En quittant M. de Clayet, Rocambole rentra rue de Verneuil et monta directement chez son beau-frère.
Il trouva Fabien avec le comte Artoff. Ce dernier, après avoir été chez Roland, puis chez le duc de Château-Mailly, avait envoyé la lettre que nous connaissons et qui avait foudroyé Baccarat. Puis il était revenu à l’hôtel de Chamery. Il s’était installé dans le fumoir de Fabien et s’était mis à écrire plusieurs lettres.
M. d’Asmolles, assis à quelques pas, le regardait avec tristesse et n’osait lui adresser la parole.
Le comte était fort calme. Il écrivait et mettait ses affaires en ordre.
Au bout d’une heure, il se tourna vers Fabien.
– Mon cher ami, lui dit-il, auriez-vous quelque répugnance à être mon exécuteur testamentaire ?
Fabien le regarda avec étonnement.
– Mais vous êtes fou ? lui dit-il.
– Pourquoi ?
– Parce que vous n’en avez pas besoin.
– Je puis être tué…
– Allons donc !… le ciel ne permet point de telles injustices, et ce n’est pas vous…
– N’importe ! dit le comte.
Fabien le regarda attentivement.
– Comte, lui dit-il, vous aimez toujours cette femme.
– C’est vrai.
– Et… si vous n’êtes… tué…
– Je me tuerai.
– Folie !…
Le comte soupira, mais il se tut.
Puis, après un moment de silence.
– Je viens de faire mon testament, continua-t-il ; j’ai deux fortunes bien distinctes : l’une qui se trouve en Russie, une fortune considérable, comme vous le savez, et dont ma famille héritera ; l’autre consiste en propriétés que j’ai achetées en France, et peut s’élever à soixante mille livres de rente environ. C’est cette dernière que je voudrais vous confier.
– Mais mon cher…
– Ami, interrompit le comte vivement, je sais tout ce que vous allez me dire. Mais, outre que je puis fort bien être tué demain, car je sens que je suis né sous une mauvaise étoile, j’ai la ferme intention de ne point survivre à mon bonheur. Or, mon bonheur entier, unique, toute ma vie, c’était cette femme, la seule que j’aie aimée, et qui avait si bien absorbé, empli mon cœur, qu’il ne s’y trouvait plus de place pour une autre affection.
– Mon ami, répondit Fabien, ce n’est point à cette heure solennelle que j’essaierai de vous rappeler à d’autres sentiments, autrement peut-être que par un seul mot : il y a du courage à vivre…
– Je le sais, murmura le comte, mais je n’ai plus de courage. Il s’est brisé quelque chose en moi ; et je sens bien que lorsque j’aurai tué l’homme qui m’a tué par avance, je m’affaisserai sur moi-même et n’aurai plus la force de me relever ; je n’aurai pas besoin de me tuer, je suis mort.
Le comte prononça ces mots d’une voix si brisée, que Fabien tressaillit et comprit qu’en effet toute consolation était inutile et qu’il avait devant lui un homme si profondément désespéré, qu’il se réfugierait tôt ou tard dans la mort pour y chercher l’oubli et peut-être le néant.
– Soit, lui dit-il, je ferai ce que vous voudrez.
– Vous serez mon exécuteur testamentaire ?
– Oui.
– Je laisse ici ce testament et ces lettres. Si demain…
Rocambole entra en ce moment, et Fabien fit signe au comte qu’il avait compris.
La présence de Rocambole eut pour résultat d’empêcher une scène sentimentale et navrante entre le comte et Fabien. Fabien adorait sa jeune femme, et plus qu’un autre il devait comprendre les tortures et le désespoir de son hôte.
Le comte Artoff, qui, depuis le matin, avait fait des efforts surhumains pour conserver son sang-froid et son énergie, sentait enfin son calme le trahir et l’abandonner… Au moment où Rocambole avait paru, le comte était sur le point de laisser échapper des larmes de rage.
– Monsieur le comte, lui dit le faux marquis, j’ai donné des ordres, on vous a préparé un appartement à côté de ma chambre à coucher.
– Merci mille fois, monsieur, répondit le comte, qui parvint à se raidir.
– Et comme, ajouta Rocambole, la vicomtesse ma sœur ne sait absolument rien encore de votre présence ici et qu’il est inutile de l’en prévenir, vous allez me faire l’honneur, monsieur, d’accepter l’hospitalité chez moi au deuxième étage de l’hôtel.
– Soit, monsieur, répondit le comte, remerciant d’un sourire.
Le marquis se leva.
– Il est six heures trois quarts, dit-il. Laissons Fabien aller rejoindre sa femme et se mettre à table avec elle.
Rocambole fit sortir le comte par une petite porte qui conduisait à un escalier de service, et ce fut par cet escalier qu’ils gagnèrent le deuxième étage, que le marquis s’était réservé tout entier depuis le mariage de sa sœur.
