– Ah ! çà ! mon oncle, s’écria Rocambole, à quoi diable penses-tu ?
Un sourire glissa sur les lèvres muettes de l’aveugle.
– Comment ! reprit Rocambole, tu me fais assassiner un homme pour lui reprendre ces deux pièces, dont l’existence peut assurer au duc de Château-Mailly la main de mademoiselle de Sallendrera, et ces deux pièces une fois en notre possession, tu ne veux pas que je les détruise ?
– Non.
– Pourquoi ?
Sir Williams écrivit :
– C’est une poire pour la soif.
– Hein ! je ne comprends pas…
L’aveugle écrivit encore :
– On ne sait point ce qui peut arriver. Mademoiselle de Sallandrera peut fort bien se brouiller avec toi.
Rocambole haussa les épaules.
– Le hasard est grand, poursuivit l’aveugle au moyen de son ardoise. Au dernier moment il arrive des dénouements imprévus. Qui sait ?
– Mais tu radotes, mon oncle…
– Qui sait si dans huit jours, dans quinze, ou dans un mois, tout ne sera pas rompu entre toi et Conception ?
– Tu es fou…
– Alors M. de Château-Mailly paiera volontiers un million ces deux bouts de parchemin jauni…
– Tiens !… dit Rocambole, c’est une idée, cela, mon oncle.
– Tu vois bien…
– Et que faut-il faire de ces deux pièces ?
– Les garder…
– Mais si on les trouvait en ma possession ?
– Bon ! écrivit sir Williams, voilà que tu oublies que tu es…
– C’est juste ; on me nomme le marquis de Chamery, et la police sera loin de jamais me soupçonner.
Et Rocambole mit les deux lettres dans sa poche.
– As-tu quelque chose à me dire ?
– Non.
– Je n’ai rien à faire jusqu’au retour de Conception.
– Absolument rien.
Rocambole quitta sir Williams et descendit chez lui dans l’intention d’y cacher soigneusement les deux parchemins. Mais une réflexion l’arrêta.
– Non pas, se dit-il, on ne sait ni qui vit, ni qui meurt. Je pourrais être tué demain en duel ou recevoir une tuile sur la tête un jour de grand vent. On passerait l’inspection de mes papiers et le marquis de Chamery serait déshonoré après sa mort. Je ne veux pas de cela. C’est rue de Surène que je les mettrai en sûreté. Là, on ne connaît que M. Frédéric et on ne sait pas ce que c’est que le marquis de Chamery.
Et Rocambole remit les deux parchemins dans sa poche.
Comme il sortait pour aller mettre son trésor en sûreté il rencontra Fabien.
Le vicomte accueillit son beau-frère avec un sourire mystérieux :
– Ah çà ! lui dit-il tout bas, quelle vie mènes-tu donc ?
– Chut ! fit Rocambole.
– On ne t’a pas vu, hier, depuis midi…
– Mon cher, dit Rocambole en riant, je suis le contraire de Roland de Clayet. Il prône ses bonnes fortunes, je cache les miennes.
– Et tu as raison, dit le vicomte, qui n’insista pas.
Le marquis reprit :
– Je viens de voir mon aveugle, qui se porte comme un charme.
– Le pauvre homme ! dit Fabien.
– Et, continua Rocambole, je vais faire un tour au bois.
– Dînes-tu avec nous ?
– Je le veux bien. Adieu, à ce soir.
Les deux jeunes gens se séparèrent, et Rocambole monta à cheval pour faire, comme il le disait, un tour au bois.
Seulement il passa par la rue de Surène.
Le marquis rentra vers quatre heures et trouva une lettre de Conception qui venait d’arriver par la petite poste :
Cette lettre disait :
« Je vous écris à la hâte, mon ami, pour vous dire que nous sommes arrivés ce matin à Paris, ma mère et mon père mornes et tristes comme à l’ordinaire, depuis le trépas de don José ; moi, inquiète, troublée et cependant heureuse, car je vais vous revoir.
« Cependant, mon ami, ne vous faites pas trop de joie, nous sommes encore bien loin l’un de l’autre, et il nous faudra vaincre bien des difficultés, surmonter bien des obstacles.
« Venez ce soir… nous causerons.
« CONCEPTION. »
Le marquis dîna chez la vicomtesse sa sœur, alla faire un whist à son cercle et en sortit à minuit moins un quart. C’était l’heure du rendez-vous.
