XII

Me Rossignol avait, grâce aux avances de la demoiselle Brunot, considérablement modifié son enveloppe et dépouillé son habit graisseux et montrant la corde, son chapeau aux bords rougis et ses chaussures éculées. Le petit homme était mis comme un avocat sérieux qui se fait cent mille francs par an au Palais. Il avait un bel habit tout neuf, du linge blanc, une belle cravate bien empesée et des bottes vernies sous un pantalon de casimir noir. Le cuistre portait, comme toujours, son ample portefeuille sous le bras, mais il avait des gants et s’appuyait sur un jonc à pomme d’or. Derrière ses lunettes, ses petits yeux brillaient d’une joie méchante – et il salua la marquise d’une façon dégagée qui donna envie à Fabien de le jeter par la fenêtre.

– Que peut nous vouloir cet oiseau de mauvais augure ? pensa le vicomte.

– Madame la marquise de Chamery ? demanda Me Rossignol.

– C’est moi, répondit la marquise en l’invitant à s’asseoir. Que puis-je pour vous ? ajouta-t-elle avec le ton poli et l’aisance de la grande dame.

– Madame la marquise, répondit le drôle, je suis l’avocat de M. le baron de Chamery-Chameroy, votre cousin, et de madame la baronne de Chamery-Chameroy, votre cousine…

Il appuya sur ces derniers mots avec une désobligeance marquée.

– Continuez, monsieur ! fit la marquise avec hauteur.

Me Rossignol poursuivit :

– Avant d’entreprendre un procès où vous perdrez bien certainement votre fortune entière, M. le baron de Chamery-Chameroy, mon client, a cru convenable de vous faire proposer une transaction…

– Un procès… une transaction… ma fortune ? murmura madame de Chamery au comble de l’étonnement.

Et se tournant vers Fabien :

– Je crois, dit-elle, que cet homme est fou.

– Pardon, ricana Me Rossignol avec insolence, vous allez bien voir le contraire !

Un moment il prit fantaisie à Fabien de saisir Me Rossignol par le bras, d’appeler deux laquais et de le faire mettre à la porte, mais il se contint.

– Oui, madame, continua l’homme d’affaires en se carrant dans son fauteuil, tandis que madame de Chamery le regardait avec stupeur, si ce procès s’entame vous le perdrez, et la perte de ce procès, c’est la ruine entière, totale, absolue de mademoiselle Blanche.

– Monsieur, interrompit la marquise avec dignité, je n’ai jamais entendu nommer ma fille par son prénom devant moi, et par un inconnu que j’ai tout lieu de croire fou.

– Mille excuses, dit Rossignol, c’est mademoiselle de Chamery que je voulais dire ; mais ça ne fait rien, vous allez voir.

Fabien, jusque-là immobile et muet, se trouva alors à bout de patience. Il vint à Rossignol et le toisa des pieds à la tête.

– Monsieur, lui dit-il d’un ton sec, veuillez vous expliquer nettement et surtout plus respectueusement.

M. Rossignol supporta le regard irrité de Fabien.

– Pardon, lui dit-il, mais je ne vous connais pas et ce n’est pas à vous…

– Insolent !

– Monsieur, dit sans se déconcerter Me Rossignol, je n’ai pas l’honneur de vous connaître.

– Attendez, répondit Fabien, je vais vous dire qui je suis.

– Voyons ? dit ironiquement le misérable, tandis que la marquise demeurait pétrifiée de tant d’audace.

– Je suis le vicomte Fabien d’Asmolles ; j’épouse dans un mois mademoiselle Blanche de Chamery, et je vais vous faire jeter par la fenêtre, répondit Fabien.

– Faites, dit Me Rossignol avec tranquillité, mais vous aurez ruiné votre fiancée…

Et, dans cette réponse, cet homme mit une telle assurance, une telle conviction, que Fabien tressaillit et réprima sur-le-champ son irritation.

– Parlez, dit-il, je vous écoute.

