Le courrier était un homme d’environ quarante-cinq ans, grand, robuste, au teint coloré. Il entra dans l’auberge, marchant d’un pas alourdi, comme un homme qui a fait une longue trotte à cheval et perdu l’usage de la marche. Il se laissa tomber plutôt qu’il ne s’assit sur une chaise, devant la cheminée, en face de l’homme à la tapissière, qui était revenu prendre sa place. Il ôta son chapeau ciré, croisa ses grandes bottes et se plaça à l’officière sur sa chaise. Puis il regarda l’homme à la barbe rouge, qui lui avait offert de le conduire à Paris :
– Ainsi, vous avez un cheval ?
– Un normand de cinq lieues à l’heure, répondit son interlocuteur.
– Et une voiture ?
– Un amour de tapissière qu’un enfant traînerait.
– Ça me va, répéta le courrier, il y a si longtemps que j’ai un cheval dans les jambes que je commence à en avoir assez.
– Vous venez donc de bien loin ?
– De Russie.
À ce mot, on se regarda avec étonnement dans l’auberge :
– Farceur ! dit l’homme à la tapissière.
– Parole d’honneur ! répondit le courrier.
Et montrant un sac en cuir noir qu’il portait en bandoulière : – On ne croirait jamais, dit-il, que c’est pour deux méchants papiers que j’ai là que je viens de faire une pareille trotte.
– C’est donc des billets de banque ?
Et l’homme à la tapissière prit un air naïf.
Le courrier haussa les épaules.
– Oh ! non, dit-il, c’est moins et plus que ça. Ces deux chiffons sont deux lettres qui ne peuvent profiter à personne, mais que celui qui me les envoie chercher estime cher, il paraît.
– Faut que ça soit, dit la barbe rouge, pour que vous soyez allé si loin. Et se tournant vers l’aubergiste : – Donnez donc un pot de vin, dit-il, j’ai soupe à Melun, mais j’ai soif.
On servit à boire au courrier, qui offrit un verre de vin à son futur conducteur.
– Bourgeois, vint dire la servante qui remplissait les fonctions de valet d’écurie, votre cheval a mangé l’avoine.
– Est-il garni ?
– Oui.
– Eh bien ! attelle-le, la fillette.
Et il jeta cent sous sur la table pour payer sa dépense, ajoutant :
– Vous prendrez bien une tournée, courrier.
– Je veux bien.
Tandis qu’on mettait le cheval à la tapissière, le courrier et la barbe rouge avalèrent, après avoir trinqué, un grand verre d’eau-de-vie.
– Allons, venez, dit la barbe rouge, dont la voix enrouée sembla s’éclaircir au contact de cette abominable liqueur que l’ouvrier de Paris appelle chien tout pur, et si je vous mène à Paris en une heure et demie, je pense que vous serez généreux.
– Oh ! dit le courrier, c’est pas moi qui paie et je n’y regarde pas de si près. Si nous allons bon train, les deux roues de derrière feront des petits. Il y en aura quatre au lieu de deux.
– Fameux ! s’écria la barbe rouge ; nous allons filer comme un chemin de fer.
– Taisez-vous donc, le bourgeois ! exclama l’aubergiste d’un ton convaincu, ça va vous porter malheur de parler de chemin de fer chez un maître de poste. Vous pourriez verser en route.
– Bah ! allons-y gaiement, dit le courrier.
Et ils passèrent de la cuisine de l’aubergiste dans la cour, où la tapissière était attelée, son fanal allumé et placé au garde-crotte.
L’aubergiste apporta la monnaie à l’homme à la barbe rouge, le courrier monta dans la tapissière, et un vigoureux claquement de fouet se fit entendre. Le trotteur normand s’élança sur la route de Paris, rapide comme un cheval de sang.
La forêt de Sénart recommence à un quart de lieue de Lieusaint, c’est-à-dire que la route se trouve presque aussitôt engagée sous les grandes futaies et s’allonge en droite ligne vers une sorte d’obélisque placé à mi-chemin de Montgeron. En cet endroit, la grande route est rejointe par un chemin de traverse qui serpente dans la forêt et se dirige vers Brunoy.
