LXVI

Venture tint, pendant un moment, la sacoche dans ses mains, la tournant et la retournant en tous sens. Il y avait si longtemps qu’il n’avait eu tant d’or à sa disposition qu’un battement de cœur le prit, et qu’il se laissa tomber sur une chaise, dominé par une fiévreuse émotion. Mais Venture n’était pas homme à hésiter longtemps et à perdre la tête. Il eut bientôt reconquis son sang-froid, et il se dit : – Évidemment, je pourrais filer tout de suite, après avoir cherché la lettre ; mais si en s’éveillant mon homme ne s’aperçoit pas que le sac a été ouvert, et en admettant que je puisse lui remettre au cou le cordon et la clef du tiroir, bien certainement demain, il vérifiera avec le conducteur de la malle-poste un paquet qui renferme de telles valeurs, et il pourra bien se souvenir de moi et donner mon signalement. D’un autre côté, il est très possible que son facteur ignore l’existence de ces vingt mille francs. Si le bonhomme mourait, qu’on trouvât le sac intact et l’argent dans la caisse, on croirait à une vengeance et non à un vol. Tout cela demande réflexion.

Et pour se donner le temps de réfléchir, Venture mit la sacoche dans sa poche, plongea de nouveau la main dans le sac, et en retira les lettres qu’il contenait. Il se mit à les trier, et eut bientôt trouvé celle qui portait sur sa suscription le nom du duc de Sallendrera. La lettre de Baccarat, car c’était bien celle que la comtesse Artoff avait écrite, rejoignit, dans la poche de Venture, les vingt mille francs en or et en billets.

Puis, le bandit remit tout en ordre, les lettres, le sac, les clefs dans le tiroir et rajusta le cordon qu’il avait coupé. Alors il se reprit à songer.

– Puisqu’il ne s’est pas éveillé quand je lui ai ôté son cordon du cou, se dit-il, il pourra bien ne pas s’éveiller davantage quand je l’aurai replacé, mais…

Venture s’arrêta. Ce mais était gros de réflexions.

– Mais, se dit-il, il s’apercevra toujours du vol, de même qu’on se sera aperçu au relais prochain que ma chaise de poste était vide. L’extradition existe entre la France et l’Espagne. Tout cela pourrait bien me faire un plus vilain parti que la mort du bonhomme, surtout…

Ici une idée lumineuse traversa le cerveau de Venture.

– Surtout, ajouta-t-il, s’il mourait par accident, ou s’il s’était suicidé.

Et Venture, qui avait hésité longtemps, n’hésita plus, il rouvrit la porte qui donnait dans la chambre du dormeur et s’approcha de nouveau du lit. Mais cette fois, il dédaigna de marcher sur la pointe du pied et il éveilla sans façon Murillo en le touchant du doigt, Murillo fit un soubresaut, ouvrit les yeux et jeta un cri à la vue de Venture. Celui-ci avait sa bougie d’une main, son poignard de l’autre.

– Chut ! dit-il, ne criez pas, cher ami, et causons un peu.

– Le marquis ! balbutia la Jambe-de-Bois, qui reconnut parfaitement l’homme à la chaise de poste.

– Chut ! répéta Venture.

Murillo ne se demanda point d’abord comment Venture était chez lui, et en homme bien éveillé, il crut continuer un rêve. D’autant plus que Venture, fort galamment vêtu, n’avait nullement l’air d’un voleur. Mais Venture lui dit en fort bon espagnol :

– Cher monsieur Murillo, si vous veniez à crier, outre qu’il est peu probable que vous seriez entendu, vous me placeriez dans la pénible nécessité de vous brûler la cervelle.

L’invalide se dressa brusquement sur son séant, et l’énergie de son regard prouva à Venture qu’il n’aurait pas bon marché de lui.

– Qui êtes-vous ? que me voulez-vous ? demanda-t-il.

