LXV

Au fond d’une vallée sauvage du versant méridional des Pyrénées, une misérable bourgade composée d’une trentaine de maisons et d’uneposada, ce qui, en espagnol, veut dire cabaret, s’étale aux deux côtés de la grande route qui mène de Bayonne à Pampelune. C’est Corta, le village dont parlait mademoiselle Conception dans sa dernière lettre au prétendu marquis de Chamery.

La population de Corta se compose en grande partie de muletiers, les uns vivant en paix avec la double douane des frontières, les autres vivant du périlleux métier de contrebandier. Le jour, au seuil des portes, on voit les hommes roulés, hiver ou été, dans leur manteau, fumant leur cigarette et, couchés sur le dos, contemplant le ciel bleu. Les enfants au brun visage, aux cheveux en broussaille, demi-nus, se roulent sur la poussière de la route. Les femmes travaillent, assises sous un chêne vert ou un mûrier, qui étale son ombre maigre et brûlante devant chaque maison. Une chaise de poste, ou la malle qui porte les dépêches, ou un convoi de muletiers, viennent-ils à passer, les hommes lèvent nonchalamment la tête ; les femmes, silencieuses jusque-là, échangent quelques mots, les enfants courent après la voiture, puis tout rentre dans le calme et dans le silence. On dirait une population de lazzaroni, de poètes et d’amoureux.

Mais la nuit vient. Alors la scène change. Les hommes se lèvent et s’agitent, le grelot des mules se fait entendre. Des ombres muettes quittent le village, les enfants s’endorment et les femmes des contrebandiers, éteignant feux et lumières, font des vœux pour leurs époux qui vont avoir bientôt maille à partir avec les douaniers.

Or, à l’époque où remonte notre histoire, on voyait au nord de Corta, sur la gauche de la grande route et à deux cents mètres environ de toute autre habitation, une petite maison blanche couverte en tuiles, entourée d’un jardin, dont la porte, ombragée par un figuier, portait en langue espagnole l’inscription de : Poste aux lettres.

Cette maison, complètement isolée, avait pour uniques habitants deux hommes, un jeune et un vieux. Le vieux se nommait Murillo la Jambe-de-Bois : il avait servi l’empire français au temps de Napoléon – l’empereur l’avait décoré –, la reine d’Espagne lui avait donné, dix ans auparavant, le modeste emploi de distributeur des postes.

Le jeune était un garçon de quinze ou seize ans, du nom de Pedro.

Un soir, neuf ans auparavant, tandis que Murillo la Jambe-de-Bois allait se coucher, on heurta à sa porte, en appelant au secours. Le vieux soldat alla ouvrir, et vit entrer chez lui un inconnu qui tenait un enfant de six ans par la main. L’inconnu était couvert de sang et se soutenait à peine. C’était un contrebandier qu’une balle des gabelous avait frappé. Il s’appuya au mur de la maison, balbutia quelques mots, jeta une bourse pleine d’or sur la table, montra l’enfant, dont il murmura le nom et tomba mort. La Jambe-de-Bois adopta Pedro, et quand celui-ci eut quinze ans, il lui fit obtenir l’emploi de facteur rural.

La malle-poste passait à deux heures du matin venant de France et allant à Pampelune. La Jambe-de-Bois se levait, faisait ses deux paquets et se recouchait à trois heures. Pedro prenait alors son sac de cuir et son escopette, et commençait sa tournée de facteur avant le jour, se rendant d’abord au château de Sallandrera, puis dans les fermes et les hameaux environnants.

Ordinairement, il était de retour vers deux heures de l’après-midi, l’heure où la malle de Pampelune à Bayonne passait à Corta. Quelquefois il était en retard, si les chemins étaient boueux, s’il avait eu des lettres pour quelque cabane éloignée de charbonnier. Alors les lettres dont il était porteur, et qui étaient en destination de France ou des frontières, séjournaient vingt-quatre heures dans le bureau de Corta.

Or, un matin, vers deux heures et demie, tandis que Pedro s’habillait et mettait dans son bissac un morceau de fromage de chèvre et un pain, pour son repas en plein air, la Jambe-de-Bois, qui était assis, devant une table servant de bureau et y faisait un triage de ses lettres, se tourna vers le jeune homme.

– Est-ce que tu ne m’as pas dit que Son Excellence le duc de Sallandrera était parti ?

– Oui, dit Pedro.

– En es-tu sûr ?

– Dame, répondit le jeune facteur, il doit l’être, car l’intendant de Sallandrera m’avait annoncé son départ pour le dix-huit au matin. Mais voici trois jours que je n’ai rien eu pour le château et je n’y suis pas allé.

Son Excellence ne passe jamais par Corta, et il va rejoindre la route à une lieue d’ici.