– Ah ! fit le cuistre, à la bonne heure, on pourra s’expliquer.

Et quelque dégoût qu’il leur inspirât, la marquise et Fabien s’étant résignés à l’entendre, tous deux gardèrent le silence.

– Madame la marquise, reprit alors Me Rossignol, M. le baron de Chamery-Chameroy a épousé ce matin votre cousine…

– Pardon, monsieur, interrompit madame de Chamery avec dignité, je n’ai jamais reconnu cette parenté que vous établissez entre la demoiselle Andrée Brunot et moi.

– Soit, dit Me Rossignol. Cela ne fait rien à l’affaire. Le baron a donc épousé ce matin mademoiselle de Chamery…

– Brunot, rectifia la marquise.

– Va pour Brunot. Mademoiselle Andrée Brunot a apporté en dot à M. le baron dix-neuf mille livres de rente et un testament…

– Un testament ? s’exclama Fabien.

– Un testament de M. le chevalier de Chamery, oncle de M. le marquis Hector de Chamery, dont vous avez hérité. Et voici la copie de ce testament.

Alors tandis que l’étonnement de la marquise et de Fabien allait croissant, Me Rossignol tira une liasse de papiers de son portefeuille, chercha parmi eux la copie du testament et la lut tout haut.

Madame de Chamery n’avait jamais eu connaissance de l’existence de cette pièce. Elle pouvait donc, jusqu’à un certain point, la croire fausse. En second lieu, elle savait que son fils vivait, et, par conséquent, l’existence de son fils annulait et réduisait à néant ce testament, fût-il de quelque valeur.

Et cependant, cette lecture fit une telle impression sur sa nature maladive, sur son organisation délicate et nerveuse, qu’elle faillit s’évanouir et jeta un cri.

Fabien la soutint dans ses bras.

– Or donc, continua Me Rossignol pressé de poser des conclusions, et sans égard pour la défaillance de la marquise ; or donc M. Albert-Frédéric-Honoré de Chamery étant mort…

Ce mot produisit un effet sublime sur la marquise.

– Mort ! dit-elle ; vous prétendez que mon fils est mort ?

Et elle se dressa échevelée, l’œil en feu, les lèvres crispées, et regarda cet homme comme s’il eût été le meurtrier de son fils.

– Qui vous l’a dit ? comment le savez-vous ?…

– Dame ! ricana Me Rossignol un peu intimidé et jugeant prudent de ne pas aller plus loin, depuis dix-huit années, ce me semble…

Mais, à ces derniers mots, un cri de joie s’échappa de la poitrine de la marquise, elle retomba brisée, mais triomphante, dans les bras de Fabien.

– Ah ! dit-elle à ce dernier, chassez donc cet homme, Fabien, chassez-le… ; il ne sait pas que mon fils n’est pas mort, que mon fils va venir, que nous l’attendons !

– Pauvre femme ! murmura Me Rossignol, qui crut à un accès de folie, c’est la douleur qui l’égaré.

Mais en ce moment la porte s’ouvrit, et Blanche de Chamery entra.

– Maman ! maman ! disait-elle, une lettre de Londres, une lettre avec le cachet de l’amirauté.

Ces derniers mots rendirent à la marquise une énergie factice.

Une fois encore elle se releva, jeta un regard de mépris et de triomphe à l’émissaire de mademoiselle Andrée Brunot, et lui dit :

– Tenez ! tenez ! voilà des nouvelles de mon fils… Vous allez bien voir qu’il n’est pas mort.

Elle s’empara de la lettre que lui apportait Blanche.

Puis, au moment de rompre le cachet, elle se prit à trembler ; elle hésita ; son cœur battit :

– Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura-t-elle, mon Dieu ! je n’ose pas.

Fabien lui prit la lettre des mains et l’ouvrit.

Cette lettre était signée d’un commissaire de l’amirauté.