Venture s’assit, éleva son pistolet à la hauteur du front de l’invalide et répondit :

– Mon nom importe peu à l’affaire. Cependant je puis vous répéter que je m’appelle le marquis de Coq-Héron depuis que j’ai habité une mansarde dans cette rue de Paris.

– Que me voulez-vous ?

– Causer un peu.

– De quoi ?

– De mon ami le duc de Sallandrera.

Ce nom sembla rassurer l’invalide.

– Il est parti, je vous l’ai dit.

– Ainsi que la lettre qui lui était adressée de Paris ? ricana Venture.

L’invalide fit un mouvement de surprise.

– C’est à ce propos, poursuivit Venture, que j’ai voulu causer un peu avec vous.

– Ah ! dit l’invalide toujours étonné.

– J’avais besoin de cette lettre.

– Vous ?

– Et je suis venu la chercher. La voilà ! ajouta Venture, qui prit la lettre dans sa poche et la montra.

– Un vol ! s’écria Murillo, le vol d’une lettre !…

– Oh !… tenez, dit Venture avec bonhomie, ne m’en parlez pas. Cette lettre vous fait un grand tort…

– À moi ?

– Parbleu !… tenez, je suis entré chez vous tout à l’heure, j’ai allumé ma bougie, je suis venu ici ; vous ne vous êtes pas éveillé…

– Après ? fit Murillo avec anxiété.

– Je vous ai pris au cou ce cordon et puis cette clef.

– La clef de mon tiroir ! vous m’avez volé !…

– Fi donc ! vous n’avez pas cent francs dans ce tiroir. J’y ai pris la clef du cadenas qui ferme le sac de cuir, dans lequel je présumais bien que se trouvait cette lettre.

Murillo sentit une sueur froide perler à ses tempes. Il se souvenait que le sac de cuir renfermait vingt mille francs.

– Or, continua Venture d’un ton piteux, vous allez voir à quoi tient la chance. En ouvrant le sac, j’avais l’intention de le refermer après avoir pris la lettre, de vous remettre au cou le cordon de cuir et la clef, en prenant bien soin de ne point vous éveiller, et de m’en aller ensuite par où j’étais venu. Bien certainement vous ne vous fussiez point aperçu de la soustraction. Mais…

Ici un sourire triste, le sourire d’un homme plein de compassion, élargit les lèvres épaisses de Venture.

– Mais, reprit-il, vous allez voir comme le guignon s’en mêle ; dans le sac il y en avait un autre.

Et Venture montra la sacoche qui renfermait les vingt mille francs en or et en billets.

– Vous comprenez, mon pauvre diable, que ces vingt mille francs-là me seront agréables, et que pour qu’on ne me les réclame pas, je vais être obligé…

L’invalide comprit sur-le-champ la pensée que Venture avait quelque peine à formuler ; il fit un bond et voulut s’élancer hors de son lit. Mais la main de fer de Venture le saisit à la gorge et l’étreignit fortement.

– Si tu bouges, je t’étouffe ! lui dit-il.

Murillo essaya de se débattre, mais Venture était robuste et il le tint immobile sur le lit.

– Écoute, mon vieux, lui dit-il, sois sage et pas de bêtise !… Si tu me forces à t’assassiner, et que la justice s’en mêle, tu feras le malheur de ton protégé Pedro. On le mettra en prison, on l’accusera, on l’enverra à la garrotte.

L’invalide frissonnait et se débattait toujours sous le poignet de fer de Venture.

– Tandis que, reprit celui-ci, si tu me laisses te passer au cou cette petite corde que je vois accrochée à ce mur…

Venture montrait du doigt et du regard une corde de l’épaisseur de l’index à laquelle pendait une gourde.

– Et que, acheva-t-il, tu te laisses pendre gentiment à ce crochet qui supporte ton escopette, on croira que tu t’es suicidé, et ton enfant d’adoption héritera probablement de ta maison et de ta place de distributeur.