– Vous avez l’air rudement fatigué ? dit la barbe rouge, au moment où ils sortaient de Lieusaint.
– Le fait est, répondit le courrier, que je taperai rudement de l’œil dans deux heures.
– Allongez-vous donc au fond de ma tapissière, vous pourrez dormir…
– Non pas ! dit le courrier. La forêt n’est pas sûre.
– Bah ! dit la barbe rouge, voilà dix ans que je vais de Melun à Paris et de Paris à Melun, toujours de nuit, et jamais il ne m’est rien arrivé. Je n’ai même pas un couteau sur moi.
– Moi, dit le courrier qui ouvrit son manteau, je suis plus méfiant. J’ai passé à ma ceinture les pistolets de mes fontes.
– C’est un bon porte-respect, murmura la barbe rouge en riant.
– Et qui ne protège plus grand-chose. Mon argent s’est accroché un peu partout en route. Je n’ai plus que 12 francs sur moi.
– Oh ! dit la barbe rouge, si on voulait vous assassiner, ça ne ferait rien. L’année dernière, à Paris, on a étranglé un homme pour trente sous.
– Ça n’est pas cher.
Et le courrier se mit à rire.
– Regardez-moi, ajouta-t-il, quoique las, je suis encore homme à bien vendre ma peau et mes 12 francs.
– Dame ! fit la barbe rouge, si je n’étais pas Thomas Fichu, de Melun, un brave homme de fruitier qui n’a jamais touché au beurre d’autrui et que je fusse, au contraire, un sacripant, j’y regarderais encore à deux fois avant de vous entreprendre, quand bien même vous n’auriez pas ces deux jolis flageolets-là.
Ces mots furent prononcés avec un tel accent de franchise et de naïve admiration pour sa belle stature, que l’amour-propre du courrier en fut flatté.
– Pour ce qui est de ça, dit-il, je suis un homme solide et bien certainement, mon petit, ce n’est pas vous qui me pèseriez lourd dans la main.
– Ça c’est vrai, murmura le fruitier avec humilité.
Et il allongea un coup de fouet à son cheval, qui cependant marchait un train d’enfer, à ce point que cette voiture, courant, par une nuit obscure, à travers la forêt, avec son fanal qui projetait en passant une lueur rougeâtre sur les arbres des deux côtés de la route, avait un aspect réellement fantastique.
– Que diable peut-on vouloir faire de ces deux chiffons de papier dont vous parliez à l’auberge, reprit la barbe rouge, qu’on vous ait envoyé les chercher si loin ?
– C’est rapport à un mariage.
– Un contrat de mariage ?
– Non ; mais il paraît que ces deux lettres, car ce sont des lettres, et qui ne sont pas d’hier, je vous assure, à ce que m’a assuré le valet de chambre…
– Quel valet de chambre ?
– Celui du seigneur russe qui les avait en sa possession, et qui m’a conté ça ; il paraît que ces deux lettres doivent faire faire un mariage à la personne.
– Ah !…
– Mais, dit le courrier, ce ne sont pas mes affaires, après tout.
– Tonnerre !… s’écria la barbe rouge, interrompant brusquement le courrier, voilà mon fanal éteint.
En effet, la bougie de l’unique lanterne venait de s’éteindre, faute d’aliment, et la tapissière était retombée dans l’obscurité.
Et le fruitier arrêta son cheval et sauta en bas de sa voiture. Puis il ouvrit la lanterne, démonta la virole, et s’écria :
– Eh bien ! nous voilà propres, par la nuit qu’il fait, il n’y a plus de bougie, et si ma bourgeoise n’en a pas mis dans le coffre, nous aurons de la chance…
En parlant ainsi, la barbe rouge tira des allumettes de sa poche, en frotta une contre son pantalon, et dit au courrier :
– Tenez, levez-vous un peu, soulevez le coussin, ouvrez le coffre et regardez dedans.