Le comte Artoff, indifférent à toutes ces choses désormais se laissa conduire dans un petit salon, où, quelques minutes après leur arrivée, un domestique roula une table toute servie.
– Monsieur, dit Rocambole, voulez-vous vous mettre à table ?
– Oh ! dit le comte avec un sourire triste, vous sentez bien que je n’ai ni faim, ni soif.
– Je le pense bien, dit Rocambole, mais il faut songer que vous vous battez demain, et qu’on se bat mal l’estomac vide.
– C’est vrai.
Et le comte se mit à table.
Rocambole le servit comme un enfant.
Le Russe but et mangea ; il but beaucoup surtout, cherchant, lui, le délicat et le raffiné, un peu d’oubli dans l’ivresse.
À la fin du dîner, le valet qui le servait à table apporta du café et des liqueurs.
Le comte fit un geste de refus.
– Monsieur le comte, dit Rocambole, voulez-vous me permettre un conseil ?
– Sans doute.
– Ne prenez pas de café, mais buvez un verre de ce vieux kirsch de la Forêt-Noire.
– Pourquoi ? demanda le Russe avec la naïveté d’un enfant, car sa pensée était ailleurs depuis longtemps.
– Parce que le kirsch fait dormir.
– Dormir ?
– Mais… vous en avez besoin.
– C’est possible.
Et le comte prononça ces deux mots avec une indifférence à faire croire qu’il avait à peine entendu et n’avait pas compris.
Rocambole ajouta :
– Quand je servais la Compagnie des Indes, je me suis battu plusieurs fois, et j’avais la détestable habitude de passer à jouer la nuit qui précédait la rencontre.
– Ah ! fit le comte.
– Aussi j’arrivais sur le terrain à demi mort, exténué de fatigue, et j’ai failli deux fois me faire tuer.
– Quelle imprudence !
– Certes, poursuivit Rocambole, que le comte écoutait à peine, vous ne passerez pas la nuit à jouer, vous, mon cher comte, mais vous ne dormirez certainement pas, en l’état de souffrance et d’abattement où vous êtes, si vous ne vous procurez pas un sommeil factice. Or, vous ne voulez pas que… Roland vous tue…
Ce nom fit étinceler un regard de fureur sauvage dans les yeux du comte.
– Vous avez raison, dit-il.
Et il prit son verre et le tendit :
– Donnez-moi ce que vous voudrez.
– Tenez, ajouta Rocambole, qui prit un flacon renfermant une liqueur aussi blanche et aussi limpide que l’eau de roche, voulez-vous que je vous fasse un narcotique de mon invention ?
– Ah ! vous avez inventé ?
– Oui ; un mélange de kirsch et de vieux curaçao de Hollande.
Le marquis, en parlant ainsi, versa du kirsch dans le verre de liqueur, puis il acheva de remplir le verre avec le contenu d’un autre flacon. Le mélange des deux liqueurs offrit alors une couleur jaunâtre.
– Et cela fait dormir ?
– Parfaitement.
Rocambole regarda la pendule de la cheminée et se dit tout bas :
– Vingt-quatre heures, c’est bien cela… il est sept heures du soir. C’est à sept heures du matin que le comte se bat avec Roland.
Le comte avala le verre d’un trait.
– Pouah ! dit-il, c’est bien amer…
– Bah ! vous trouvez ?
– Goûtez vous-même…
– Oh ! moi, dit Rocambole en riant, je ne veux pas dormir ! j’ai besoin de ma soirée.
Et il se versa un verre de rhum et offrit un cigare au comte.
À huit heures, le comte Artoff quitta la table en trébuchant.
– C’est singulier, dit-il, votre mélange de curaçao et de kirsch me porte à la tête déjà.
Rocambole sonna, un valet parut.
– Conduisez M. le comte dans sa chambre, ordonna-t-il.
Le comte passait la main sur son front :
– J’ai la tête lourde, dit-il par deux fois. Adieu, marquis, bonsoir.
– Bonsoir, comte.
Rocambole reconduisit le jeune Russe jusqu’à la porte de l’appartement qu’il lui avait fait préparer.
Puis il monta chez sir Williams.
– Mon cher oncle, lui dit-il en s’asseyant familièrement auprès de l’aveugle, j’ai beaucoup de choses, dont tu te doutes, du reste, à te raconter.
Le visage de sir Williams s’éclaira et prit une expression curieuse et attentive.
– Baccarat est à demi folle…
Une sorte de sourire muet crispa les lèvres de sir Williams.
– Elle a vu Roland…
Sir Williams fronça le sourcil.
– Sans moi, cet imbécile allait reconnaître qu’elle n’était pas celle qui l’aimait. Heureusement je suis arrivé, moi…
Et Rocambole, après avoir raconté à sir Williams les événements de la soirée, car depuis midi l’aveugle n’était plus au courant de la situation, Rocambole ajouta :
– Es-tu bien sûr qu’il faille vingt-quatre heures ?
