-moi.
Ces derniers mots furent comme un coup de tonnerre et arrachèrent un cri de stupéfaction à Roland, à ses témoins et à ceux du comte.
Mais ce dernier continua :
– Monsieur le comte, je me nomme Roland de Clayet comme vous vous nommez le comte Artoff ; nous sommes gentilshommes tous deux, et…
– Moi, le comte Artoff ? vous, Roland de Clayet ? s’écria Roland, mais vous êtes fou, monsieur.
– Je l’ai été, monsieur, en osant lever les yeux sur cette belle et noble Baccarat ; mais vous me pardonnerez, n’est-ce pas ? Vous allez me tendre la main, accepter mes excuses.
Et le comte mit un genou devant Roland, et les témoins de cette scène étrange s’écrièrent spontanément :
– Il est fou !…
– Palsembleu !… murmura Rocambole, ceci tient du prodige. Il est sept heures cinq minutes, et sir Williams et le docteur ont été prophètes… le comte est fou à lier…
– Monsieur, dit le duc de Château-Mailly en se penchant à l’oreille de Roland, acceptez toutes les excuses qu’il plaira à cet infortuné de vous faire… vous n’avez plus devant vous le comte Artoff, dont vous avez foulé l’honneur aux pieds, vous voyez un aliéné, un malheureux dont l’amour qu’il avait pour sa femme a brisé la raison.
– Mon oncle, disait, quelques heures après cette scène aussi étrange qu’inattendue, Rocambole à l’aveugle sir Williams, je t’assure que le retour de Vincennes a été drôle.
– Ah ! fit sir Williams d’un mouvement de ses lèvres minces et en tournant à demi la tête.
– Le comte a voulu monter dans la voiture à côté de Roland, qu’il persistait à qualifier de comte Artoff, tandis que lui-même croyait être Roland de Clayet.
« Pendant le trajet, il lui a plusieurs fois renouvelé ses excuses, et il a voulu absolument que Roland le conduisit rue de la Pépinière, à l’hôtel Artoff. Il voulait, disait-il, se jeter aux genoux de la comtesse. Mais Baccarat n’y était pas ; elle était mourante elle-même, et à demi folle, chez sa sœur Cerise.
– Après ? fit sir Williams d’un signe.
– Il a fallu enfermer le pauvre fou dans son hôtel pour qu’il y restât. On lui a dit que la comtesse était sortie, qu’elle ne tarderait pas à rentrer, et il l’attend pour se mettre à ses genoux.
– Bien ! bien ! fit sir Williams d’un signe de tête approbateur.
– Maintenant, mon oncle, acheva Rocambole, j’ai fait ce que tu as voulu. M’expliqueras-tu quel avantage nous avons à la folie du comte Artoff ?
Sir Williams écrivit sur son ardoise :
– Les médecins ordonneront un voyage au comte. Baccarat quittera Paris avec lui et ne nous gênera plus.
– Tiens ! c’est une idée. Et… après ?
– Après, répondit l’ardoise de sir Williams, le duc de Château-Mailly se trouvera réduit ainsi à ses propres forces, et nous pourrons nous occuper exclusivement de lui.
– Hé ! hé ! le projet me va. As-tu un plan, mon oncle ?
Sir Williams agita la tête du haut en bas, ce qui voulait dire oui.
– Peut-on le savoir ?
– Non, fit la tête de l’aveugle.
Et il ajouta, le crayon à la main :
– Contente-toi d’exécuter mes ordres et ne les discute pas, la discussion amène tôt ou tard l’impuissance. D’ailleurs, tu peux t’en fier à moi : ce n’est pas le duc de Château-Mailly qui t’empêchera d’épouser Conception.