Le courrier se leva, tourna le dos au garde-crotte, enleva d’une main le coussin et prit, tenant l’allumette au bout de ses doigts, le petit morceau de cuir qui servait à soulever le dessus du caisson. Puis il se baissa, s’agenouillant à demi, et pencha sa tête pour voir, à la lueur de l’allumette, si, en effet, le coffre renfermait le moindre vestige de bougie. Mais au même instant, et avec la légèreté d’un chat, le fruitier s’élança sur le marche-pied de la tapissière, posa une main robuste sur le cou du malheureux courrier et, lui assujétissant la tête sur le caisson :
– Je crois, dit-il, que l’aubergiste avait raison. Le mot de chemin de fer porte malheur.
Et il lui enfonça un poignard jusqu’au manche dans la clavicule. Par excès de précaution, le coup porté, la main du fruitier avait lâché le manche du stylet et saisi un pistolet qu’il avait tout armé dans sa blouse. Mais c’était inutile. Le courrier était mort sans pousser un cri, sans exhaler un soupir, sans faire un mouvement. Il avait été foudroyé.
– Je savais bien, murmura la barbe rouge, continuant son rôle de fruitier par une comparaison empruntée à sa profession, qu’en cet endroit-là on entrait comme dans du beurre.
Et il releva le corps accroupi et le plaça droit, le dos appuyé contre le siège, afin d’empêcher l’hémorragie. Puis il reprit les rênes, lança de nouveau son cheval à travers les ténèbres, et continua sa route, emportant le cadavre du courrier.
Mais arrivé en cet endroit où le chemin de Brunoy traverse la grande route, et malgré les ténèbres, il tourna brusquement à droite et s’engagea dans la forêt.
– J’ai chassé par ici l’hiver dernier, se dit-il, et je sais un four à chaux qui va me donner un coup de main pour rendre l’identité de mon homme difficile à constater.
Tout en marchant, le prétendu fruitier déshabilla le courrier des pieds à la tête, ne lui laissant pas même sa chemise. Dix minutes après, il arrêta son véhicule, chargea le cadavre sur ses épaules, mit pied à terre, et s’enfonça dans le bois avec son lourd fardeau. Il y avait en effet, à trente pas du chemin, un four à chaux récemment éteint et dont le contenu fumait encore. Le fruitier y déposa le cadavre en ayant bien soin de le placer sur le ventre, de façon que le visage fût en contact avec l’élément destructeur.
– Et dire, fit-il en riant, que les dernières paroles du pauvre diable étaient qu’il m’assommerait d’un coup de poing. Pauvre homme !…
Après cette oraison funèbre assez laconique, le fruitier retourna à sa voiture, tira une bougie de sa poche, ralluma sa lanterne, et la retirant de sa douille, il examina attentivement la tapissière pour voir si elle n’était pas tachée de sang. Ensuite, il fit subir à ses mains, à sa blouse, à ses vêtements, la même inspection.
– Ma parole d’honneur ! dit-il, ce petit poignard est mince comme une aiguille et l’épanchement se produit toujours en dedans. Il n’y a pas dix gouttes de sang, et le médecin qui visitera le cadavre pourra dire, à première vue, qu’il est mort d’une apoplexie.
En même temps, l’homme à la barbe rouge faisait, des vêtements du courrier, un paquet au fond duquel il plaçait une grosse pierre ramassée dans le chemin, et le nouait solidement à une corde. Il en exceptait, bien entendu, le sac de cuir renfermant les précieuses dépêches. Puis il faisait siffler son fouet, tournait bride et reprenait la route de Paris.
En moins d’une heure il eut dépassé Montgeron et Villeneuve-Saint-Georges. Vingt minutes après, en passant sur le pont de Charenton, il laissait tomber dans la Marne les habits du courrier, auxquels la pierre donnait une pesanteur énorme, et qui allèrent au fond sur-le-champ. Vingt minutes après, il arrivait à la barrière et s’arrêtait en dehors du mur d’enceinte, dans la cour d’une auberge fréquentée par les rouliers et les marchands de fourrages, enveloppé dans le manteau du courrier. Il était alors un peu plus de minuit.