– Oui, fit l’aveugle d’un signe de tête.
– Rien que vingt-quatre heures ?
– Oui… oui…
– Et si l’événement arrivait avant ?
– Eh bien ! écrivit sir Williams sur son ardoise, le résultat serait obtenu.
– Bon ; mais si c’est après…
– Ah ! dame ! continua à écrire l’aveugle, tant pis pour M. Roland.
– Il est bien certain que le comte le tuera.
– C’est mon avis.
– Après tout, dit froidement Rocambole, un fat de plus ou de moins, qu’est-ce que cela fait ?
– Rien, répliqua sir Williams avec un mouvement d’épaules.
Et il ajouta, le crayon à la main :
– Mais, sois tranquille, la chose arrivera comme je te l’ai prédit.
Tandis que le comte Artoff, succombant malgré son désespoir à une subite ivresse, allait se coucher dans l’hôtel de Chamery, tandis que Rocambole et sir Williams s’entretenaient familièrement jusqu’à dix heures du soir et devisaient de leurs petites affaires – la pauvre Cerise avait ramené chez elle, boulevard Beaumarchais, Baccarat mourante et folle de douleur.
L’honnête Léon Rolland, notre ancienne connaissance, n’était point rentré encore.
Par une funeste coïncidence, précisément ce jour-là, où sa présence et ses conseils eussent pu être si utiles à sa femme, qui perdait la tête, Léon dînait en ville, à l’autre extrémité de Paris, chez un négociant en bois de charpente qui demeurait au Gros-Caillou. Quand il arriva, vers dix heures, il trouva Baccarat couchée dans le lit de sa femme en proie à une fièvre ardente et ayant le délire.
Elle ne le reconnut pas.
Cerise fondait en larmes.
Un médecin avait été appelé. Ce dernier, à qui on n’avait pu dire le vrai motif de ce désespoir, de ce délire et de cette fièvre, s’était borné à prescrire une potion calmante et il s’était retiré. Ce fut la voix entrecoupée de sanglots que Cerise raconta à son mari ce qui venait d’avoir lieu.
– Mais le comte, où est-il ? demanda Rolland.
Cerise lui montra la lettre du comte Artoff à sa femme.
– Oh ! je le retrouverai bien, moi, dit l’honnête ouvrier, et je lui ferai entendre raison. Et quand je lui jurerai que Louise…
– Ah ! c’est cette femme qui lui ressemble qu’il faudrait trouver. Et ce M. Roland, qui m’a promis de venir et qui ne vient pas !
– Qu’est-ce que ce Roland ?
– C’est lui, celui qui dit, ou qui croit…
Cerise allait sans doute s’expliquer plus clairement sur Roland de Clayet, lorsque la lettre que celui-ci avait écrite après le départ de Rocambole lui arriva.
Le valet de chambre, qui, sans doute, avait des ordres secrets, bien que son maître lui eût donné cette lettre à porter vers six heures, ne s’était acquitté de la commission que quatre heures après. Cette lettre arracha un cri de douleur à Cerise.
– Ô l’infâme ! murmura-t-elle.
Elle avait attendu Roland ; elle avait espéré que cette conviction qu’il avait et que déjà elle avait ébranlée, à savoir que Baccarat avait un sosie, ne résisterait point à une seconde entrevue entre elle et le jeune homme.
– Tout est perdu ! murmura-t-elle quand elle eut relu la lettre de Roland. Le comte se battra !…
– Oh ! non, certes ! s’écria Léon, et je vais aller chez ce M. Roland de Clayet, et je vais le mener d’importance.
Léon prit son chapeau, monta en voiture et se fit conduire rue de Provence.
– M. de Clayet ?
– Au troisième, sous la voûte à gauche, dit le concierge.
– M. de Clayet est sorti, dit le valet en venant ouvrir.
– Où est-il allé ?
– Je l’ignore.
– Rentrera-t-il ?
– Monsieur rentre tous les soirs.
– Alors je vais attendre.
Le ton résolu de Rolland en imposa quelque peu au valet de chambre. Ce dernier l’introduisit au salon, alluma les flambeaux de la cheminée et se retira.
Et Léon attendit. Il attendit jusqu’à minuit d’abord, jusqu’à deux heures du matin ensuite. Roland ne parut pas.
– Il finira bien par rentrer, murmura Léon, et s’il se bat avec le comte, c’est qu’il m’aura tué auparavant.
Le valet de chambre était tout aussi étonné de ne pas voir revenir son maître.
Roland lui avait dit en sortant :
– Je rentrerai vers onze heures.
La nuit s’écoula, puis les premiers rayons du jour arrivèrent. Roland n’avait pas reparu chez lui.
Alors, le mari de Cerise eut la pensée que si Roland ne rentrait pas, c’est que le duel n’aurait pas lieu, et il courut à l’hôtel d’Artoff. Il espérait y trouver le comte. Mais le comte n’avait point reparu. Que s’était-il donc passé ?