Comme les précédentes fois, le négrillon de mademoiselle de Sallandrera attendait à la porte du jardin. Rocambole savait que si l’exactitude est la politesse des rois, elle est plus encore celle des amoureux. Minuit sonnait au moment où il franchissait le seuil de l’atelier.
Mademoiselle de Sallendrera, assise dans un grand fauteuil, essaya de se lever à sa vue, et n’y put parvenir tant son émotion fut grande. Rocambole alla vers elle, silencieux, lui prit la main et y mit un baiser, en s’inclinant respectueusement.
Pendant quelques minutes les deux jeunes gens se regardèrent sans échanger un mot. Enfin Rocambole parut dominer une émotion qu’il n’avait jamais éprouvée, et il dit à la jeune fille :
– Pour la première fois, depuis un mois bientôt, je retrouve mon cœur et mon âme, je ne vivais plus que par le souvenir.
Conception serra convulsivement sa main.
Rocambole poursuivit :
– Depuis que vous êtes partie j’ai compté les jours ; depuis que j’attendais votre retour, je comptais les heures, et depuis tantôt que votre billet m’est parvenu, les minutes ont été pour moi des siècles.
Conception put parler enfin.
– Mon ami, lui dit-elle, essayant d’imprimer à sa voix un calme menteur, vous avez moins souffert que moi.
– Oh !
– Vous receviez mes lettres.
– Et moi, hélas ! murmura le faux marquis, je ne pouvais vous écrire, n’est-ce pas ?
– Ô le silence ! fit la jeune fille en tremblant, l’horrible chose que le silence… de savoir ce que font, ce que pensent ceux qui sont loin de nous… parfois craindre l’oubli, se demander parfois s’ils existent encore… et si… peut-être…
– Oh ! taisez-vous, Conception, taisez-vous ! fit Rocambole avec passion, vous allez calomnier l’homme qui mourrait pour vous en souriant.
L’Espagnole soupira :
– Savez-vous, dit-elle, comme si elle eût voulu détourner l’entretien de ce terrain brûlant où semblait vouloir le placer la passion du jeune homme, savez-vous, mon ami, que j’arrive à Paris pleine d’angoisses, de terreurs ?
– Vous, mon Dieu !
Elle soupira.
– Mais quel est donc le nouveau danger qui vous menace ?
Et Rocambole, se redressant, ajouta avec un ton et un geste chevaleresques :
– Ne suis-je pas là ?
– Mon ami, dit Conception, vous m’avez sauvée de don José, n’est-ce pas ?
– Sans doute.
– Mais… peut-être… ne me sauverez-vous pas de la volonté de mon père.
– Que voulez-vous dire ?
– Hé ! mon Dieu ! murmura Conception, mon père est dévoré d’ambition… pour moi…
– Pour vous ?
– Il veut que je sois duchesse, il veut… Tenez… depuis notre départ de Sallendrera, ce n’est plus cet homme frappé de la foudre qui s’évanouissait aux funérailles de don José. Il est redevenu le don Paëz duc de Sallandrera, qui rêve de transmettre son nom et ses titres à un homme qui sera son égal par la naissance et la fortune ; son orgueil de race s’est éveillé violent, tyrannique, aveugle…
– Je comprends, murmura Rocambole, je ne serai jamais, à ses yeux, qu’un pauvre gentilhomme indigne de son alliance.
– Oh ! ne prononcez point un mot pareil.
– Je ne suis pas duc… je ne suis pas riche…
– Mais je vous aime ! exclama la jeune fille avec élan.
Rocambole crut le moment opportun pour faire du désintéressement et de la générosité :
– Écoutez, mademoiselle, descendez au fond de votre cœur, interrogez-vous avec calme, avec sang-froid…
– Que voulez-vous dire ?
– Et demandez-vous si, en ce moment, vous n’obéissez pas à une reconnaissance aveugle.
– Y pensez-vous, mon Dieu ?
– Qui sait ? Peut-être vous croyez-vous engagée vis-à-vis de moi parce que je vous ai sauvée.
– Oh !
– Tenez, Conception, poursuivit Rocambole d’une voix émue, soyez forte et raisonnable. Si votre père rêve pour vous une noble alliance, obéissez-lui.
– Ah ! vous êtes cruel !
– Oubliez-moi.
– Jamais, jamais !
– J’essaierai de vous oublier, moi, continua le faux marquis avec une émotion croissante, et si je ne le puis…
Conception poussa un cri étouffé. Et elle lui tendit spontanément les deux mains :
– Ah ! dit-elle, vous voulez donc me faire mourir en me parlant ainsi ?