– C’est vrai, dit Murillo.

– Pourquoi cette question, père ?

– Parce que voilà une lettre pour lui. Si j’étais certain de son départ, je la renverrais en France par le courrier d’aujourd’hui…

– Eh bien ! dit Pedro, je vais toujours la présenter au château ; si le duc est parti, je tâcherai de revenir pour l’heure du courrier de France.

Et Pedro mit la lettre dans son sac.

Mais il comptait sans une chaleur caniculaire qui le força plusieurs fois à se reposer à l’ombre d’un arbre, et sans la cordialité ordinaire de l’intendant de Sallandrera, un vieil Espagnol qui avait navigué dans sa jeunesse et avait conservé le goût des libations. L’intendant lui fit boire plusieurs bouteilles de limonade, mélangées d’un verre de vieille eau-de-vie, et Pedro arriva à Corta une heure après le départ de la malle-poste allant de Pampelune à Bayonne. La lettre adressée au duc de Sallandrera, qui, en effet, était parti la veille au matin, revint donc au bureau de poste de Corta et y fut jetée dans le sac de dépêche qui ne repartait que le lendemain.

– Après tout, se dit la Jambe-de-Bois qui examina l’enveloppe mignonne, son peu de volume, la fine écriture de l’adresse, ce n’est peut-être qu’une lettre insignifiante et qui ne renferme aucune valeur. Le duc la recevra un jour plus tard.

La nuit suivante, un peu avant deux heures, un bruit de grelots, de claquements de fouet, éveilla la Jambe-de-Bois en sursaut.

– Tiens ! pensa Murillo, la malle-poste est en avance aujourd’hui. Et il sauta hors du lit, rajusta son manche à balai et s’habilla à la hâte. Puis il ouvrit la porte et se plaça sur le seuil, prêt à recevoir le sac de cuir que le courrier lui jetait chaque nuit du haut du cabriolet.

Mais Murillo s’était trompé. Ce n’était pas la malle, c’était une chaise de poste attelée de cinq mules, et conduite par trois postillons qui couraient comme des batteurs d’estrade, selon l’usage espagnol, à côté de l’attelage.

Cependant la chaise s’arrêta devant le bureau de poste. Un homme mit la tête à la portière et dit en français :

– Où sommes-nous ?

– À Corta, répondit la Jambe-de-Bois, qui, ayant servi dans les armées de Napoléon, comprenait et parlait assez bien la langue française.

– Corta ? dit le voyageur en mettant pied à terre, n’est-ce pas le village le plus voisin du château de Sallandrera ? Et Murillo vit, à la lueur des fanaux de la chaise de poste, se développer un gros homme tout vêtu de noir, roulé dans un bon manteau de voyage, et marchant avec l’aplomb un peu lourd d’un opulent parvenu.

Cet homme, on le devine, était maître Venture en personne, Venture salua l’invalide d’un air protecteur.

– C’est bien le bourg voisin de Sallandrera ? répéta-t-il.

– Oui, monsieur.

– À quelle distance est le château ?

– À deux lieues.

Venture se frotta les mains.

– Le chemin, dit-il, est-il passable et peut-on s’y risquer en voiture ?

– Non, monsieur. Pour aller en voiture à Sallandrera, il faut rebrousser chemin jusqu’à une lieue d’ici et prendre à gauche une route assez bonne que Son Excellence a coutume de suivre.

– Ah ! dit Venture. Mon Dieu, ajouta-t-il, je ne sais pas un mot d’espagnol, mes postillons un mot de français, et ils ne m’ont pas compris. J’ai pourtant bien accentué et à plusieurs reprises le nom de Sallandrera.

– Est-ce que Votre Seigneurie, demanda Murillo, est des amis de Son Excellence ?

– Je suis le marquis de Coq-Héron, répondit orgueilleusement Venture, et le duc est mon ami intime. Je me rends à Madrid, et je me suis bien promis de lui faire une visite en passant.

Murillo sourit :

– Votre Seigneurie se trompe.

– Hein ! fit Venture.

– Le duc n’est pas à Sallandrera.

– Comment ! on m’a affirmé à Bayonne…

– Il est parti depuis deux jours.

– En êtes-vous sûr ?

– Très sûr, Votre Seigneurie. Et la preuve en est que j’ai là une lettre venue de Paris pour lui, et que je vais lui renvoyer.

– Ah ! quel contre-temps fâcheux ! murmura Venture, qui salua Murillo, parut examiner d’un air distrait, et grâce au clair de lune, sa maison et le jardin qui l’entourait, puis remonta en voiture, ajoutant :

– Le relais de poste est-il loin ?

– À une lieue d’ici.