Fabien la parcourut d’abord rapidement, puis son front plissé par l’inquiétude se dérida soudain :

– Albert est arrivé à Londres, dit-il.

Cette phrase fit jaillir un cri de joie des lèvres de la marquise et de celles de sa fille. En même temps Me Rossignol se sentit fort mal à son aise.

Un moment même il songea à gagner tout doucement la porte.

Mais Fabien, qui devina cette intention en le voyant se lever, l’arrêta d’un regard.

– Attendez donc, monsieur, dit-il, ne faut-il pas que M. le baron de Chamery, votre client, sache à quoi s’en tenir ?

La lettre émanée de l’amirauté, et dans laquelle Fabien n’avait vu qu’une chose, c’est-à-dire l’arrivée à Londres de M. Albert de Chamery, était conçue dans les termes suivants :

« Madame la marquise,

« Chargé par lord… de rechercher dans les archives et les correspondances de l’Amirauté les renseignements que vous lui demandiez relativement à M. votre fils, je m’empresse de vous les transmettre.

« M. le marquis Albert-Frédéric-Honoré de Chamery a donné sa démission d’enseigne de la marine anglaise au service de la Compagnie des Indes, le 8 avril de l’année dernière.

« Cette démission, adressée au conseil de l’Amirauté, a été acceptée.

« La nouvelle en est parvenue à M. de Chamery, qui s’est embarqué sur-le-champ pour l’Europe à bord d’un brick de commerce. M. de Chamery est arrivé à Londres le 5 novembre de la même année, et s’est présenté, si j’en crois les registres de l’Amirauté, le même jour, dans les bureaux de la marine, où ses papiers ont été visés. »

– Mon Dieu ! interrompit la marquise, le 5 novembre ! et nous sommes en février… Il a donc mis quatre mois à venir de Londres à Paris ?

– C’est étrange, en effet, murmura Fabien.

Et il poursuivit :

« M. de Chamery a dû s’embarquer pour la France à bord d’un navire français, la Mouette. »

– La Mouette ! dit Rossignol, le brick la Mouette !

– Eh bien ! fit M. d’Asmolles, après ?

– Mais alors, s’écria Rossignol avec une joie impudente et sauvage, mais alors, s’il s’est embarqué sur la Mouette, il est mort, votre fils… La Mouette s’est perdue corps et biens, il y a trois mois, en allant de Liverpool au Havre.

Madame de Chamery poussa un cri et tomba inanimée dans les bras de sa fille.

Le misérable l’avait frappée à mort.

Ce qui se passa alors est impossible à redire. D’une part, on vit Blanche de Chamery, éperdue, soutenir sa mère et appeler au secours en se suspendant au cordon d’une sonnette. De l’autre, Fabien d’Asmolles, qui s’était précipité sur Rossignol et l’avait saisi à la gorge :

– Ah ! misérable ! dit-il avec la rage du désespoir, misérable ! tu viens de tuer madame de Chamery et tu mérites l’échafaud, assassin !

– Lâchez-moi ! hurla Rossignol, je soutiens ce que j’ai dit, la Mouette s’est perdue corps et biens… Personne n’a échappé, entendez-vous ? personne. Et mon client, M. le baron de Chamery, gagnera son procès… Vous verrez comment je me nomme…

Rossignol n’acheva pas.

Au coup de sonnette de Blanche, plusieurs domestiques accoururent.

Fabien leur jeta l’homme de chicane, qui se débattait en hurlant.

– Emportez cet homme, ordonna-t-il, emportez-le et rouez-le de coups ! Faites-le périr sous le bâton, il vient de tuer votre maîtresse !

Deux laquais se ruèrent sur Rossignol, l’étreignirent, lui mirent la main sur la bouche et le saisirent à la gorge pour étouffer ses cris. Puis ils allaient l’entraîner et obéir à la lettre aux ordres de Fabien, tandis que les autres serviteurs s’empressaient auprès de madame de Chamery évanouie, lorsqu’un nouveau personnage se montra tout à coup sur le seuil.