– Soignez mon cheval, il en a besoin, dit-il au garçon d’écurie qui était accouru lui ouvrir, et attendez-moi ; je vais jusqu’à l’octroi, où le propre frère de ma femme est employé, et je pense qu’il est de service cette nuit.
Et le fruitier abandonna cheval et tapissière, se dirigea vers la maison d’octroi, et au lieu de demander des nouvelles de son prétendu beau-frère, il franchit la barrière et entra dans Paris, où il se perdit bientôt parmi la foule attardée des faubourgs revenant du spectacle.
Douze heures après, environ, c’est-à-dire vers midi, le lendemain, M. le marquis Frédéric-Albert-Honoré de Chamery monta chez sir Williams.
– Bonjour, mon oncle, lui dit-il ; as-tu bien dormi cette nuit.
– Non, fit l’aveugle en secouant la tête et manifestant une sorte de joie en entendant la voix de Rocambole.
– Tu étais inquiet, je parie ?
– Oui.
– Beaucoup ?
– Oui, oui, fit de la tête l’aveugle.
– Le fait est, dit Rocambole, que tu m’as fait faire une assez vilaine besogne, mon oncle.
Un sourire glissa sur les lèvres muettes de sir Williams.
– Tu oublies trop que je suis le marquis de Chamery, gentilhomme de bonne roche, dont la loyauté est bien connue.
Le sourire de sir Williams s’élargit outre mesure à ces mots.
– Et tu dois bien penser qu’il m’en a coûté un peu…
L’aveugle souriait toujours.
– J’ai joué un rôle ignoble, poursuivit Rocambole, un rôle de goujat. Le marquis de Chamery, un lion, un sportsman, un grand d’Espagne futur, a voyagé en tapissière, il a soupé avec un aubergiste, une fille de cuisine et un valet de charrue… pouah !
Sir Williams se tordait de rire dans son fauteuil.
Rocambole continua :
– J’ai bu de l’eau-de-vie de pommes de terre avec un courrier, je lui ai parlé de ma femme, fruitière à Melun…
Sir Williams interrompit Rocambole d’un geste, prit son ardoise et écrivit :
– Enfin, as-tu le portefeuille ?
– Parbleu !
– Et les deux pièces ?
– Parfaitement. Les voici.
– Et tu as tué le courrier ?
– Net.
– D’un coup de pistolet ?
– Fi donc, ça fait du bruit… je lui ai planté mon stylet dans la clavicule.
– Bravo !…
– Il est mort sans rien dire, sans crier gare, comme un spectateur s’endort à l’Odéon.
Et Rocambole raconta de point en point l’assassinat de la forêt de Sénart.
– Tiens, dit-il en terminant, je te parie que dans trois jours les gazettes judiciaires contiennent le fait suivant :
« Un crime épouvantable a été commis ces jours derniers dans la forêt de Sénart. On a retrouvé dans un four à chaux le cadavre nu d’un homme complètement défiguré. Il était couché sur le ventre, etc., et l’on a cru d’abord à un accident. Mais l’autopsie est bientôt venue attester le plus odieux des crimes.
« Cet homme a été frappé d’un coup de poignard ; la mort a dû être instantanée.
« Aucune valeur n’ayant été trouvée sur lui, il est évident que le vol a été le mobile de l’assassinat.
« Quel est cet homme ?
« Voilà ce qu’on ne peut dire encore ; mais espérons que la clairvoyance de la justice, etc., etc.
Sir Williams souriait en écoutant Rocambole.
Ce dernier tira de sa poche les deux pièces venues d’Odessa.
– Avant de les brûler, dit-il, je vais t’en donner lecture, si tu veux.
L’aveugle fit un signe de tête affirmatif, et Rocambole lut.
Mais quand il eut fini, la main gauche de l’aveugle lui saisit le bras, tandis que la droite écrivait sur l’ardoise.
– Il faut bien se garder de rien brûler.
Rocambole fit un geste d’étonnement. Mais l’aveugle souligna sa phrase tout entière, et sa physionomie hideuse revêtit sur-le-champ une expression des plus énergiques. Sir Williams ne voulait pas qu’on brûlât les preuves de la parenté existant entre M. de Château-Mailly et le duc de Sallandrera.