– Bonsoir, monsieur ; au plaisir de vous revoir.

– Bonsoir, Excellence, répondit le vieux soldat, qui prit au sérieux le marquisat emprunté à une rue de Paris par maître Venture.

Et la chaise de poste repartit, traversa la bourgade de Corta et arriva à l’entrée d’un petit bois de chênes dont l’ombrage masquait complètement le clair de lune.

En cet endroit la route montait et les mules durent prendre le pas. Les trois postillons, selon l’usage, et sûrs que les mules ne quitteraient point le milieu de la voie, prirent un raccourci qui conduisait au sommet de la côte, en droite ligne, tandis que la route tournait en longues rampes pour arriver au même endroit.

Venture profita de cette circonstance. À peine les trois postillons eurent-ils disparu sous les chênes qui bordaient la petite sente, que le messager de Rocambole sauta lestement à terre et referma la portière après avoir soigneusement relevé les glaces et tiré les rideaux de cuir.

– Mes braves conducteurs, se dit-il, seront persuadés que je dors et ils vont arriver au relais sans s’être aperçus que la chaise est vide.

Et tandis que la berline de voyage continuait sa route, Venture rebroussa fort tranquillement chemin et revint sur ses pas. Mais au lieu de passer dans Corta, il se jeta sur la gauche à travers champs et gagna ainsi les murs du petit jardin qui entourait la maison de Murillo, au pied desquels il se coucha à plat ventre, derrière un monceau de bois à brûler, à cinquante mètres environ de la route.

En ce moment la malle-poste était arrêtée devant la maison et l’échange des paquets avait lieu.

Maître Venture avait dit ne pas savoir l’espagnol, mais la vérité était qu’il savait fort bien cette langue, car depuis Bayonne il avait assez causé avec ses conducteurs pour savoir d’eux que le distributeur de Corta se nommait Murillo dit la Jambe-de-Bois, qu’il vivait avec l’unique facteur attaché à son bureau de distribution, et qu’enfin ce dernier partait vers trois heures du matin. Venture, couché à plat ventre, attendit que la malle-poste eût continué sa route, et que, une demi-heure après, Pedro, le jeune compagnon de la Jambe-de-Bois, fût parti. Ce dernier passa tout près de lui, sifflant un refrain de muletier, et Venture immobile le vit se diriger vers le sentier qui conduisait en droite ligne dans la vallée que dominait le vieux castel de Sallandrera.

– Bon ! se dit-il, le vieux est seul : à moi la lettre.

Et Venture tourna comme un loup rôdeur autour de la maison, et comme les murs en assez mauvais état possédaient une brèche assez large pour donner passage à sa corpulence, il y pénétra.

Corta était un pays de contrebandiers, mais non de voleurs. On y dormait les fenêtres ouvertes, les clefs sur les portes, et quand Venture se fut introduit dans le jardin, il put constater que les volets des deux fenêtres du rez-de-chaussée étaient entrebâillés pour laisser pénétrer, à l’intérieur, l’air frais de la nuit.

Le vieux soldat s’était recouché et, suivant son habitude, il n’avait pas tardé à se rendormir.

Malgré son embonpoint, Venture escalada assez lestement l’entablement de la croisée ; puis il se laissa couler dans celle des deux pièces que Murillo avait convertie en bureau, dans laquelle on voyait sur une table un gros sac de cuir fermé par un cadenas.

Un rayon de lune y pénétrait et éclairait assez distinctement les objets environnants. Venture demeura un instant immobile au milieu de la pièce.

– Rocambole, pensa-t-il, m’a dit que s’il n’était pas nécessaire de tuer, je ne tuerais pas… et, au fait, cet homme à la jambe de bois me plaît assez. S’il ne vient pas me troubler dans ma besogne, je le laisserai dormir.

Alors Venture tira de sa poche une paire de pistolets qu’il mit sur la table, à côté du sac de cuir, puis un poignard qu’il plaça entre ses dents, et il poussa sans bruit les jalousies, de façon à replonger la chambre dans l’obscurité.

La porte qui mettait cette pièce en communication avec celle où Murillo laissait entendre un ronflement sonore était entrebâillée. Venture la ferma.

Alors il tira de sa poche un briquet phosphorique et une de ces minces bougies tordues qu’on nomme des rats de cave, et il l’alluma. Après quoi il la plaça sur la table et s’approcha du sac de cuir.

Murillo ronflait comme un orgue de cathédrale.

Le sac était en bon cuir bien solide, assez lourd, et fermé par un gros cadenas.

– Diable ! murmura Venture, la lettre est évidemment dans le sac, mais ce sac est fermé, et il va falloir l’éventrer.

Et Venture hésita.