Comme il pressait ses mains et les couvrait de baisers.
– Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura-t-elle, il a douté de moi…
– Conception…
– Mais vous ne savez donc pas, fit-elle avec véhémence, que le serment d’une Sallandrera est chose sacrée, et que je me suis juré d’être votre femme un jour ?
Elle se prit à fondre en larmes.
Alors Rocambole se mit à genoux devant elle, tenant toujours ses deux mains dans les siennes et ils échangèrent de nouveaux serments ; et quand, une heure après, le faux marquis sortit de l’atelier et traversa de nouveau les jardins de l’hôtel, conduit par le nègre, les deux amants s’étaient juré de fuir au bout du monde, plutôt que d’être séparés à jamais.
– C’est égal, murmura Rocambole, au moment où la porte des jardins se refermait derrière lui, je puis me flatter d’avoir fait une assez belle conquête, et mon oncle, sir Williams, a quelque raison d’être fier de moi… Lui qui était un vrai vicomte et qui avait reçu une éducation soignée n’aurait pas mieux fait. Peste ! si ce pauvre papa Nicolo, que j’ai fait raccourcir, venait de l’autre monde portant comme saint Denis sa tête à la main, il serait joliment épaté. Et la veuve Fipart, donc !
En prononçant le nom de sa mère adoptive, Rocambole tira de sa poche un bel étui en cuir de Russie dans lequel il prit un cigare pur havane :
– Une seule chose manque à ma félicité, murmura le bandit, un peu de feu !
Mais comme si le ciel eût voulu exaucer son vœu, il aperçut à une trentaine de pas, sur le boulevard des Invalides, un point lumineux qui semblait se mouvoir. C’était une lanterne d’un chiffonnier.
– Ne soyons pas fier, à deux heures du matin, pensa le faux marquis, et allons demander de la lumière à Diogène.
Il marcha droit au chiffonnier. Ce chiffonnier était une femme.
– Hé ! la mère à la hotte, lui dit Rocambole, peut-on s’allumer à votre lanterne ?
À cette voix, à ces paroles, la chiffonnière s’arrêta court et laissa tomber son crochet.
Rocambole fit trois pas encore, et le reflet de la lanterne tomba d’aplomb sur son visage.
– Ciel de Dieu ! s’écria la vieille femme d’une voix enrouée par l’abus du trois-six, c’est mon fils !
Rocambole recula.
– Oh ! je te reconnais bien, poursuivit la vieille, qui jeta son crochet et ouvrit les bras pour y presser le fringant marquis, c’est bien toi… quoique ta figure ait changé… c’est bien toi, Rocambole !
– Vous êtes folle, la vieille femme ! dit le faux marquis reprenant sa prononciation un peu anglaise.
– Folle ? non, mon fieu… t’es bien Rocambole, le fils chéri à maman Fipart…
Et la veuve Fipart, car c’était bien elle, voulut se jeter au cou de Rocambole.
Mais il la repoussa avec dédain.
– Arrière !… vieille ivrognesse, dit-il ; je ne vous ai jamais vue, et Dieu garde un homme de ma qualité…
– De quoi !… de quoi !… fit la veuve Fipart de sa voix enrouée, tu fais des manières ?… t’es donc devenu fier et ingrat ?
Rocambole sentait la sueur perler à son front. Évidemment la chiffonnière l’avait bien reconnu, et elle le reconnaîtrait encore si elle venait à le rencontrer en plein jour…
Le marquis comprit qu’il fallait capituler.
– Silence ! dit-il tout bas… veux-tu causer ?
– Ah ! tu me reconnais donc ?
– Eh ! oui, pardieu !
– Nous sommes donc toujours le petit Rocambole à maman Fipart ? continua-t-elle de son horrible voix qu’elle essaya de rendre caressante.
– Toujours.
Et Rocambole, changeant de ton, d’attitude, ne dédaigna point de se jeter dans les bras de la veuve Fipart, et de souiller ses habits élégants au contact de ses haillons. Mais en la pressant contre son cœur, le jeune homme lui dit :
– Parle bas, maman, et éteins ta lanterne.
– Pourquoi ?
– Parce que la rousse est après moi.
– Et tu es mis comme un prince.
– Ça ne fait rien.
La vieille éteignit sa lanterne.
Alors Rocambole jeta un regard défiant autour de lui. La nuit était noire, le boulevard désert.
– Viens là-bas, du côté de l’eau, nous irons nous asseoir sous le pont, continua Rocambole ; il n’y a que là que nous pourrons causer.