C’était un jeune homme. Un jeune homme de vingt-huit ans environ, grand, mince, aux cheveux blonds, au teint légèrement bruni par le soleil des tropiques. Il portait l’uniforme de petite tenue de la marine anglaise, et malgré le trouble extraordinaire où ils étaient tous les deux, Blanche et Fabien, à la vue de cet uniforme, étouffèrent une exclamation de surprise et comme un cri d’angoisse et de joie en même temps.

N’était-ce point là cet homme dont à l’heure même Rossignol venait d’annoncer la mort et qui apparaissait comme un fantôme pour lui donner un démenti ?

Ce jeune homme s’arrêta gravement sur le seuil et regarda Rossignol.

– Est-ce là cet homme, dit-il, qui prétend que tous les passagers de la Mouette sont morts ?

– Oui, tous… balbutia Rossignol d’une voix étranglée.

– Excepté moi, Albert-Frédéric-Honoré de Chamery, dit le jeune homme.

Deux cris de joie, une exclamation de rage et d’effroi, retentirent en même temps.

Fabien et Blanche s’étaient élancés vers le marin. Rossignol voulait fuir.

– Chamery, mon frère ! dit alors Fabien d’Asmolles, cet homme vient de tuer votre mère.

Le marin se précipita dans la chambre voisine, où déjà Blanche l’avait précédé.

– Ma mère ! ma mère ! murmura-t-il.

Madame de Chamery était toujours évanouie.

On envoya chercher un médecin.

Le médecin accourut, lui prodigua ses soins, la fit revenir à elle.

Mais, ainsi que l’avait dit Fabien, Rossignol avait frappé à mort cette organisation frêle et maladive déjà.

La marquise, ayant repris ses sens, promena un regard égaré autour d’elle, un regard brillant de fièvre et de délire, et elle ne reconnut ni Blanche, ni Fabien, ni ce fils plein de jeunesse et de vie pour lequel elle mourait. Elle les regarda en riant, et le délire la prit, un délire qui dura plusieurs heures et ne fit place qu’à une sorte de torpeur et d’insensibilité qui ne lui permit pas de reconnaître son fils…

– Madame la marquise, dirent les médecins appelés, ne passera pas la nuit.

Vers trois heures du matin, madame de Chamery mourut sans avoir recouvré la raison et put bénir Fabien, sa fille et le jeune marin agenouillés, en pleurs, au pied de son lit.

À quarante-huit heures de là, deux hommes, se tenant par la main, silencieux et graves, revenaient à pied du cimetière du Sud, où ils avaient conduit madame la marquise de Chamery à sa dernière demeure, dans un caveau de famille.

C’étaient le vicomte Fabien d’Asmolles et ce jeune homme arrivé pour recueillir le dernier souffle de celle qu’il disait être sa mère.

Ils descendirent ainsi les hauteurs de Montparnasse jusqu’à la rue de Verneuil. Mais là, le marin regarda fixement Fabien.

– Mon ami, mon frère, car tu le seras, Fabien, dit-il d’une voix affectueuse, et tu feras le bonheur de notre Blanche bien-aimée…

– Oh ! oui, murmura Fabien ému.

– Eh bien ! continua le marin, tu vas m’accompagner… il me reste un dernier devoir à remplir.

Fabien tressaillit.

– Il est un homme, poursuivit le compagnon de Fabien, un gentilhomme sans honneur, qui, non content de prostituer son nom à une fille perdue, a épousé les rancunes de cette fille, sa haine de notre maison, et cet homme a tué notre mère.

– C’est vrai, dit Fabien.

– Cet homme, je vais le tuer.

– Soit ! fit simplement le vicomte.

Et tous deux se rendirent rue Saint-Florentin, où le baron de Chamery-Chameroy s’était installé après son mariage, peu soucieux de savoir d’où provenait le luxueux mobilier de mademoiselle Andrée Brunot.

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