Contre son habitude, le bandit n’avait pas le plus petit trousseau de fausses clefs ; sans cela, il eût délicatement crocheté le cadenas, ouvert le sac, cherché la lettre dont la suscription portait le nom du duc de Sallandrera, et refermé le tout assez adroitement pour que le vieux soldat ne s’aperçut de rien.

– Voyons, se dit-il, j’ai trois partis à prendre : le premier, le plus simple en apparence, consisterait à emporter le sac, quitte à en vérifier le contenu quand j’aurai repassé la frontière. Mais le vol d’un sac de dépêches, outre que celui-ci est assez lourd, pourrait avoir l’inconvénient de mettre la gendarmerie française et les alguazils espagnols à mes trousses.

« Le second, qui vaudrait mieux, à tout prendre, serait d’éventrer le sac avec mon poignard. Mais Murillo s’en apercevrait sûrement, et les alguazils marcheraient également.

« Reste le troisième parti, et j’ai bien peur qu’il ne rende inutile la recommandation de M. Rocambole, c’est-à-dire chercher la clef du cadenas.

« Dans ce cas-là, si je ne la trouve pas, il faudra éveiller le bonhomme et la lui demander, et il est probable qu’il ne me la donnera pas de bon gré.

Venture prit son rat de cave d’une main, un pistolet de l’autre, poussa la porte et entra résolument dans la chambre où le vieux soldat continuait à ronfler. Il avait en outre son poignard aux dents.

La chambre où Murillo donnait était la principale pièce de la maison. Elle servait à la fois de dortoir, de cuisine et de salle de réception. Son immense alcôve fermée par des rideaux de cuir abritait deux lits, celui de la Jambe-de-Bois, celui du jeune Pedro.

Murillo dormait tout habillé. Seulement, il s’était débarrassé de sa jambe de bois. Venture s’approcha, son rat de cave à la main.

– Ce serait simple comme bonjour, se dit-il, de lui enfoncer deux pouces de mon poignard dans la gorge, de m’emparer ensuite de la lettre, et de filer à la frontière, qui n’est pas loin, et où j’arriverais avant six heures du matin, mais…

Ici Venture se gratta le front.

– Mais comme personne ne m’a vu entrer, comme il est impossible qu’on s’aperçoive du rapt de la lettre si je la prends sans effraction, autant vaut chercher la clef du cadenas et de ne pas risquer la garrotte, un assez vilain collier de perles qu’on ne met qu’une seule fois de sa vie. Cet homme dort comme un loir. Il est bien capable de ne point s’éveiller.

Tandis qu’il s’adressait ce monologue plein d’humanité, Venture aperçut au cou du vieux soldat un petit cordon de cuir.

– Parbleu ! pensa-t-il, le cordon doit être suivi d’une clef ; si cette clef n’est pas celle du cadenas elle est évidemment celle du tiroir de la table. Essayons.

Et Venture posa sa bougie sur le rebord du lit, prit son poignard d’une main et approcha l’autre du cordon.

– Mon bonhomme, murmura-t-il, je te conseille de ne pas t’éveiller… Ce serait malsain pour toi en ce moment.

Murillo ronflait de plus belle.

– Tiens ! il est gentil, continua Venture, qui, avec son poignard, coupa le cordon et le tira ensuite doucement à lui.

Le dormeur fit un mouvement, Venture fronça le sourcil et leva son poignard. Mais Murillo n’ouvrit point les yeux, se retourna sur le côté, et la main de Venture tira doucement le cordon au bout duquel, en effet, était une clef.

Ainsi que l’avait pensé le bandit, cette clef qu’il emporta, marchant toujours sur la pointe du pied et sans que Murillo s’éveillât, ouvrait le tiroir de la table qui servait de bureau et de caisse au pauvre distributeur. Dans ce tiroir, Venture aperçut deux ou trois pièces d’or et une poignée de monnaie blanche.

– Bah !… se dit-il, j’aurais bien assassiné un homme pour moins que cela, il y a huit jours ; mais, aujourd’hui, ce n’est pas la peine.

Et il prit un trousseau de petites clefs dans le tiroir et ne toucha point à l’argent. L’une de ces clefs, comme il l’avait fort bien supposé, était celle du cadenas du sac de cuir. Venture l’ouvrit et y plongea la main. Mais soudain il tressaillit au contact d’un corps dur et métallique, et il en retira une petite sacoche en grosse toile parfaitement ficelée, cachetée et portant une étiquette et un chiffre.

Envoi de vingt mille francs en or et billets [disait l’étiquette en espagnol], par le señor Esteban, à messieurs Brun et C ie , négociants à Bayonne.

– Ma parole d’honneur ! murmura Venture, voilà un homme à qui je voulais faire grâce, et que la fatalité condamne.

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