Et il ouvrit galamment le bras à l’horrible vieille.
– Ah ! je savais bien, murmura-t-elle avec émotion, que t’étais toujours le Rocambole à sa maman Fipart.
– Oui, oui, mais tais-toi.
Et Rocambole jetait un regard plein de défiance autour de lui, et il entraînait la chiffonnière dans une direction opposée à celle où se trouvaient sa voiture et ses gens. Il la conduisit ainsi jusqu’au pont de Passy, la fit descendre sous l’arche, et s’assit avec elle sur le chemin de halage.
Un profond silence régnait autour d’eux ; on n’entendait que le sourd clapotement de l’eau contre les piles du pont. Ils étaient plongés dans les ténèbres, tant la nuit était obscure, et à peine apercevaient-ils les réverbères lointains qui éclairent si mal les deux quais de la Seine, en aval du pont de la Concorde.
– Maintenant, dit Rocambole, tu peux larguer ton chiffon rouge.
– C’est cela, dit la vieille, jaspinons.
– Où demeures-tu ? Je suis à Paris depuis quinze jours seulement et je suis allé te chercher partout sans te trouver.
– Vrai ?
– Tiens ! cette bêtise… est-ce qu’on oublie sa maman Fipart comme ça ?
– Tu m’as oubliée pendant cinq ans.
– Ah ! dame ! c’est pas ma faute ; j’étais à l’ombre.
– Hein ?
– Ou au vert, comme tu voudras.
– Au pré ?
– Juste ! je viens de faire quatre ans de Botany-Bay, ce qui est comme la colonie des forçats anglais.
– Ah ! c’est les Anglais ?
– Oui.
– Et tu as fini ton temps ?
– J’en ai encore pour vingt-six ans. Mais je me suis donné de l’air. J’ai fait deux lieues à la nage, et un navire américain m’a pris pour matelot.
– Et tu es à Paris ?
– Depuis quinze jours.
– As-tu de l’auber ?
La mère Fipart employait, on le voit, le pur langage des prisons et des bagnes, où l’argent est appelé l’auber.
– Un peu. Je travaille avec deux pickpokets. Je me remonte. Et toi ?
– Moi, j’ai eu des malheurs. Tu vois bien que je suis chiffonnière, maintenant. Ah ! soupira la Fipart, tout ça a bien mal tourné. Il paraît que sir Williams, le capitaine, comme nous l’appelions, a perdu sa langue à la dernière bataille. Du moins, c’est ce que m’a dit Venture.
Rocambole tressaillit.
– Comment ! dit-il, tu vois Venture ?
– Souvent. Nous prenons un petit verre de temps en temps.
– Où demeures-tu ?
– À Clignancourt.
– Et lui ?
– Place Belhomme.
« Diable ! maman, pensa Rocambole, c’est une mauvaise affaire pour toi d’être en relations avec Venture et de m’avoir rencontré. »
Puis il dit tout haut :
– Eh bien ! ma vieille, j’irai te voir.
– Quand ?
– Demain.
– Bien sûr, l’enfant chéri ?
– En attendant, je vais te donner deux louis.
– Deux louis ! s’écria la veuve Fipart, qui depuis longtemps n’avait pas eu cent sous à sa disposition ; alors le roi n’est plus mon cousin.
Rocambole fit mine de fouiller dans sa poche ; mais tout en prenant deux pièces d’or, il prêtait une oreille attentive aux bruits vagues et lointains qui lui arrivaient. Puis, tandis que la veuve Fipart tendait avidement la main et recevait les deux louis, Rocambole eut un élan de tendresse :
– Chère maman ! dit-il.
Et il lui passa ses bras autour du cou en murmurant :
– Je t’adore…
– Tu m’étouffes ! dit-elle.
– C’est-à-dire que je t’étrangle ! répondit-il.
Et ses deux mains s’arrondirent autour du cou de la veuve Fipart, y formèrent un étau, serrèrent… serrèrent encore… et plus fort… La vieille essaya de se débattre, mais Rocambole avait des mains d’acier.
– Ah ! tu m’as reconnu, dit-il, et tu connais toujours Venture.
La veuve Fipart se débattit quelque temps encore, puis ses mouvements convulsifs diminuèrent par degrés et finirent par s’éteindre…
Alors Rocambole la poussa rudement et la jeta dans la Seine. Le flot noir qui passait emporta le cadavre vers les filets de Saint-Cloud, et le marquis de Chamery regagna sa voiture.