Et, parlant ainsi, Venture s’empara de la corde, la passa lestement au cou de Murillo, qui continuait à se débattre et à pousser des cris étouffés, et d’un vigoureux tour de main il l’étrangla net.

Murillo s’agita convulsivement pendant quelques minutes, puis demeura immobile. Il était mort.

Alors Venture répara les désordres occasionnés sur le lit par la lutte, fit un nœud coulant à la corde, souleva le malheureux invalide et le pendit fort proprement au crochet de fer qui supportait, deux heures auparavant, l’escopette de Pedro. Ensuite il renversa une chaise tout auprès, dans le but de laisser croire que le pendu, après être monté dessus, l’avait repoussée du pied.

Cela fait, maître Venture remit ses pistolets et son poignard dans sa poche, rajusta son manteau et sortit de la maison par la fenêtre et la brèche du jardin, emportant la lettre et les vingt mille francs.

Il était alors près de quatre heures du matin. À six heures, Venture avait atteint la frontière et la franchissait en se disant : – Je suis persuadé que Rocambole, malgré ses idées d’humanité, aurait agi tout comme moi. Il était bonhomme, cet invalide, et cela m’a fait de la peine, mais il n’avait qu’une jambe, et si jamais je passe en cour d’assises pour cette misère, on m’appliquera les circonstances atténuantes, à cause de cette jambe de bois. C’est une considération.

Trois jours après, Venture était à Paris.

Or, par une coïncidence bizarre et peut-être inouïe dans les annales du crime, la même nuit et presque à la même heure, bien qu’à deux cents lieues de distance, un autre drame s’accomplissait et devait avoir par ses conséquences une grave influence sur les événements que nous racontons.

Depuis la construction du chemin de fer de Paris à Lyon, la grande route qui conduit à Melun est à peu près abandonnée. Boueuse, mal entretenue, déserte, elle est d’un aspect sinistre, lorsqu’on a dépassé Lieusaint et qu’on se dirige vers Paris à travers la forêt de Sénart, de redoutable mémoire.

Or, un soir, vers dix heures, une petite tapissière, attelée d’un gros cheval normand, bon et vite trotteur, conduite par un homme en blouse, et paraissant venir de Melun, après avoir suivi la longue et unique rue de Lieusaint, vint s’arrêter au seuil d’une auberge, sur la porte de laquelle on lisait :

Au relais de la poste, César-Hippolyte, loge à pied, à cheval, fournit des renforts et des bidets, sert à boire et à manger.

Au bruit, la porte de l’auberge s’ouvrit et le conducteur, après avoir fait claquer son fouet avec vigueur, selon l’usage des rouliers, cria d’une voix enrouée :

– Est-ce qu’on loge ici ?

– Oui, mon bourgeois, répondit une grosse mère avenante qui se montra sur le seuil une lanterne à la main.

– Avez-vous une remise et une écurie ?

– Oui, le bourgeois.

– Et de l’avoine ?

– Plein le coffre. Toinette, cria la grosse femme, va-t-en ouvrir la porte de la remise.

– Peut-on fricoter un morceau de veau et lamper une bouteille de picton ? continua d’un ton aviné l’homme à la tapissière.

– Pourquoi pas, le bourgeois ? justement nous avons eu une noce hier, et il y a des restes.

– Fameux ! murmura le roulier, qui, la porte de la remise s’étant ouverte, entra avec sa tapissière et sauta lestement à terre.

– Bouchonne-moi mon cheval un peu proprement, lafïllote, continua-t-il en prenant le menton d’une jolie fille de cuisine, qui s’empressa de détacher les rênes du cheval et de dételer.

– Soyez tranquille, le bourgeois. Les chevaux, ça me connaît. Nous en avons trois à soigner tous les jours.

– Vous avez donc toujours la poste ?

– Toujours, répondit une voix d’homme, celle du maître de l’auberge qui accourut à son tour. Mais le métier ne va guère pour le moment.

L’aubergiste était un homme d’environ soixante ans, à la bonne et joviale figure, au regard honnête et franc. L’homme à la tapissière était jeune, portait une grosse barbe rouge, des favoris de même couleur, et la moitié de son visage était dissimulée par la visière d’une casquette en peau de loutre.

Tandis qu’on achevait de dételer son cheval et de le conduire à l’écurie, celui-ci suivit l’aubergiste à l’intérieur de la maison, et s’assit lourdement au coin de la cheminée.

– Est-ce que vous venez de loin ?

– De Melun.

– Où allez-vous ?

– À Paris.

– Vous couchez ici, n’est-ce-pas ?

– Hum !… dit l’homme à la tapissière, peut-être oui, peut-être non… j’ai un bon cheval, je vais voir comment j’irai moi-même après souper. Les nuits sont bonnes, et il fait beau.

– La lune est nouvelle, dit l’aubergiste. Il fera noir dans la forêt de Sénart.

– Ah ! reprit le voyageur d’un ton de parfaite indifférence, vous avez la poste chez vous ?

– De père en fils depuis cent ans.

– Et le métier ne va plus ?

– Oh ! plus du tout, depuis ces gueux de chemins de fer. Il ne passe pas une chaise de poste par an.

– Et des courriers ?…

– De loin en loin. Il en est passé un voilà quinze jours, qui m’a dit qu’il allait en Allemagne, et qu’il reviendrait avant la fin du mois. Je lui ai donné mon meilleur cheval jusqu’à Melun.

– Combien avez-vous de chevaux ?

– Trois.

– Sont-ils bons ?

– Pas ce soir, dans tous les cas. Deux sont allés à Melun et revenus à la brune. Le troisième sort de la charrue. Si le courrier que nous attendons ce soir venait à passer, il pourrait bien continuer sa route à pied.

– Hé !… le bourgeois, dit en ce moment l’avenante et grosse hôtesse, ça vous est-il égal de souper avec nous ?

– Je veux bien, la mère.

– Alors, mettez-vous à table.

L’homme à la tapissière ne se fit pas répéter l’invitation. Il s’assit entre l’hôte et l’hôtesse, mangea de bon appétit ; but gaillardement sa bouteille, prit sa tasse de café et retourna au coin de la cheminée, où il alluma sa pipe.

– Je vas coucher ici tout de même, dit-il ; vous m’éveillerez au point du jour.

Comme il parlait ainsi on entendit dans la rue le galop d’un cheval.

– Tonnerre ! murmura l’aubergiste, il ne manquerait plus que ce fût le courrier.

– Ohé ! la poste ! cria-t-on du dehors.

La servante d’auberge alla ouvrir.

– C’est lui dit l’hôte consterné.

– Vite ! sellez-moi un cheval disait le courrier.

– De cheval, je n’en ai pas, mon bourgeois.

– Comment ! vous n’avez pas de cheval ?

– Non. J’en ai bien, mais ils sont las.

– Il faut pourtant que j’arrive à Paris cette nuit.

– Bah !… couchez ici, vous partirez demain matin au jour, ça reviendra bien au même.

– Non, non, il faut que j’arrive.

– Tiens !… dit l’homme à la tapissière qui laissa son coin de cheminée pour s’avancer sur le pas de la porte, si vous ne regardez pas à deux pièces de cent sous, mon bourgeois, je vas vous y mener à Paris, moi.

– Vous avez un cheval ?

– Et un fameux, allez !… avec une tapissière aussi roulante qu’un louis d’or.

– Ça va, dit le courrier. Irons-nous vite ?

– Nous serons à la barrière avant deux heures du matin. Ohé !… la fillotte, ajouta le roulier de sa voix enrouée, donne donc six litres d’avoine en deux fois à mon cheval et garnis-le.

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